Le Cavalier Fortune

Chapitre 2Où Fortune cherche son souper.

C’était une gaie matinée de printemps.

Il faisait froid, comme il arrive souvent dansla campagne de Madrid, et Fortune regrettait que La Roche-Laury, saprovidence, n’eût point songé à joindre un manteau à son pourpointet à son haut-de-chausses.

Le jour était encore incertain.

Fortune, chevauchant du côté de la route oùétaient les bornes militaires, voyait du côté droit un autrecavalier qui allait bon pas sur une grande mule.

Ce cavalier avait un manteau et fredonnaitentre ses dents des airs que Fortune aurait pris pour des refrainsde France si l’on n’eût point été en Castille.

Quoique Fortune, selon sa propre appréciation,et comme il l’avait franchement avoué au cardinal, fût un garçonsans défauts, il céda aux conseils de la faiblesse humaine etpressa le pas de son cheval pour voir un peu la figure de cevoyageur qui pouvait devenir un compagnon de route.

Mais l’autre, entendant le bruit du trot dansla poussière, souffleta les oreilles de sa mule, qui aussitôtallongea.

En même temps, il ramena sur son visage lesplis du manteau que Fortune lui enviait.

Fortune prit le petit galop, la mule aussi, desorte que la distance restait toujours à peu près la même entre nosdeux voyageurs.

–Tête-bleu ! pensa Fortune, qui n’étaitpas endurant de sa nature, ce croquant pense-t-il m’en donner àgarder ?

Et il piqua des deux.

Mais la mule prit aussitôt le grand galop.

Fortune, mordu au jeu, donna de l’éperon commeun diable, et ce fut bientôt entre les deux voyageurs une véritablecourse au clocher.

Pendant cela, le jour grandissait. Fortune sedisait, commençant à distinguer la tournure de l’homme à lamule :

– Voici un gaillard mal bâti, ou que jemeure ! Il a des cheveux qui coifferaient bien un jocrisse surle Pont-neuf. Quand je vais l’atteindre, je lui demanderai un peupourquoi il m’a fait courir ainsi.

Son cheval, vivement poussé, gagnait duterrain ; l’autre voyageur, qui craignait d’être vaincu danscette lutte de vitesse, tourna la tête pour la première fois, afinde voir qui le poursuivait ainsi. Ce fut un coup de théâtre.

Fortune serra le mors de son cheval, quis’arrêta court.

Il venait d’apercevoir sur l’œil droit del’homme à la mule une large bande de taffetas vert.

– Sang de moi ! s’écria-t-il, j’aurais dûdeviner cela depuis longtemps ! épaules dépareillées etperruque rousse ne me suffisaient-elles pas sans l’emplâtre ?Je n’ai rien à faire de ce coquin, puisque j’ai défense de causeravec lui et de me battre contre lui !

Ce coquin, comme l’appelait Fortune, étaitanimé sans doute de sentiments pareils, car après avoir regardénotre cavalier, non seulement il continua de fuir à fond de train,mais encore il se jeta hors de la route et disparut derrière unbouquet de chênes-lièges qui rejoignait le Hénarès.

Fortune reprit sa marche au pas.

Le soleil commençait à rougir les vapeurs del’horizon.

Fortune en était encore à se demander queldiable de fringale avait pris l’homme à la mule, lorsqu’il aperçutla cinquième borne militaire entre Alcala et Guadalaxara.

Fortune descendit de cheval, attacha samonture à l’anneau de fer scellé dans la borne et s’assit sur leparapet du pont.

À l’autre bout du parapet, un moine en robebrune, rattachée aux reins par une corde écrue, regardait coulerl’eau.

L’arrivée de Fortune ne sembla point troublersa méditation.

Un long quart d’heure se passa, et Fortunecommençait à perdre patience, lorsqu’au sommet de la côte en pentedouce qu’il venait de descendre pour arriver jusqu’au pont, uncortège se montra.

C’étaient deux mules honnêtementcaparaçonnées, entre lesquelles une litière de voyage sebalançait.

Quatre vigoureux arriéros, le fouet à la main,l’espingole en bandoulière, accompagnaient les mules deux àdroites, deux à gauche.

Le moine quitta aussitôt sa posture méditativeet vint droit à Fortune.

Il entrouvrit son froc et mit sur la borne unsac d’argent en disant :

– Cavalier, voici de quoi payer les frais devotre voyage dans la forêt.

– À la bonne heure ! s’écria Fortune, jevais savoir enfin où je vais !

– Vous allez coucher à Guadalaxara, réponditle moine. Gardez-vous seulement en chemin d’un certain personnagequi est bossu de l’épaule droite, rousseau de cheveux et qui porteun taffetas sur l’œil.

– je l’ai vu, le personnage, riposta vivementFortune ; au lieu de me garer de lui, ne serait-il pas pluscourt de l’assommer ?

Le moine mit un doigt sur sa bouche.

Les deux mules, la litière et les quatrearriéros armés jusqu’aux dents arrivaient à la tête du pont.

– « Alto ahi ! » commanda lemoine sans élever la voix.

Quoi qu’il eût pu faire, Fortune n’avait pasencore distingué son visage, perdu dans l’ombre d’une profondecagoule.

Le cortège s’arrêta aussitôt.

Le moine dit encore, en s’adressant àFortune :

– Cavalier, regardez de tous vos yeux et neperdez rien de ce que vous allez voir.

Il marcha en même temps vers la chaisesuspendue dont la portière s’ouvrit, découvrant une jeune femme –ou une jeune fille – au teint pâle et à la physionomieintelligente.

Fortune resta ébloui par le regard quel’inconnue lui jeta.

Le moine échangea quelques rapides parolesavec la jeune dame de la litière, puis la portière se referma et lecortège reprit sa marche.

– Qu’avez-vous vu ? demanda le moine àFortune.

– Une figure de jolie femme, réponditcelui-ci, seulement je ne l’ai pas vue assez longtemps.

– La reconnaîtriez-vous si vous veniez à vousrencontrer avec elle ?

– Pour cela, oui.

– Dans un mois comme aujourd’hui ?

– Dans un an, s’il me faut attendrejusque-là.

Le moine dit :

– C’est bien.

Et il ajouta :

– Si quelqu’un vous parle de la Française,vous saurez qu’il s’agit d’elle.

– Bien, dit Fortune à son tour, je le saurai.Après ?

Le moine croisa ses bras sur sa poitrine.

– Cavalier, répondit-il, vous vous arrêterezau Taureau-Royal, qui est la première posada en entrant àGuadalaxara par le faubourg de Madrid. Que Dieu vous protège dansla forêt !

À ces mots, il tourna le dos et prit à paslents le chemin de Alcala.

Fortune resta un moment abasourdi.

C’était la troisième fois qu’on lui parlait de« la forêt ».

Les forêts sont rares en Espagne.

Mais comme Fortune n’était pas homme à secreuser la tête longtemps ni à délibérer outre mesure, il versa surle parapet le contenu du sac à lui remis par le moine et se mit àcompter son argent avec plaisir.

Il y avait deux cents douros de vingt réauxchacun, ce qui formait à peu près mille livres tournois en argentde France.

– Ce cardinal, pensa Fortune, est un homme desens ; il m’a payé en argent et non point en or, parce qu’ils’est dit : « Avec un gaillard comme ce joli garçon deFortune, les grosses pièces vont plus vite que les petites. »En somme, le cadeau me parait suffisant pour aller jusqu’à lacouchée.

Quand il eut remis les douros dans le sac, ilrevint vers son cheval pour le détacher, et dirigea ses yeux versla route qui lui restait à parcourir.

Au beau milieu du chemin, à un demi-quart delieue, il y avait un homme immobile qui semblait suivre sesmouvements avec une attention toute particulière.

De si loin on ne pouvait pas distinguerl’emplâtre de taffetas vert, et pourtant Fortune crut reconnaîtrele rousseau à l’épaule contrefaite.

Une chose étrange changea son doute encertitude aussitôt que l’homme vit le regard de Fortune fixé surlui, il tourna bride, quitta la route battue et disparut dans lacampagne.

Fortune se remit en selle et poussaincontinent son cheval.

Ce n’était pas pour rejoindre le rousseau,bien que la fuite de ce dernier lui donnât vaguement envie del’atteindre.

Il se disait tout bonnement :

– Les mules de la Française vont au pas, lesarriéros sont à pied : en trottant cinq minutes jerejoindrai la litière, et ce sera bien le diable si la belleinconnue ne met pas un peu le nez dehors, car on doit étouffer danscette boîte.

Fortune trotta pendant dix minutes, puis ilgalopa pendant un quart d’heure, mais il ne vit ni mules, nichaise, ni muletiers.

Il arriva de bonne heure à la posada duTaureau-Royal, qui était située à l’entrée même de la ville.

Fortune laissa sa monture à l’écurie duTaureau-Royal, pénétra dans la ville pour chercher son souper.

À quelques pas de la posada, il fut abordé parun bourgeois d’honnête mine, qui le salua avec respect et luidit.

– Seigneur cavalier, n’auriez-vous pointrencontré sur votre route un homme monté sur une mule, avec descheveux rouge carotte, une épaule démise et un emplâtre sur l’œilgauche ?

– Non, répondit Fortune, il porte l’emplâtresur l’œil droit.

Le bourgeois lui adressa un aimablesourire.

– Son Éminence, reprit-il à voix basse, saitchoisir ses serviteurs, et vous avez tout ce qu’il faut pourtraverser la forêt.

Bonhomme ! s’écria Fortune vivement,allez-vous enfin me dire quelle est ma besogne et où se dirige monvoyage ?

Le sourire du bourgeois devint plus malicieuxet il répondit :

– Vous ne trouveriez pas dans toute la villede Guadalaxara, qui est pourtant capitale de province, un seulcabaret pour manger un morceau de lard frais, sur le gril ;mais Michel Pacheco, le marchand de futaine, a bien reçu votrelettre et sa maison est toujours à la même place sur le parvis del’église Saint-Ginès.

– Je veux que Dieu me damne… commençaFortune.

Mais il n’eut point l’occasion d’achever,parce que le bourgeois, se bouchant les oreilles à deux mains,partit comme si toute la sainte Inquisition eût été à sestrousses.

Fortune s’adressa au premier passant venu etlui demanda où était le meilleur cabaret.

– Il y a celui de Guttierez, répondit lepassant, où il vint une moitié de mouton la quinzaine passée ;il y a aussi celui de Raphaël Nunez, dont les deux poules pondentde temps à autre ; mais si vous voulez manger un oignon doux,cuit à point sur la braise, allez chez jean de La Vega, et vousm’en direz des nouvelles !

Le passant suivit son chemin.

Fortune se mit à écouter son estomac quicriait misère et songea mélancoliquement à tous les bons endroitsqu’on rencontre dans tous les coins de Paris, cette capitale del’hospitalité.

Il pénétra plus avant dans la villemajestueuse et bien bâtie, dont les sombres maisons ne laissaientsortir aucune odeur de cuisine.

Plusieurs invocations qu’il adressa à sonétoile n’eurent aucun résultat.

Chemin faisant il avait mis le nez à la portedes divers cabarets indiqués par le passant charitable, mais lemouton de la quinzaine passée était mangé, les deux poulesn’avaient point pondu, et Fortune n’aimait pas les oignons douxcuits dans la braise.

La principale maison du parvis, situéevis-à-vis du portail de l’église, avait une apparence tout à faitrespectable.

L’enseigne disait en caractères creusésprofondément et vieux comme la maison elle-même : «MichelPacheco, marchand de futaine ».

Une femme voilée et dont les épaulesgracieuses s’enveloppaient dans une mantille de dentelle noiresortit de l’église, escortée par une duègne qui portait son livrede prières.

On ne voyait rien de son visage, et peut-êtrequ’en ce moment notre cavalier affamé eût préféré une tranche debœuf à la plus délicieuse aventure du monde.

Mais comme la tranche de bœuf manquait,Fortune se complut à regarder la taille harmonieuse et l’élégantedémarche de la jeune femme.

Car elle était jeune, il l’eût juré sur sonsalut.

Elle passa tout près de lui, et, comme iltouchait son feutre pour lui adresser un galant salut, une voixaigrelette se fit entendre sous les coiffes de la duègne,disant :

–Vous êtes en retard : on vous attend,fleur d’amour !

En ce moment, l’angélus sonna à la tour del’église et vingt fenêtres s’ouvrirent tout autour de la place,montrant des hommes et des femmes qui faisaient dévotement le signede la croix.

Fortune suivait des yeux l’inconnue qui sedirigeait vers la maison faisant face au portail.

Au second étage de cette même maison unefenêtre s’était ouverte, et Fortune poussa un cri d’étonnement en yvoyant paraître la perruque rousse et les épaules difformes de sonmystérieux ennemi, l’homme à la bande de taffetas vert surl’œil.

Celui-ci se signa comme les autres ; maisà la vue de Fortune, il fit une grimace de colère et refermaprécipitamment la croisée, à l’instant même où la dame voilée et saduègne entraient dans la maison.

Ce fut alors seulement que le nom de MichelPacheco, gravé au-dessus de la porte, frappa les yeux deFortune.

– Que je sois pendu, grommela-t-il, si lebourgeois de tantôt n’avait pas raison ! Ce misérable coquinde rousseau a bien vraiment son emplâtre sur l’œil gauche, à moinsque l’excès de mon appétit ne me donne la berlue… Mais quedisait-il donc avec ma lettre que ce Michel Pacheco, marchand defutaine, a reçue ? Je n’ai point écrit de lettre…

– À la fin ! à la fin ! s’écria unevoix de basse-taille derrière lui, voici mon excellent ami et frèrele cavalier Fortune, qui vient chercher son manteau et sasoupe !

Fortune se retourna et vit un petit homme touthabillé de brun, maigre, chétif, chauve comme la lune, quis’élançait vers lui impétueusement, les bras ouverts.

Quoi qu’il en eût, il ne put éviter la pluschaude accolade qu’il eût reçue à brûle-pourpoint en sa vie.

– Voilà du temps que nous ne nous sommes vus,reprit le petit homme, sincèrement attendri ; mon logis n’estpourtant pas bien difficile à trouver ; Vous n’aviez qu’àdemander, mon cher fils, l’église Saint-Ginès. Depuis que l’égliseest bâtie, les Pacheco vendent de la futaine en face du portail.Mais mieux vaut tard que jamais ; entrez, cousin, la soupe estau chaud, et nous allons trinquer à la prospérité de notrefamille.

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