Le Cavalier Fortune

Chapitre 5Où Fortune trouve les cheveux, l’épaule et l’emplâtre durousseau.

La Française reprit, continuant l’éducation deFortune :

– Je n’ai pas à vous cacher, mon ami, que SonÉminence a d’autres messagers que vous sur la route de Paris. Vousn’emportez rien d’ici en fait de dépêches, sinon ce signe (ellemontra la canne de compagnon) qui vous servira en même temps dedéfense et de passeport. Vos dépêches vous seront remises enchemin, peut-être sans que vous vous en doutiez. À chaque couchée,vous recevrez les instructions pour l’étape du lendemain. N’ayezpas l’air de fuir les espions que vous rencontrerez à foison survotre route, aucun d’eux ne vous connaît, vous pourrez passer àvisage découvert.

Cette fois, Fortune protesta. Il y en a aumoins un qui me connaît ! dit-il. Lequel ? demanda lajeune dame.

– Vous pourriez peut-être m’apprendre son nomque j’ignore, repartit Fortune avec humeur ; m’est avis quevotre confrérie contient plus d’un pèlerin qui ménage la chèvre etle chou. Celui dont je parle est bossu de l’épaule gauche ou de ladroite, à son choix, borgne de l’œil gauche ou de l’œil droit, à safantaisie, et porte sur la tête au lieu de cheveux les plus vilainspoils que j’ai vus jamais à la queue d’une vache rousse… il sortaitd’ici quand je suis entré.

La jeune femme, cette fois, parvint à prendreson sérieux.

– Celui-là, dit-elle, vous ne le rencontrerezplus jamais !

– Est-ce ainsi ? murmura notre cavaliertout joyeux, car il traduisait cette réponse à sa manière,l’aurait-on expédié dans l’autre monde ce soir ? La nuit estnoire et cette bourgade de Saint-Jean-Pied-de-Port a l’aspect qu’ilfaut pour ces sortes d’exécutions. La mule du pape ! le coquinme gênait, et je dis que c’est là une excellente affaire !

La jeune dame poursuivit sans ajouter aucuneallusion à ce sujet :

– Prudence et discrétion ! ne jouez pas,ne buvez pas, ne vous querellez pas !

– Son Éminence m’a déjà chanté cette antienne,grommela Fortune. Sang de moi ! il y a beaux temps que je nejure plus.

– Faites le plus de diligence que vouspourrez, continua la Française, votre récompense sera de millepistoles, mais il y aura mille autres pistoles de prime pour celuiqui arrivera le premier…

– J’ai fini, Monseigneur,s’interrompit-elle.

Puis elle dit encore, en conduisant Fortunevers la porte :

– Si vous ne recevez pas en chemin d’autresmessages, vous entrerez à Paris par le village de Bercy et vousvous rendrez au quartier des Halles, dans la rue des Bourdonnais,où vous demanderez le logis du sieur Guillaume Badin, premièrebasse de viole à l’Opéra, et vous lui remettrez cette canne, endisant, souvenez-vous bien de cela : « Voici une gauleque j’ai coupée dans la forêt. »

Fortune répéta, pour graver ces mots dans samémoire :

– Voici une gaule que j’ai coupée dans laforêt.

– Maintenant, reprit la jeune dame avec leplus beau de ses sourires, bon voyage, ami Fortune, et que Dieuvous protège !

Elle prit en même temps la main de notrecavalier, qui sentit fort bien la pression des plus adorablesdoigts qu’il eût jamais admirés.

Il ne put s’empêcher de murmurer, rouge deplaisir et de crainte :

– Madame, me sera-t-il donné de vousrevoir ?

La Française resta un instant sans répondre,puis elle le poussa dehors d’un geste enjoué en disant, si basqu’il eut peine à l’entendre :

– Duc, vous jouez votre rôleadmirablement !

La porte se referma.

Fortune se trouva seul dans un corridorobscur, où une main prit la sienne dans l’ombre.

– Venez, lui fut-il dit.

C’étaient encore une main et une voix defemme.

On lui fit traverser une assez longue galeriedont les fenêtres donnaient sur un terrain planté d’arbres, puis,brusquement, on l’introduisit dans une chambre bien éclairée,petite et tendue de couleur claire, qui ressemblait en vérité à unboudoir.

Son guide était une manière de soubrette auminois éveillé, à l’allure essentiellement parisienne.

– Vous m’avez cru bien vieille, dit-elle enriant, là-bas sur le parvis de l’église Saint-Ginès ?

– À Guadalaxara ! s’écria Fortune ;c’était vous la duègne ? et vous demeuriez chez ce coquin dePacheco qui m’a endormi pour me déguiser en prêtre après m’avoirvolé les douros du cardinal !

– Ne me parlez pas de ces Espagnols, répliquala soubrette, avares comme des fourmis et voleurs commes despies ! Il y en a deux ou trois qui m’ont fait la cour et jecroyais bien avoir mes étrennes ; je t’en souhaite ! ilsont joué de la guitare sous ma fenêtre, et puis c’était tout ;d’ailleurs, ils sentent l’échalote !

Fortune, voyant sa compagne en si bellehumeur, voulut tirer d’elle quelque renseignement au sujet de laFrançaise et de ce villageois qu’elle appelait monseigneur.

Mais la soubrette avait sa leçon faite ;elle répondit seulement :

– Il n’y a pas beaucoup de paysannesnavarraises qui soient aussi jolies que vous, savez-vous ? laplace où était votre moustache est douce comme velours. Je pensebien que vous faites l’innocent, et comment n’en sauriez-vous pasplus long que moi ?

– Je te jure… commença Fortune.

– Cela ne vous coûte rien de jurer, àvous !…vous avez fait tant de serments !… Voilà, c’est unrude voyage, après tout, mais on peut bien souffrir un peu pourêtre prince !

Fortune n’en était pas à deviner qu’on leprenait ici pour un grand seigneur déguisé. Cette méprise leflattait, mais il aurait voulu savoir le nom du sosie qu’il avaitdans les hautes régions de la cour.

– Mademoiselle, reprit la soubrette, a bienparlé de vous le long du chemin.

– Alors, c’est une demoiselle ? ditFortune.

– Ou une dame, répliqua la soubrette, vouscomprenez que chacun de nous s’en tire comme il peut. Elle adit : « Je veux qu’il ait au moins ses aises pour cettenuit, et que demain il puisse faire sa toilette comme s’il était enson hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs… »

« On a fait ce qu’on a pu, ajouta-t-elleen promenant son regard autour de la chambre, et vous nousexcuserez s’il manque quelque chose : Saint-Jean-Pied-de-Portn’est pas Paris !

Elle déposa sur la table un objet qui renditun son argentin, fit une leste révérence et disparut.

Fortune resta seul.

Il regarda en premier lieu l’objet qui avaitsonné sur la table : c’était une bourse élégante etpassablement garnie.

Le boudoir était en vérité fort galant. Latoilette surtout, équipée de mousseline rose, contenait, outre lessavons et les essences, une multitude d’instruments dont notre amiFortune, qui n’était pas un sybarite, n’aurait point su devinerl’usage.

Le lit était coquet, moelleux, tout drapé delampas et de dentelles.

Fortune ne s’avoua pas cela, mais il espéraitvaguement que, cette nuit, une jolie main gratterait peut-être à laporte…

Et certes il ne songea même pas à dénouer lepaquet que lui avait remis la Française.

C’était son costume du lendemain, il savaitcela, et, d’après la façon dont on le traitait, son costume nepouvait être que convenable.

Une fois franchie la frontière de France, ledanger, comme on le lui avait dit, pouvait être plus sérieux, maisau moins le temps était passé des comédies malséantes et desdéguisements ridicules.

Il allait redevenir lui-même, et pour faireles deux cents lieues qui le séparaient encore de Paris, il allaitsans nul doute trouver un bon cheval à la porte de cette maisonhospitalière.

Fortune se mit au lit en songeant ainsi.Jamais il ne s’était étendu sur de pareils matelas, qui sentaientl’ambre, et où son corps enfonçait comme s’il se fût plongé dans unbain.

Il avait eu d’abord la pensée de se teniréveillé à tout événement, mais au bout de trois minutes il ronflaitcomme un clairon.

Aucune aventure galante ne vint l’éveiller,aucune main douce ou rude ne gratta à sa porte, et quand ils’éveilla, le lendemain, il faisait déjà grand soleil.

Au fond du lit, où il y avait une glace drapéede guipure, le cordon d’une sonnette pendait.

Il sonna, plutôt que de sauter hors de son litpour commencer sa toilette.

Ce fut un petit vieillard qui entra : unisraélite au nez crochu comme un bec de perroquet.

– Qui êtes-vous ? lui demandaFortune.

– Le maître de céans, répondit le petit homme,et je croyais que la dame aurait pris pour elle cette chambre queje loue aux voyageuses de distinction.

– Où est la dame ?

– Elle est partie de grand matin avec toute sasuite. J’espère, mon gentilhomme, que vous allez en faire autant,car la maison est à louer, et vous ne voudriez pas faire perdre àun père de famille l’occasion de gagner sa vie.

« Mais, s’interrompit le juif, dont leregard inquisiteur avait fait le tour de la chambre, à quel sexeappartenez-vous, s’il vous plaît ? Je ne vois ici que desvêtements de femme.

– Apportez-moi ceci, répondit Fortune endésignant le paquet qui lui avait été remis la veille ausoir ; cette enveloppe contient mes véritables habits.

Le petit vieillard obéit, et Fortune dénoual’étoffe qui entourait le paquet.

Aussitôt que les coins de l’enveloppetombèrent, le petit juif s’élança vers le lit comme un furieux.

– Misérable ! s’écria-t-il, osez-vousbien apporter dans une chambre qui coûte un écu tournoi par jour desemblables vilénies !

Fortune, à vrai dire, était aussi indigné quelui.

Le paquet contenait un costume de compagnonmaçon, usé, déchiré et tout souillé de plâtre.

Fortune n’aurait pas cru qu’il pût regrettersa jupe de paysanne navarraise !

– Holà ! bonhomme ! s’écria-t-il,voici qui passe la permission ! Vous devez avoir de près ou deloin des accointances avec ces gens-là. Je veux que le diablem’emporte si je consens jamais à revêtir ces guenilles.

Le Juif se prit à le considérercurieusement.

Il y aurait peut-être quelque chose à gagner,grommela t-il entre haut et bas, en amenant ici monsieur le bailliet les gens de la sénéchaussée.

Fortune n’entendit point cela, mais le regardcauteleux du bonhomme parlait aussi, et Fortune comprit sonlangage.

– N’êtes-vous point de la bande ?s’écria-t-il en bondissant hors des draps. Alors je vous retienscomme otage et vous allez me servir de valet de chambre !

Son puéril courroux était dissipé ; ilrentrait dans le sentiment de sa situation.

En un clin d’œil, avec l’aide du vieux juifqui le secondait bon gré mal gré, Fortune eut revêtu sondéguisement nouveau.

Il prit la bourse, il n’oublia pas la canne,il enferma son hôte dans le boudoir, et l’instant d’après,franchissant les portes de Saint-Jean-Pied-de-Port, il s’engageaità grands pas sur la route de Mauléon.

– À tout prendre, se disait-il déjà consolé,car il avait un excellent caractère, je n’ai pas à quereller monétoile. Ces habits ne sont pas somptueux, mais je ne rencontreraipersonne de connaissance qui puisse m’en faire rougir, et du diablesi un pareil accoutrement ne me met pas à l’abri des voleurs ?J’aurais mieux aimé voyager à cheval, mais le temps est beau etj’ai de bonnes jambes : tout est probablement pour lemieux : j’ai donné dans l’œil, c’est certain, à la charmantedemoiselle : elle a choisit ces guenilles dans monintérêt : figurons-nous seulement que nous sommes en temps decarnaval !

« La mule du pape !s’interrompit-il, je crois que je mourrais de honte si ses grandsyeux moqueurs étaient en ce moment sur moi !

Il suivait la route montueuse aussi vite qu’uncheval au trot.

Il dépassa Mauléon et poussa son étape jusqu’àOrthez, où un compagnon menuisier l’aborda dans la rue pour luioffrir l’hospitalité.

Ainsi en fut-il le lendemain à Mont-de-Marsan,de la part d’un compagnon tailleur de pierre.

Le surlendemain, même aventure à la troisièmecouchée.

Tout allait droit ; il n’y avait pas unpli, pas un obstacle, pas un détour.

Il lui arrivait bien souvent de souper avec deriches bourgeois et même avec des gentilshommes.

Deux ou trois fois il fut conduit dans despresbytères, le compagnon qui l’accostait se trouvant être unprêtre ou un abbé.

Une chose qui doit être notée, c’est que,selon la promesse de sa protectrice inconnue, deSaint-Jean-Pied-de-Port à Paris, Fortune ne rencontra pas une seulefois le rousseau.

On s’était débarrassé sans aucun doute de cetodieux personnage.

Du reste, cette charmante personne qu’onappelait la Française, était également devenue invisible.

Tout alla bien jusqu’à Melun et même jusqu’aubon bourg de Montgeron, situé au delà de Lieu saint.

Il ne s’était point battu, il n’avait point buoutre mesure et s’il avait juré, peu importait, puisqu’il n’étaitplus en Espagne.

Le naufrage a lieu quelquefois tout près duport.

À Montgeron, qui était la dernière étape,Fortune ne fut conduit ni dans une maison bourgeoise, ni dans unchâteau, ni dans un presbytère ; on le mena tout uniment àl’auberge où il se trouva entouré de joyeux vivants.

Lors de son arrivée, le maître de l’aubergelui avait dit qu’il ne pourrait avoir sa chambre avant minuit parcequ’elle était occupée par un voyageur, lequel avait dormi toute lajournée et devait se remettre en route pour Paris vers les onzeheures du soir.

Il faisait chaud et les routes étaient assezsûres, depuis qu’on avait mis à la raison la bande deCartouche ; il n’était point rare de voir les piétons faireleur étape la nuit pour éviter l’ardeur du soleil.

Fortune, n’ayant pas le choix, puisquel’auberge était pleine à regorger, accepta la chambre, et pour tuerle temps se réunit aux joyeux vivants qui étaient dans la sallecommune.

Le temps fut tué tant et si bien que quand onvint chercher Fortune, vers minuit, pour le mener à sa chambre, ilavait la tête lourde, les yeux éblouis et le diable dans sapoche.

De toutes ses économies il ne lui restait pasun écu.

– Voilà bien mon étoile ! dit-il à sescompagnons en leur souhaitant la bonne nuit gaiement. S’il m’étaitsurvenu pareille déconvenue entre Limoges et Orléans, par exemple,j’aurais pu éprouver de l’humeur ; mais ici, à deux pas deParis, vogue la galère ! je me soucie de mon boursicot perducomme d’une guigne !

Il monta à sa chambre en chantant. Sous lesdraps blancs qu’on venait d’y mettre, le lit du voyageur étaitencore tiède.

Fortune commença à se déshabiller paisiblementet il allait se fourrer sous la couverture, lorsqu’un objet attiratout à coup son attention et sembla fasciner son regard.

C’était une perruque rousse, tombée à terre etsur laquelle la lampe jetait un vif rayon.

Fortune, demi nu qu’il était, se jeta surcette perruque comme sur une proie.

Il l’avait reconnue d’un coup d’œil.

Mais quand il l’approcha de la lumière pourl’examiner mieux, il vit sur la table une bande de taffetas vertformant emplâtre, aux deux extrémités de laquelle se rattachaientdes ficelles.

En même temps son pied foula un objet deconsistance molle qu’il ramassa.

C’était une sorte de tampon de forme oblongue,fait avec des chiffons et de l’étoupe.

Fortune aurait eu de la peine à reconnaître lanature de ce dernier objet s’il n’y avait eu la perruque rousse etl’emplâtre.

Les trois objets réunis ne lui laissaient pasl’ombre d’un doute : il avait devant les yeux l’épaule, latignasse. l’emplâtre de son ennemi le rousseau.

– La mule du pape ! s’écria-t-il endevenant tout pâle c’est lui qui a dormi dans ce lit !… et ilest en route vers Paris !… Si je n’arrive pas avant lui auxbarrières, le scélérat est capable de me dénoncer et de me fairependre !

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