Le Cavalier Fortune

Chapitre 10Où Fortune attend la veuve en jouant avec les orphelins.

Fortune se disait en les regardant du coin del’œil :

– Le Chizac est encore plus défait que je necroyais. Quant à M. mon frère, je suis fort satisfait del’avoir vu. Corbac ! il est flatteur pour moi de ressembler àun duc si propre, si blanc et si bien frisé, et je lui pardonneraistoutes choses en souvenir du vieux seigneur ; s’il n’avait pasjeté un sort à notre belle Aldée.

Il se prit à écouter attentivement, parce queM. de Richelieu parlait, arrêté non loin de lagrille.

– Il n’y a qu’une des deux bergères quim’inquiète, disait-il ; l’autre viendra dès qu’on lui ferasigne.

– Monsieur le duc, répliqua Chizac, dont letic allait à toute volée, n’a jamais trouvé de cruelles. L’amourlui a prêté son carquois.

La bouche rose de Richelieu eut un légerbâillement.

– je tiens à gagner cette gageure, reprit-il,c’est une fantaisie, et, quoique Mme de Gacé soit déjà del’histoire ancienne, il me plaît de piquer son mari à cause du coupd’épée et de la Bastille. Si le logis dont vous me parlez est situécomme vous le dites, on pourra s’en servir.

Monsieur le duc eut un langoureux sourire quile fit plus joli que la plus jolie des femmes.

– Je connais les murs mitoyens, murmura-t-il.Vous avez, je le pense, entendu raconter l’anecdote du placard oùMlle de Valois mettait ses confitures.

Chizac s’inclina jusqu’à terre.

– Il n’y avait rien de si curieux dans lescontes de Boccace, répliqua-t-il : un dieu dans unearmoire !

Richelieu se reprit à marcher, disant du boutdes lèvres :

– J’aurais donné trois princesses pour quetout Paris pût voir la drôle de figure que fit, un soir, Monsieurle régent devant cette armoire aux confitures.

Puis, changeant de ton, il ajouta :

– Mon cher M. Chizac, vous ne pouvezavoir besoin de mon crédit, puisque votre caisse contient ce qu’ilfaut pour acheter tous les ministres du roi, avec ses Parlementspar-dessus le marché, au comptant, argent sur table.

Chizac lança tout autour de lui son regardanxieux et répondit à voix basse :

– Je gagne sans cesse, je gagne, jegagne ! Je gagne là où les autres se ruinent ! Je récoltedes monceaux d’or ! Cela m’a suscité bien des ennemis,monsieur le duc ; et cette chance extraordinaire me faitpeur.

Ils étaient tout près du banc, mais un grosarbre les séparait de Fortune, qui avait fermé les yeux et feignaitde dormir.

– Auriez-vous réellement besoin de moi ?demanda le duc en riant et en s’arrêtant de nouveau.

– Du tout, point, balbutia Chizac, quidétourna les yeux, je suis guidé uniquement par la passion de merendre agréable à un homme tel que vous, monsieur le duc.

Un instant Richelieu le regarda de son haut,plié en deux qu’il était et tremblotant comme un fiévreux.

– Le fait est, dit-il, que vous ne portez pastrès bien vos millions, ami Chizac ; Il faut vous soigner, moncher ; voulez-vous mon médecin ?… En attendant, j’acceptevotre offre ; nous percerons le mur mitoyen et, à l’occasion,vous pourrez compter sur mes services.

Le duc fit un pas vers son carrosse et aperçutFortune.

Il en fut de même de Chizac, qui passait del’autre côté de l’arbre et qui, en reconnaissant le costume d’unexempt, faillit tomber à la renverse.

– Ne craignez rien, mon bon, ditRichelieu.

Il s’approcha de Fortune et le prit parl’oreille.

– N’est-ce pas, mon drôle, demanda-t-ilgaiement, que tu es ici pour moi.

– Oui, monsieur le duc, répondit Fortune, enjouant l’homme qui s’éveille.

Richelieu glissa ses doigts effilés dans lapoche de sa veste.

– Tu auras beau te frotter les yeux, mondrôle, reprit-il, tu étais éveillé comme une souris. Ceux de tonespèce ne dorment jamais, et tu as entendu parfaitement ce que jedisais à monsieur mon ami.

– Oui, monsieur le duc, répliqua Fortune.

– Eh bien ! va le répéter à Dubois,poursuivit M. de Richelieu, et ajoute, si tu veux, que jele tiens pour le plus honteux coquin qui ait jamais marché sur letapis d’une antichambre. Voici pour ta peine.

Sa fine main sortit de sa poche et jeta deuxdoubles louis dans le giron de Fortune.

– Merci, monsieur le duc, dit celui-ci.

– Le pauvre diable, continua Richelieu enmarchant vers les carrosses, ne s’intéresse guère à ces galantesaventures. Il eût préféré au mur mitoyen la moindre bribed’entretien ayant trait aux mauvaises plaisanteries de l’Arsenal.Ce gredin de Dubois est juste l’homme qu’il faut pour lutter contreMme la duchesse du Maine.

Il leva sa canne, et aussitôt le carrosse sansarmoiries s’ébranla pour venir à lui.

– À vous revoir, Chizac, dit-il avec un gestede congé d’une impertinence achevée, je n’ai plus que deux foisvingt-quatre heures pour gagner mon pari. Que le nécessaire soitfait dès ce soir dans votre maison de la cour de Guéménée.

Il tourna le dos pendant que Chizac seconfondait en révérences derrière lui, et monta dans son carrosseen disant au cocher :

– À Saint-Germain-en-Laye ! et vois à nepas faire attendre ces dames.

– La mule du pape ! pensa Fortuneémerveillé, encore des dames ! Il fait un métier de cheval defiacre, ce duc qui ressemble à un petit Jésus en cire ! C’estégal, je suis du moins bien sûr qu’il ne recommencera pas leshostilités ce soir.

Le carrosse de M. de Richelieupartit au galop dans la direction du Roule.

Aussitôt qu’il eut disparu au tournant desSaussaies, Chizac revint vers Fortune, après avoir appelé, luiaussi, son carrosse qui se mit en branle.

– Mon fils, dit-il en mettant un bon de caissede cinq cents livres dans la main du prétendu exempt, vous avez unefigure honnête… et il me semble que j’ai dû vous rencontrer quelquepart.

– Rue des Cinq-Diamants, répondit Fortune duton le plus naturel. J’étais avec M. Touchenot, lecommissaire, quand on a levé le corps de Guillaume Badin.

Les joues tombantes de Chizac ne pouvaient pasdevenir plus blêmes, mais son tic travaillait d’une effrayantefaçon.

– Mon meilleur ami, murmura-t-il, mon pauvrevoisin ! Sa fille a trouvé en moi un père, et personne nesaura jamais comme je chérissais tendrement ce braveGuillaume ! Mon fils, vous m’avez bien entendu le dire àmonsieur le duc, qui a un grand fonds d’estime pour moi : marichesse m’a fait bien des ennemis… des ennemis cruels… Dans votremétier, on est à même de savoir beaucoup de choses ; s’il vousarrivait d’apprendre que je sois menacé par les méchants, venez metrouver ; vous me plaisez, et il ne m’en coûte rien de fairela fortune d’un homme.

Il mit un pied sur la marche de soncarrosse.

– Grand merci, dit Fortune qui empocha lescinq cents livres. Je n’ai jamais cru tout le mal qui se raconte devous, monsieur Chizac.

Le Riche resta immobile comme une statue.

– De moi ? répéta-t-il. On dit du mal demoi ?

– On dit, poursuivit Fortune, que le pauvreGuillaume avait une veine qui vous rendait bien jaloux.

– Il ne possédait pas la moitié d’un million,murmura Chizac en chancelant, et moi, je ne sais pas le nombre demes millions !

Fortune s’approcha de lui comme pour lesoutenir et lui dit à l’oreille :

– On dit que vous aviez gardé une double cléde la cave !

Chizac se retourna comme si un serpent l’eûtmordu. Toute sa physionomie s’était transformée instantanément etil avait un regard terrible.

Fortune acheva paisiblement :

– On dit cela, mais moi je n’y crois pas et sije surprends quelques propos que vous ayez intérêt à connaître,j’irai vous les porter, mon bon maître.

La lourde paupière du riche se baissa.

– Demain, murmura-t-il, de bonne heure… jesuis toujours levé de bon matin… venez demain. Je donne desmilliers de louis comme les autres jettent une pièce de six blancsà un pauvre.

– Rue de la Monnaie ! cria-t-il aucocher.

Il referma la portière de son carrosse etpartit.

Fortune resta un instant immobile à la mêmeplace.

– Le pauvre diable est plus malheureux que lespavés de la rue ! se dit-il après un instant de réflexion. Ilsèche sur pied, son sang tourne, et chaque mot qu’il dit est un pasfait vers la potence. Et pourtant, il y a là-dedans bien des chosesque je ne comprends pas. Est-ce un fou ? est-ce untigre ? En tout cas, je sais où il va et c’est aussi monchemin : marchons.

Il descendit la rue d’Anjou comme avait faitle carrosse et tourna à gauche dans le faubourg Saint-Honoré.

– Est-ce de l’argent qu’on aurait, sedemanda-t-il tout en marchant d’un bon pas, beaucoup d’argent, sion allait le voir demain matin, de bonne heure ? ou biensolderait-il notre compte à l’aide d’une petite blessure bienétroite comme celles qui étaient à la poitrine de Guillaume Badinet à la poitrine de maître Bertrand ? Par la corbleu ! sij’avais eu tentation d’abandonner la vengeance de ma belle Thérèseet de le laisser tranquille, j’en serais bien empêché, puisqu’il semêle de mes propres affaires…

« … Dans sa rage d’acquérir desprotecteurs, il donne au Richelieu les moyens de gagner sadiabolique gageure ; on va faire le siège de cette pauvremaison, là-bas, où il y a une folle, une mourante et une enfant,comme s’il s’agissait d’une forteresse. Halte-là, Corbac !nous nous jetterons dans là place et, à tout le moins, il y aurabataille !

À mesure qu’il songeait ainsi, sa marcheredoublait de vitesse, en passant devant les vitres des traiteursil détournait les yeux.

Il commençait à faire sombre quand Fortunetourna l’angle de la grande rue Saint-Honoré pour prendre la rue dela Monnaie.

Du premier coup d’œil, il reconnut le beaucarrosse de Chizac-le-Riche, arrêté devant une porte bâtarde.

Il entra sans hésiter, monta un escalier fortétroit mais fort propre, et frappa à la porte du premier étage,derrière laquelle on entendait des cris d’enfants, et tous lesbruits que font les jeux du premier âge.

Une servante affairée vint ouvrir aussitôt,disant à la cantonade :

– Jean, tenez-vous tranquille ! Pierre,soyez sage ! Marguerite, si vous criez vous aurez lefouet !

– Monsieur, demanda-t-elle pendant que lesbambins endiablés la houspillaient par derrière ; qu’est-cequ’il y a pour votre service ?

– Je voudrais parler à Mme veuveBertrand, répondit Fortune.

– Mme veuve Bertrand ? répéta laservante en isolant chaque mot. De la part de qui, s’il vousplaît ?

– De la part de messieurs du Bailliage, ditFortune.

La servante hésita.

Et une demi-douzaine de démons qui s’agitaientderrière elle, tous vêtus de deuil mais joyeux à faire trembler,profitèrent de ce moment pour faire un infernal tapage.

– Alexandre, voulez-vous bien finir !Julienne, je vais aller chercher la verge ! François,n’avez-vous pas honte ?

Mais julienne, François, Alexandre, ainsi queJean, ainsi que Pierre et Marguerite, poussaient de véritableshurlements en secouant leurs cheveux blonds bouclés et, enregardant l’étranger avec leurs grands yeux espiègles.

– Pauvre jeune famille ! murmura notrecavalier attendri.

– Ah ! oui, monsieur, répliqua laservante. Ah ! certes, voilà un triste événement, pasvrai ? Et il y en à encore dans l’autre chambre. C’était un sibon mariage ! Jour de Dieu ! taisez-vous, marmaille ou jevais me fâcher à la fin !

– Fâche-toi, Prudence, fâche-toi !crièrent en chœur les six marmots, accompagnant ce défi de leursrires provocants.

– Il y a donc, reprit Prudence, que dameBertrand est occupée avec un monsieur. Si vous vouliez revenir…

– J’aime mieux attendre, interrompit, Fortune,qui prit Alexandre d’une main, Pierre de l’autre, et les assitcommodément sur ses deux bras.

– Et moi ! et moi ! et moi !glapirent aussitôt le restant des petites filles et le surplus despetits garçons.

Fortune avisa un grand fauteuil qui était dansun coin, tout à l’autre bout de la chambre, et alla s’y plongersans quitter son double fardeau.

Il étendit ses deux jambes endisant :

– Allons, Jean ! allons Julienne,Marguerite et François, nous aurons de la place pour tout lemonde !

Il fut aussitôt envahi de la tête aux piedspar la petit famille en deuil dont la joie atteignait audélire.

– En voilà un qui est gentil ! disaienttous les enfants la fois ; ce n’est pas comme le vieux qui estavec maman qui a l’air d’un croquemitaine.

Prudence les regarda un instant, puis elledit :

– Ma foi, monsieur l’exempt, c’est vrai quevous avez l’air d’un bon enfant. Et vous comprenez bien qu’il fautfaire du fricot pour donner à brouter à tant de petit monde.Puisqu’ils restent tranquilles avec vous, si vous vouliez lesgarder seulement un petit peu, j’irais faire un tour à lacuisine.

Depuis son entrée, Fortune sentait une odeurde rôti qui gonflait ses narines gourmandes.

– Allez à la cuisine, ma bonne fille, et nevous inquiétez point des petits. Je ne sais pourquoi ni comment,mais partout où il y a des marmots on me fait la fête.

C’est une preuve que vous êtes du bon mondedéclara gravement la servante, les mioches, ça ne trompejamais.

Dès qu’elle fut partie, on commença un jeu demain chaude qui poussa l’allégresse générale à son plus hautparoxysme.

Au beau milieu de l’émeute enfantine, Fortunedemanda tout à coup :

– Alors, bambins, mes petits anges, vous neregrettez pas du tout votre papa ?

Les enfants cessèrent aussitôt de jouer et seregardèrent les uns les autres.

Dans le silence qui suivit, on put entendre lavoix de Chizac-le-Riche disant dans la chambre voisine :

– Malgré la différence de nos positions,maître Bertrand était un de mes plus chers amis. Je prends safamille sous ma protection, et vous pouvez compter sur moi, madame,vos enfants ne manqueront jamais de rien.

Alexandre, l’aîné de la bande, avait eu letemps de la réflexion. Il fixa ses yeux bleus effrontés sur Fortuneet lui demanda brusquement :

– Pourquoi nous parles-tu de mon papa,toi ?

Les autres étaient déjà en train de gambaderpar la chambre, faisant ruisseler leurs cheveux blonds sur le deuilde leurs habits.

Fortune n’eut pas même la peine de répondre,car Alexandre lui dit :

– Jouons plutôt au cheval fondu !

Et le flot des enfants rieurs, se précipitantsur lui, le submergea des pieds à la tête.

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