Le Cavalier Fortune

Chapitre 8Où Fortune noue des relations avec Mme La Pistole.

Fortune songeait à cette vieille dame pourlaquelle il n’avait jamais éprouvé peut-être une tendresse bienvive mais qu’il s’était habitué à vénérer, comme une relique :la comtesse de Bourbon était sa mère ! Son père, c’était lemaître de ce grand château que ses souvenirs d’enfance luireprésentaient si brillant et si riche.

L’enfant tout blanc, tout rose, tout délicat,tout impertinent, qui le molestait jadis et pour qui on lefouettait, c’était son frère, c’était M. le duc deRichelieu !

Et Aldée, comme il l’aimait ! comme il sesentait heureux de la protéger et de la venger !

Quant à Muguette, nous savons que le cavalierFortune n’y allait jamais par quatre chemins : c’était uneaffaire réglée. Muguette ne comptait plus, elle faisait partie delui-même, et Fortune n’était pas éloigné de se regarder déjà commechef d’un vieux ménage, puisqu’il avait résolu depuis quelquesheures d’enchaîner son sort à celui de Muguette.

Il était assis sur les dernières marches del’escalier. Devant lui s’étendait l’allée étroite qui rejoignait lacour de Guéménée.

Au fond de l’allée, une voix casséedit :

– S’il vous plaît, faites-moi place.

L’allée était en effet trop étroite pour qu’ilfût possible d’y passer deux de front.

Fortune se recula jusqu’à l’entrée de la cour,et des sabots sonnèrent sur le carreau de l’allée.

Ce fut une vieille béguine qui sortit, levisage couvert d’un voile noir tout brodé de reprises et portant aubras son petit panier à provision.

– Mon joli cœur, dit-elle en passant près delui, il y a bien des chiens de chasse aujourd’hui dans Paris. Sivous connaissez un étourneau qu’on nomme le cavalier Fortune,dites-lui qu’il se gare. À la place de pareil gibier, moi, jegagnerais au pied du côté de l’Arsenal, où commence la forêtd’Espagne et de Bretagne.

La vieille continua sa route, faisant claquerses sabots sur les pavés de la cour.

La première idée de Fortune fut de l’arrêterrésolument et de la faire parler de force autrement qu’enparaboles ; mais il y avait maintenant des passants dans lacour, et, malgré son apparence chancelante, la vieille marchaittrès vite. Fortune, intrigué au plus haut point, remonta sonmanteau, rabattit son feutre et se mit à la suivre.

La béguine traversa la grande rueSaint-Antoine et disparut dans la rue du Petit-Musc.

Fortune fit comme elle. Les dernières parolesqu’il venait d’entendre avaient mis sa prudence en éveil, et iln’était pas éloigné de prendre pour des alguazils acharnés à sapoursuite tous les bons bourgeois allant et venant pour leursaffaires.

La béguine, arrivée au bout de la rue, tournal’angle de la chapelle des Célestins et s’engagea dans la belleavenue, plantée d’arbres qui conduisait à l’Arsenal, parallèlementau port de Grammont.

Elle passa sans s’arrêter entre les deuxsoldats du régiment de Laval qui gardaient la porte principale, etmontra son panier au suisse sans mot dire.

Comme les deux factionnaires croisaient lemousquet au-devant de Fortune, elle se retourna et cria de sa voixcassée :

– Laissez, laissez, il est de la comédie.

Les deux factionnaires relevèrent leursarmes.

Fortune entra et monta un escalier de servicesur les pas de la vieille, qui semblait douée maintenant d’uneagilité extraordinaire.

Au second étage de l’aile qui regardait lecouvent des Célestins, par-dessus les grands parterres, la vieilleouvrit une porte et s’arrêta pour attendre Fortune.

– Les gens comme vous, dit-elle, ont souventplus de bonheur que de bien joué. Entrez et soyez sage.

La béguine jeta ses sabots à la volée, arrachad’un doigt de main son voile et son bonnet, et dépouilla son vieuxsurcot de laine.

– Zerline ! s’écria Fortune, madame LaPistole.

L’ancienne Colombine de la foire Saint-Laurentdessina une grave révérence et indiqua un siège à notrecavalier.

Elle n’était pas jolie, cette fée qui causaittant tourments au pauvre La Pistole ; elle n’était même pasjeune ; mais elle avait des yeux brillants, un teintbohémienne, beaucoup d’acquit, et cet ensemble de grimaces que lethéâtre enseigne.

– On ne parle que de vous dans Paris, dit lasoubrette en prenant place auprès de Fortune et en faisant boufferles plis de sa robe selon l’art déjà connu au dix-huitièmesiècle ; vous êtes la coqueluche de l’Arsenal, et Mme laduchesse ne pense plus du tout à cette pauvre belle Thérèse Badin,depuis qu’elle espère avoir en vous une autre amusette.

– Ma bonne, répliqua Fortune qui se mit toutde suite au diapason, je ne suis guère en mesure de servird’amusette à personne. Tel que tu me vois, j’ai de l’ouvragepar-dessus la tête.

– Alors, nous nous tutoyons ! demandaZerline.

– Parbleu ! fit notre cavalier. Jem’intéresse à toi à cause de ton mari, La Pistole, qui est une demes créatures.

La soubrette se mit à rire franchement etrapprocha son siège en disant :

– Il est impossible que vous ne gagniez pasdes rentes, un jour ou l’autre, à force de ressembler à M. leduc.

Fortune prit un air sévère etrépondit :

– Si tu veux rester bien avec moi, mamignonne, ne me parle plus de ce déplorable hasard.

– Est-ce un hasard… vraiment ? demandaZerline, dont le regard posa une effrontée ponctuation au bout decette phrase.

– Corbac ! gronda Fortune, lequel, deM. le duc ou de moi, a l’air d’un enfant de l’amour ?

– Ce n’est certes pas votre seigneurie.

Puis elle reprit allègrement :

– Voilà la nouvelle à la main qui court laville et les faubourgs, qui va passer la banlieue, puis laprovince, pour aller enfin divertir toutes les coursétrangères : Il est arrivé d’Espagne un cavalier chargé parSon Éminence le cardinal Albéroni de quelques petits papiersmystérieux pour Mme du Maine et entre autres d’un certaintraité qui confère à M. de Richelieu la Grandessed’Espagne avec le titre de prince.

– J’ai l’espoir, dit Fortune, que ce précieuxtraité lui fera couper le cou.

– Le cavalier en question, reprit Zerline,c’est toujours la nouvelle à la main qui parle, a reçu des dieuximmortels des traits si parfaitement semblables à ceux de l’Adonismoderne que Mme la duchesse de Berry, passant, voici troisjours, dans la rue de la Tixeranderie pour aller en pèlerinage à laBastille où l’on adorait encore le dieu, a jeté son bouquet au ditcavalier, lequel a été presque aussitôt poignardé, toujours auxlieu et place d’Adonis par le frère d’une de ses victimes… Toutcela est-il vrai ?

– Exactement vrai, répondit Fortune.

– Suite de la nouvelle en main, continuaZerline. Le cavalier qui va devenir célèbre dans les quatre partiesdu monde a eu le malheur d’être plongé au fond d’un cachot noirparce qu’on l’avait trouvé endormi auprès d’un homme assassiné. Lanuit dernière, il y a eu deux évasions à la forteresse duChâtelet : un vivant s’est échappé de la prison, un mort s’estsauvé du caveau funèbre…

– Au nom du ciel ! interrompit iciFortune, parlons un peu sérieusement, ma bonne. Savez-vous quelquechose de raisonnable touchant cette aventure de l’inspecteurBertrand ?

Zerline ne perdit point son sourire.

– Pour ce qui me regarde, répondit-elle d’unton léger, je ne suis pas éloignée de croire aux revenants ;mais laissez-moi finir, glorieux cavalier : Le vivant n’alaissé aucune trace de son passage, il s’est évanoui comme unsouffle ; le mort, au contraire, a cassé un carreau à la portevitrée qui sépare la morgue de la galerie de l’Est au grandChâtelet. Il y a cependant une autre version où l’on parle d’unehorrible bataille entre un vampire et la famille du gardien descaveaux. La chose sûre et qui nous intéresse jusqu’à un certainpoint, c’est que toute la police est sur pied, et que vous nepourriez pas faire dix pas à l’intérieur de Paris sans êtrereconnu, arrêté et claquemuré.

– Vous savez donc ?… commençaFortune.

Bon ! s’écria la soubrette, voici déjàqu’on ne se tutoie plus. Ne vous ai-je pas dit que Mme laduchesse était plus capricieuse qu’un chien bichon ? Dès hier,elle s’était mise en tête une fantaisie pour vous. Aujourd’hui, debonne heure, la sœur d’Apollon, qui est sa servante, et dont jesuis la soubrette (je vous prie de plaindre mon triste sort !)est venue m’éveiller et m’a dit de ce ton de pimbêche que la naturelui a donné : « Zerline, il faut aller à la prison duChâtelet et voir un peu ce qu’il est possible de faire pour cetteespèce de bellâtre qu’on appelle le cavalier Fortune.

– Elle a dit cela ?

– Ne vous étonnez ni ne vous fâchez. Toutemuse a une écritoire à la place du cœur. Cette Delaunay est encoreune des muses les moins acariâtres que j’aie rencontrées dans mavie. Quand elle parle, cependant, il faut obéir : j’ai prisjuste le temps de jeter une mante sur mes épaules et, fouettecocher, me voilà au Châtelet. De cavalier Fortune, pasl’ombre ! mais en revanche, il m’a été donné de presser surmon cœur cet innocent de La Pistole, qui m’a raconté le fin mot del’aventure. Après les caresses d’usage, nous nous sommes arrachésles yeux, selon l’habitude, et La Pistole m’a avoué son dessein dedevenir millionnaire pour m’humilier et se venger de moi. J’aiapprouvé de tout mon cœur ce noir complot, et, grâce au crédit deMadame la duchesse, qui conspire d’une main, mais qui caresse del’autre les gens en place, j’ai obtenu la mise en liberté de LaPistole, en l’invitant à m’écraser le plus tôt possible sous lemillion de sa vengeance !

– La peste ! dit Fortune en se frottantles mains, vous n’avez pas la beauté de Vénus, ma commère, maisvous êtes une agréable femme, et La Pistole aurait tort de seplaindre. Je suis si fort au dépourvu que le moindre auxiliairem’est précieux, et je vous remercie de m’avoir rendu mon pauvrecamarade. Maintenant, s’il vous plaît, une dernière question :comment vous ai-je trouvée tout à l’heure, sous le déguisement quevous savez, dans la cour de Guéménée ?

– Beau cavalier, répondit Zerline, chacun denous a ses affaires privées ; je ne vous ai pas demandépourquoi vous étiez au même lieu, imitez ma réserve, et nous allonspasser à la deuxième partie de notre séance.

Elle se leva et ouvrit une porte, situéederrière son lit, qui donnait accès dans une chambre un peu pluspetite, entourée également de porte-manteaux. Le meuble principalétait une vaste toilette.

Les porte-manteaux, au lieu de supporter desaccoutrements féminins et des costumes variés, comme ceux de lachambre d’entrée, étaient uniformément occupés par une trentained’habits complets, tous neufs et semblables les uns aux autres.

– Voilà de quoi vêtir toute une escouaded’exempts dit Fortune étonné.

– Vous savez, répliqua Zerline innocemment,que nous sommes fous de comédie à l’Arsenal aussi bien qu’à Sceaux.Mlle Delaunay, ma chère maîtresse, a la direction générale desspectacles, et moi je suis la costumière en chef :

Et vous allez bientôt, reprit Fortune qui laregardait en face, monter une pièce où il y aura beaucoupd’exempts ?

Zerline fit un signe de tête affirmatif etsouriant.

Elle ajouta :

– Une grande pièce et qui aura, nousl’espérons, un succès de vogue… Venez çà !

Fortune franchit le seuil de la secondechambre.

– Asseyez-vous là, dit encore la soubrette enlui montrant un fauteuil placé devant la glace.

Fortune obéit.

Pour échapper aux loups, reprit Zerline, quid’une main habile mettait déjà le peigne dans ses cheveux, rienn’est meilleur ni plus adroit que de se déguiser en loup. De vosaffaires je sais un peu plus long que vous n’en pourriez dire desnôtres, attendu que La Pistole ajoute à ses autres défauts celui den’être point un confident discret. M. le duc de Richelieu,votre bête noire, est exilé, il est vrai, à Saint-Germain, mais ilpasse ses jours et ses nuits à Paris, dans une certaine petitemaison du quartier d’Anjou que lui a louée Chizac-le-Riche… Ce nomvous fait dresser les oreilles.

– Va toujours, dit Fortune ; lesdiablesses comme toi valent souvent mieux que des anges.

– Toujours ! rectifia Zerline, quiaplatissait de son mieux les belles boucles de la coiffure ducavalier. Cette bataille entre deux hommes qui ont le même visage,sinon le même cœur, m’amuse et m’intéresse. L’un n’est qu’un pauvresoldat ; je mets dans le jeu du soldat, parce que je suis unesoubrette.

– Corbac ! s’écria Fortune, il faut queje t’embrasse !

– Volontiers, mais quand j’aurai fini. Dansdix minutes vous allez être un exempt, non pas laid, c’estimpossible, mais enfin un exempt par les habits, par la coiffure etmême par la figure, car j’ai là tout ce qu’il faut pour voustransformer à ma guise. Et quand ma baguette vous aura touché, vouspourrez tourner autour du Richelieu, croiser le Chizac et même, sivous voulez, aller rendre visite à maître Lombat sans courir lemoindre risque d’être reconnu !

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