Le Cavalier Fortune

Chapitre 15Où Fortune parle raison avec Muguette.

Muguette et Fortune étaient revenus sur leurspas ; ils s’assirent tout les deux sur un lit de camp, dans lachambre d’entrée dont Muguette avait refermé la porte et où ellevenait d’allumer un flambeau.

Cette pièce contrastait par sa nudité complèteavec celle où Mme la comtesse de Bourbon et sa fille Aldéereposaient.

À part le lit de camp, il n’y avait pas mêmeun siège.

Fortune tenait dans ses mains les deux mainsde Muguette, et il avait les yeux mouillés.

– Quel bon petit cœur !murmurait-il ; quelle chère petite âme ! C’est toi qui asfait ce que j’aurais dû faire.

– N’est-ce pas comme si tu l’avais fait ?répondit Muguette. C’est toi qui m’as donnée à elles.

– Corbac ! s’écria Fortune, c’estpourtant la vérité, et ce jour-là je leur ai fait un joli cadeau,ou que le diable m’emporte !

Il forçait la dose ordinaire de ses juronspour cacher l’émotion profonde qui le tenait.

– Voilà quinze jours, reprit Muguette, tout lereste de la maison était nu et froid comme ici ; nous l’avionslouée sans savoir comment nous pourrions la payer. Tu vois bien quele duc de Richelieu peut servir à quelque chose.

Fortune haussa les épaules, mais son dépitsouriait.

– Mme la comtesse avait des crisesterribles, poursuivit Muguette, l’aspect de ces murailles nuesl’exaspérait et la tuait ; car plus elle va, plus sonintelligence s’obscurcit et plus son cœur s’éteint. Il n’y a poursurvivre en elle qu’un sentiment ; c’est le regret de sagrandeur passée, de son luxe, que sais-je ? Quelquefois,pendant des demi-journées, Mlle Aldée est là qui l’écoute,racontant les fêtes brillantes de sa jeunesse, les réceptions à lacour, les hommages dont elle était entourée.

« Elle fait le compte de ses diamants,elle décrit ses toilettes, les moindres détails qui reviennent…Mais en dehors de cela, elle ne sait pas, c’est la pure vérité, sisa fille souffre ou si elle est heureuse.

Heureuse ! répéta Fortune, c’estimpossible : elle est trop changée.

C’est impossible, en effet, répliqua Muguette.Quand je disais heureuse, cela signifiait seulement tranquille, carle bonheur ne peut pas entrer dans ce sépulcre où la plus belle desfemmes dépense sa jeunesse à veiller une morte.

– La plus belle des femmes ! dit Fortuneaprès elle ; il semble qu’elle soit plus belle encore dans latristesse de son dévouement.

Muguette soupira.

– Oui, prononça-t-elle tout bas, c’estcertain, j’ai remarqué cela ; depuis quinze jours, elle estbien plus belle.

Elle s’interrompit pour ajouter :

– Je travaillais, tant que je pouvais, etMademoiselle travaillait aussi, car elle a bien du courage ;mais c’est, à peine si nous pouvions subvenir toutes deux auxbesoins de la vieille dame. Nous autres, le pain nous suffit, maisla pauvre comtesse ! quand elle n’a pas sur la table deux outrois mets choisis, auxquels, bien souvent, elle ne touche mêmepas, son humeur noire devient folle. Elle parle d’humilité,d’abandon, et combien de fois dis-moi n’a-t-elle pas dit à MlleAldée : « Vous êtes une mauvaise fille. »

Fortune se leva et fit un tour dans lachambre.

Muguette poursuivit :

– C’est la maladie. Sa pauvre tête est sifaible ! J’ai ouï-dire qu’autrefois, sous la sévérité de soncaractère il y avait une grande bonté ; mais maintenant toutest fini, et vois où elle en est arrivée ! Quand j’ai puacheter ces meubles et faire venir les tapissiers, elle a éprouvéune joie d’enfant ; c’était comme une résurrection ; ellese tenait debout tout le jour, elle allait et venait, commandaitaux ouvriers et disant comment il fallait disposer toute chose pourrappeler la grande manière de ses anciennes demeures. Tantôt elleactivait le travail, tantôt elle l’arrêtait pour faire de longuesdescriptions où elle mettait une chaleur extraordinaire et toujourselle ajoutait :

« C’est ainsi que doit être la maisond’une cousine de Sa Majesté le roi.

Fortune n’écoutait plus.

Il revint s’asseoir auprès de la fillette etlui demanda tout bas :

– Depuis que Mlle Aldée te semble plus belle,n’as-tu remarqué en elle aucun autre changement ?

Le regard naïf mais fin de Muguettel’interrogea.

– Tu ne me comprends peut-être pas, poursuivitFortune : je voudrais savoir si depuis que Mlle Aldée tesemble plus belle tu ne la trouves point aussi plustriste ?

– Oh ! fit Muguette en baissant les yeux,si fait, beaucoup plus triste. Et c’est une chose singulière, il ya des moments où son teint s’anime, où ses yeux brillent. Et,alors, je reste éblouie à la regarder : on dirait qu’au milieude sa peine un mouvement de joie a passée.

La réflexion ridait bien rarement le front denotre ami Fortune, mais en ce moment deux plis profonds secreusaient entre ses sourcils et ses cheveux.

– Ah ! fit-il. Tu m’as dit qu’ellesortait peu ?

– Elle ne sort plus du tout, réponditMuguette.

Fortune changea de position sur le lit de campet se mit à fredonner un refrain.

– Eh bien ! s’écria la fillettescandalisée, que fais-tu ?

– Bon, bon ! dit notre cavalier, on setait, ma fille. Quand j’ai martel en tête, vois-tu, je chante.C’est un tic.

– Et tu as donc martel en tête ? demandaMuguette.

Fortune ne répondit point.

Après un instant, il reprit :

– Est-ce que personne ne couche ici prèsd’elles ?

– Oh ! si fait, repartit Muguette. Enhaut, mon lit n’est que pour la forme, je m’étends sur ce cadretoutes les nuits.

Notre cavalier tourmentait la dentelle de sesmanchettes.

– C’est qu’elle est si pâle !murmura-t-il, et ce sourire qui entrouvrait ses lèvres m’a paru sisingulier !

– Oh ! interrompit Muguette, dès qu’elles’endort, elle sourit ainsi. J’y suis habituée.

Fortune semblait chercher laborieusement sesparoles.

– Elles ne reçoivent personne ?demanda-t-il avec une indifférence affectée.

– Seigneur Dieu ! s’écria Muguette,recevoir quelqu’un ! Mais c’est une prison ici, mieux ferméeque la Bastille !

– Et pourtant, corbac !… s’écria notrecavalier.

Il s’arrêta, pris d’une véritable colère.

– Qu’as-tu donc, mon cousin Raymond ?demanda la fillette étonnée.

– J’ai que je ne sais pas comme je t’aime,répliqua brusquement Fortune, et que je donnerais la dernièregoutte de mon sang pour Aldée !

– L’aimes-tu donc mieux que moi ? murmuraMuguette, dont la joue perdit ses fraîches couleurs.

Fortune lui prit les mains et plongea sesregards dans ses yeux.

– Toi, dit-il, tu es la joie. Plus on t’aime,plus on est content de soi. Mais nous jouons aux charmes, pauvrechérie. Si tu étais une autre femme, je saurais déjà ce que je veuxsavoir.

– Que veux-tu savoir, cousin Raymond ?interrogea Muguette.

Fortune toussa et dit :

– Quand elle allait à la paroisse Saint-Paul,tu restais pour garder la malade ?

– Naturellement.

– Alors, tu ne peux pas savoir…

Fortune s’arrêta et Muguette demanda, prised’impatience :

– Qu’est-ce que je ne peux passavoir ?

– La mule du pape ! gronda notre cavalierqui se mit à arpenter la chambre, ça ne va pas tout seul avec lespetites filles !

Pendant qu’il se creusait la tête pour trouverla manière de tourner une question décisive, Muguette le prévint etdit tout à coup :

– Eh bien ! oui là, je crois qu’elle aimequelqu’un.

Du bout de la chambre où il était, Fortunerevint à elle en deux sauts.

– Ah ! fit-il très ému, mais en mêmetemps soulagé de son grand embarras : tu crois cela,toi ?

– J’en suis sûre, prononça gravementMuguette.

– Qui aime-t-elle ?

– Je n’en sais rien.

– Tu as des soupçons, au moins ?

– Pas l’ombre des soupçons.

– Enfin, corbac ! s’écria Fortune, pouraimer quelqu’un il faut le voir ou l’avoir vu, quediable !

Muguette était toute rêveuse.

– Mon cousin Raymond, dit-elle, on aimequelquefois un souvenir…

Ses yeux évitèrent le regard de Raymond quirougit et murmura :

– Est-ce que tu croirais qu’elle se souvientde moi ?

Les paupières de la fillette se relevèrent,tandis qu’elle se disait tout bas :

– Pour cela non ; ce n’est paselle !

Puis elle reprit avec précipitation :

– En un mot comme en mille, je ne sais rien derien. Seulement, je la vois pâlir et il me semble qu’elle devientplus belle comme une âme qui ne tiendrait plus à terre. Elle estdistraite souvent, elle ne me parle plus comme autrefois, et quandje lui parle, elle tressaille. C’est comme si on l’éveillaitbrusquement… surtout quand elle est là, toute seule, assise auprèsde sa fenêtre ouverte.

– Et que voit-on de sa fenêtre ? demandaFortune.

– On ne voit rien.

– Comment, rien ?

– On ne voit que les murailles noires de laBastille.

Après cette réponse il y eut un silence.

– Corbac ! pensait Fortune, je ne feraisjamais un pas de clerc comme le frère de cette Mme Michelin.Je ne suis pas homme à me tromper, et si je me mets une fois dansl’esprit que ce duc doit avoir la tête cassée, il ne vivra pasvieux, j’en réponds !

– À quoi penses-tu, mon cousin Raymond ?dit Muguette.

– À toi, répliqua Fortune… J’ai parcouru biendes pays depuis le temps, mais je n’ai jamais rencontré un angeaussi mignon que toi. Tel que tu me vois, j’ai quinze mille livresdans ma poche, et du diable si je pourrais trouver une meilleurefaçon de les dépenser. J’ai mon idée, vous allez déménager… Ce quirend Mlle Aldée si triste et si pâle, c’est de regarder toujoursles murailles noires de la Bastille. Je veux que vous alliez loind’ici, dans un quartier où il y ait des arbres et de laverdure.

Muguette secoua sa tête blonde.

– Je le veux, répéta Fortune.

Il retourna ses poches et mit son trésor entas dans le creux du tablier de la fillette.

Celle-ci dit :

– Comme tu es bon, mon cousin Raymond !Il y a là beaucoup d’argent, jamais je n’en avais tant vu en mavie. Mais il n’y en a pas encore assez pour faire une dot àMme de Bourbon.

Je donne ce que j’ai, dit Fortune ; on nepeut faire mieux.

Mais se ravisant aussitôt, ils’écria :

– Sang de moi ! tu as plus d’esprit danston petit doigt qu’une douzaine de duchesses, de présidentes etmaréchales ! Il faut que Mlle de Bourbon soit riche, c’estclair, et qu’elle voie des gentilshommes de son rang afin dechoisir, et qu’elle se marie, et qu’elle soit heureuse enménage.

Tout en parlant, il reprenait ses pistoles àpoignées et les remettait dans sa poche.

Muguette, ébahie, le regardait.

– C’est clair ! c’est clair !répétait-il, cela saute aux yeux ! et quoi de plusfacile ? La mule du pape ! sans toi, je n’y aurais passongé. Bonsoir, Muguette chérie. Je vais aller chercher la dot deMme de Bourbon.

– Est-ce que tu es fou, mon cousinRaymond ? balbutia Muguette abasourdie.

Fortune riait bonnement.

– Non, je ne suis pas fou, répondit-il, et jedemande à quoi servirait d’avoir une étoile si on n’en fait pasusage. Combien faut-il pour la dot ?… deux cents ?… troiscents ? Ne te gêne pas : je sais l’endroit où lesmillions se remuent à la pelle.

Il prit à deux mains la tête bouclée de lafillette et la baisa.

– Au fait, reprit-il en s’élançant vers laporte, nous n’avons pas besoin de convenir du chiffre, j’apporteraice qu’il y aura. Bonsoir.

Muguette voulut courir après lui, mais ilétait déjà au bas de l’escalier.

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