Le Cavalier Fortune

Chapitre 27Où Fortune agit avec magnanimité.

Il y a les réjouissances annuelles etréglementaires : la fête du souverain, la promenade solennelledu bœuf gras et autres anniversaires, attendus impatiemment par lesenfants, petits et grands.

Il y a encore les aubaines, les mariages deprinces, funérailles illustres, et ce drame si cher auxincontinent, de la curiosité parisienne, ce drame silencieux etsangle qui se joue la nuit avec, l’échafaud pour théâtre, entre uncondamné et le bourreau.

On exige beaucoup de ces représentationsannoncées. Il faut que le feu d’artifice soit beau, la processionbrillante, le char funèbre brillamment empanaché ; on seplaint si les cierges manquent, ou les pétards, ou lesmasques ; on se plaint encore si l’homme de la roue, de lacorde ou de la guillotine, selon les temps, n’a pas suffisammentrépété son rôle, s’il ne déchire pas les chairs couramment, s’iln’étrangle pas sans accroc, s’il ne coupe pas la tête avecaisance.

Au contraire, Paris ne demande rien à cesspectacles que la clémence du hasard lui renvoie pour rompre letrain monotone de son oisiveté ou de ses labeurs, à cette comédiefortuite et inespérée qui lui barre tout à coup le chemin, à cesimpromptus de la place publique ou de la rue auxquels soninsatiable besoin de distinction prodigue chaque jour le rire ou lapitié.

Paris est alors comme ces convives faciles quipartagent avec bonne humeur la fortune du pot. Il se contente d’unfeu de cheminée, d’une femme qui tombe par la fenêtre, d’un chienaccusé de rage, et même d’un fou qui marche en gesticulant toutseul.

Un malheureux affaissé au coin d’une borne luisuffit, parce qu’il discutera longuement la question de savoir sile pauvre diable se meurt pour avoir trop bu ou pour n’avoir pointassez mangé.

Je l’ai vu s’ameuter de tout son cœur (tandisque le rentier épouvanté fermait sa porte à double tour) poursuivre de toit en toit le serin envolé de la petite ouvrière, oupour provoquer sur la corniche le perroquet fugitif de Mme lamarquise.

Mais ce qui affriande surtout Paris, ce qui lemet en liesse complète, c’est la belle et bonne bagarre, ce sontles coups de poing généreusement échangés dans le ruisseau ;les bosses au front, les yeux pochés, les vestes déchirées, lescoiffes arrachées.

Car, en toutes choses, l’élément féminin faittoujours bien.

Et si la Providence veut que la femme ait ledessus contre un comique traditionnel, comme le sont, par exemple,les perruquiers, les apothicaires et les concierges, ou bien si lebattu appartient à l’une de ces catégories que Paris détested’instinct, les sergents de ville, les recors et les gendarmes, lajoie publique peut et doit arriver au comble de l’ivresse.

Tel était ici le cas. Sur le pavé comme auxfenêtres, deux mille personnes se tordaient dans les convulsionsd’un fou rire, parce que la bataille avait lieu entre une Picardeet un exempt, et parce que l’exempt était rossé par la Picarde.

Dès le commencement du tournoi, une dizaine dejuges de camp, garçons bouchers, mitrons ou compagnons de jurandes,s’étaient chargés de faire le cercle et de maintenir le combat dansdes conditions honorables. L’exempt n’y allait pas de boncœur ; il se défendait mollement et prenait chasse de temps entemps autour du carrosse, dont le cocher immobile présentaitl’image de la plus haute impartialité.

Un instant avant l’apparition de Fortune, laPicarde avait soulevé des tonnerres d’applaudissements en déchirantdu haut en bas sa jupe, qui la gênait pour courir.

Elle était, cette brave fille, d’une agilitéextraordinaire, et en un moment où l’exempt s’abritait derrièrel’attelage, elle avait franchi les deux chevaux par un tour devoltige exécuté à miracle.

C’était alors que le malheureux homme depolice, se voyant acculé, avait, d’un geste peut-être involontairedégainé son épée.

Autre tonnerre, mais, cette fois, tonnerre dehuées.

L’épée avait été brisée sur le genou d’ungarçon ; boucher, et désormais les deux champions étaientétroitement aux prises.

L’exempt avait retrouvé du courage tout aufond de l’impossibilité où il était de fuir ; il gardait bonpied, bon œil en définitive, ce n’était pas un adversaire àdédaigner ; mais il y avait un diable dans le corps de cettePicarde. Ses bras et ses jambes frappaient tout à la fois ;elle semblait avoir inventé ce bel art, une des gloires de notreère moderne, que tous les peuples civilisés connaissent sous le nomde boxe française.

L’exempt étourdi par ce déluge de coups,cherchait surtout à la saisir ; mais chaque fois qu’ils’élançait, refermant les bras et croyant la tenir enfin, iln’embrassait que du vent, et la terrible Picarde faisait tomber surson crâne comme un véritable déluge de coups de poing.

– La mule du pape ! dit Fortune, dont lepremier regard jugea le triste état de l’exempt, elle va mettremonsieur mon frère en capilotade !

– Assez ! assez ! criaient en cemoment des fenêtres quelques femmes compatissantes.

– La paix ! répondirent les juges ducamp : la brave fille venge son honneur que le rat de police avoulu lui ravir. Hardi, la Picarde ! travaille monenfant !

La Picarde travaillait. Elle avait commencé enriant, mais elle s’acharnait maintenant à la besogne et le sang luivenait aux yeux.

Fortune traversa le cercle, appuyé sur sacanne à pomme d’or. Il était en pleine lumière ; tout le mondele regardait et un murmure sourd s’éleva parmi la foule.

Tout Paris, les petits et les grands, lespauvres et les riches, connaissaient cette figure légendaire.

Le nom de Richelieu vola de bouche enbouche.

Seul, le garçon boucher, qui était le plusprès de lui et qui avait la vue basse peut-être, ne sut pas à quiil avait affaire. Il le prit par la basque de son habit sans aucunefaçon et voulut le faire reculer.

Fortune se retourna paisiblement et lui brisason jonc sur la tête.

Il y eut un grand silence, et nous sommesforcés de l’avouer, tout le monde trouva que M. le duc avaitraison.

Les camarades du garçon boucher, qui tenait satête à deux mains, lui dirent :

– Tu n’avais donc par reconnu M. leduc ?

Et ce bon garçon lui-même murmura en se tirantune mèche de cheveux :

– Monsieur le duc, je ne vous avais pasreconnu.

En ce moment, l’exempt, qui était aux abois,submergé par un véritable déluge de soufflets, de bourrades et deruades, tomba sur ses genoux, mais sans demander grâce.

La vindicative Picarde s’élança sur lui et lesaisit aux cheveux.

Fortune prit la Picarde à bras-le-corps parderrière :

– Pas de mauvais coup ! cria-t-on de touscôtés ; prends garde, ma commère, c’est M. le duc.

Ceci n’eût pas arrêté la Picarde, mais Fortunelui dit en même temps à l’oreille !

– Corbac ! mon prince, il n’en peut plus.Vous en avez fait assez pour un portefaix, mais trois fois troppour un gentilhomme.

La prétendue Picarde se retourna et le regardad’un air ébahi.

– Croyez-vous, cavalier ? murmura-t-elle.Par morbleu, vous avez bien fait de venir ; car j’ai idée quej’allais l’étrangler !

Le cercle, cependant, s’était rétréci, et leslueurs de toutes les lanternes se dirigeaient vers le visage deFortune.

C’était là un dénouement inattendu, curieux,une péripétie de choix : le hasard comblait, cette nuit, lesbadauds du quartier Saint-Antoine, et quand même la Picarde eûtassommé tout à fait l’exempt, la foule n’aura pas eu tant deplaisir.

On s’en donnait à cœur joie de regarder cebrillant duc de Richelieu, que personne n’avait jamais vu de siprès, quelques-uns, tournant les yeux vers le malheureux homme depolice, toujours agenouillé sur le parterre, commençaient àremarquer la ressemblance qui existe entre lui et son sauveur.

– Eh bien ! bonhomme, lui dit Fortuneavec bonté, tu peux te relever si tu veux et rentrer dans toncarrosse de louage. Que ceci te serve de leçon ; les maraudscomme toi sont battus quand ils essayent de singer les gens dequalité comme nous.

La foule applaudit cette morale. La Bastille,qui regardait tout cela de loin, avait encore soixante ans àvivre.

Le vrai duc de Richelieu se mit sur ses piedsen chancelant, et leva enfin ses yeux gonflés sur Fortune.

C’était un esprit fort, mais comme presquetous ceux qui ne veulent plus croire en Dieu, il étaitsuperstitieux jusqu’à l’enfantillage.

La vue de Fortune couvert de ses habits de laveille lui fit le même effet que s’il se fût aperçu lui-même dansune glace.

Et comme il n’y avait pas de glace, il passases deux mains Manchettes et tremblantes sur ses yeux éblouis.

– Qui êtes-vous ? balbutia-t-il, en proieà une risible terreur.

Fortune le regarda du haut en bas.

– Ah ça ! dit-il, qui es-tutoi-même ? j’entends conter depuis quatre ou cinq jours cettebourde d’un croquant, allant et venant dans Paris, qui al’impertinence de me ressembler trait pour trait.

La foule ponctua cette interpellation par unbruyant murmure. Elle s’amusait mille fois mieux qu’à la fête duroi.

– On a été jusqu’à me faire entendre,poursuivit Fortune, que le susdit maraud pourrait bien être unbâtard de monsieur mon père : Personne n’est à l’abri de cela.Si la chose est vraie, mon garçon, je te défends de rester dans lapolice. Viens me voir demain matin ; je t’achèterai unelieutenance dans un régiment partant pour les Indes, et tu iras tefaire tuer proprement loin d’ici.

Il pirouetta sur ses talons et le vrai duc,qui avait l’air d’un homme ivre, franchit le marchepied de savoiture au milieu des cris de la foule.

La foule lui reprochait de ne pas savoir direseulement : « Grand merci. »

Le carrosse s’ébranla. Dix minutes après, lesderniers curieux qui quittaient la place, étonnés de voir, al’entrée de la cour de Guéménée, M. le duc de Richelieu et laPicarde en grande conférence et se tenant les côtes à force derire. L’entente familière qui s’était établie tout à coup entremonsieur le duc et la Picarde était faite assurément pour tenir enhaleine la curiosité des badauds. Mais M. le duc de Richelieuavait fait un geste de la main en disant :

– Rentrez chez vous, bonnes gens ; etmalgré la grande envie que chacun avait de savoir, tout le mondes’était retiré.

Marton regardait Fortune à la lueur duréverbère voisin et disait avec conviction :

– Si vous vouliez, cavalier, Paris serait bienembarrassé de savoir lequel de vous ou de l’autre est le vraiRichelieu. Les poings me démangent en vous regardant :

– Corbac ! c’est de la goinfrerie,s’écria Fortune. : Vous l’avez battu à plate couture. Avait-ilpénétré auprès de notre belle Aldée ?

– Jamais ! Vers sept heures du soir, on asonné à la porte de l’escalier. C’était un petit homme qui arrivaitavec un grand chien et qui n’avait pas l’air très assuré.

– Il vous a dit : « L’heure estvenue. », interrompit Fortune.

– Juste ! et il demanda la pâtée pour luiet pour sa bête, ajoutant qu’il était de vos amis. Muguette aemmené Aldée dans la chambre de la vieille dame, et je suis restéseul en face de l’armoire mystérieuse.

« Il faut vous dire, interrompit iciCourtenay, que Mlle de Bourbon avait été agitée tout le soir etqu’elle avait contraint cette chère petite Muguette à lui passerune robe blanche. Elle avait voulu aussi des fleurs dans sescheveux.

Ah ! cavalier, nous aurons bien de lapeine avec la pauvre Aldée, mais, sur ma foi, son malheur ne faitqu’augmenter ma tendresse.

Fortune lui serra la main silencieusement.Courtenay reprit :

– Elle a chanté, elle a dansé, et les larmesme venaient aux yeux en la voyant si gracieuse et si belle. Detemps en temps, elle venait vers moi et me regardait avec tristesseen murmurant ces mots, toujours les mêmes :« J’irai ! j’irai ! »

– Il y a quelque dessein extravagant dans lanuit de cette pauvre cervelle ! murmura Fortune, mais nousverrons.

– Le plus fort est fait, riposta Marton. Jevoudrais gager que M. de Richelieu a renoncé pourtoujours à l’armoire.

– Voyons l’aventure de l’armoire, ditFortune.

– Quand la petite Muguette fut partie, racontaCourtenay, il se fit un bruit derrière les robes : puis lesplanches craquèrent et je fus l’homme le plus étonné du monde envoyant paraître un exempt. Je crus d’abord que c’était vous,d’autant que ce matin, vous aviez un costume pareil !…

– La mule du pape ! vous dites bien,puisque c’était le même, interrompit Fortune. Cette Zerline est undémon.

– Je m’écriai, repartit Courtenay :« Pourquoi, diable, entrez-vous par ici,cavalier ? » Mais une bourse très bien garnie, et que lenouvel arrivant me jeta en guise d’exorde, me donna à réfléchir. Jereconnus en outre, auprès de l’oreille gauche, la cicatrice d’unede mes bourrades de la Bastille, et, pour en avoir le cœur net, jefis une belle révérence en murmurant :

« – Monsieur le duc, qu’y a-t-il pourvotre service ?

« Il eut l’effronterie de me répondre

« – J’ai ouï dire que la chère enfant n’apas la cervelle bien solide, mais on ne lui fera aucun mal. Ils’agit d’une simple gageure : mon honneur en dépend,vertubleu ! et fût-elle prise de la fièvre ou du chaud mal, jeveux l’avoir cette nuit à ma petite maison de laVille-l’Évêque.

« C’est assez d’explications comme cela,qu’en pensez-vous, cavalier ? Mes poings se sont nouésd’eux-mêmes et j’ai commencé à le battre tout de suite. Je l’aibattu dans la chambre et dans l’antichambre, je l’ai battu sur lecarré, dans l’escalier, tout le long de la cour de Guéménée et jel’ai battu surtout dans la rue où nous sommes arrivés, suivis déjàpar tous les voisins. Il ne criait pas, je dois lui rendre cettejustice : il porte bien les coups, mais moi je criais pourdeux, et le monde s’est rassemblé. La vue de toute cette foule medonnait du cœur à la besogne, et l’idée me venait de tuer ce vilcoquin à force de soufflets. Si vous n’étiez pas arrivé,cavalier…

– J’avais besoin de lui ailleurs, interrompitFortune, sans parler des liens de la nature, qui m’obligeaient à nele point laisser assommer tout à fait. J’ai dû vous toucher un motde mon plan en temps et lieu ; c’est une jolie chose, et ilfaut que monsieur le duc soit chez lui, ce soir, pour la réussitede mon plan. La peste ! Marton, ma mie, nous n’avons pas finide rire !

Un cri déchirant lui coupa la parole.

Le cri venait de la cour de Guéménée, où l’ondisait :

– Raymond ! Marton ! ausecours !

Fortune devint tout blême, parce qu’il avaitreconnu la voix de Muguette.

Au moment où le prince et lui s’élançaient,Muguette parut en effet au bout de l’allée. Elle vint tout enlarmes et haletante se jeter dans les bras de notre cavalier.

– L’avez-vous vue ? balbutia-t-elle.

Qui ? demanda Courtenay, Aldée ?

Elle n’est plus là, répondit Muguette àtravers ses sanglots. Elle a fui, elle est perdue !

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