Le Cavalier Fortune

Chapitre 7Où Fortune apprend un très important secret.

Fortune fit un grand effort sur lui-même etparvint à sourire, malgré le mortel chagrin qu’il avait dans lecœur.

– Nous irons à la chasse, demoiselle Aldée,dit-il en prenant un ton de gaieté, et ce ne sont pas les daims quimanquent autour du manoir. Vous aurez de la venaison pour le repasdu soir, car il faut que le chevalier Pierre de Courtenay soit reçucomme il faut dans notre maison.

Voilà un digne jeune homme, un bon cœur, unefranche parole !

– Je me souviens de lui, murmura Aldée, maisil y a si longtemps… si longtemps !

– Tout au plus trois ou quatre semaines,voulut dire Fortune.

– Un siècle ! prononça Mlle de Bourbonavec fatigue. Je n’étais pas née encore, et c’est depuis que j’aisenti mon cœur.

Les poings de notre cavalier se crispèrent, etil avala un juron qui faillit l’étrangler au passage.

Aldée restait calme et belle devant lui.

– Je ne serai pas la femme de ce Bourbon,murmura-t-elle. Je ne veux pas épouser un Bourbon comme feu Madamema mère.

Tout à coup, la blanche main d’Aldée s’appuyasur l’épaule de Fortune, qu’elle regarda fixement.

– Ami Raymond, dit-elle, tu ne sais pas unechose ? Tu lui ressembles et j’ai deviné pourquoi… Chut !Ma mère est morte.

– Sang de moi ! s’écria Fortune, jedeviendrai fou, moi aussi, fou de rage, si mon épée n’entre pasjusqu’à la garde dans la poitrine de ce coquin !

Aldée eut un orgueilleux sourire.

– Il faut parler avec plus de prudence, amiRaymond, dit-elle, et vous tenir à votre place. Quand les genscomme vous insultent les grands seigneurs comme lui, c’est affaireaux valets de les bâtonner d’importance.

Son regard était dur et cruel.

Elle tourna le dos tout à coup et courut d’unpas léger vers le miroir de Venise, qu’elle consulta enminaudant :

Ses bras s’arrondirent, ses jambes seplièrent ; elle prit l’attitude d’une danseuse qui va faire larévérence en commençant le menuet. Toute sa personne rayonnait degrâce et de noblesses. Mais tout à coup, posant les deux poings surses hanches, elle eut un rire bruyant et entonna, de cette voixrauque que nous avons déjà entendue, la ronde du faubourg.

La voix de Mlle de Bourbon faiblit pendant ledernier vers : elle porta les mains à ses tempes, qu’ellepressa, et tomba sur le carreau en poussant un cri aigu.

Fortune et Muguette s’élancèrent à la foispour la secourir.

Au moment où ils la relevaient, la voix creusede la vieille dame se fit entendre derrière eux. Ils seretournèrent stupéfaits en la voyant assise tout droit sur sonséant :

Pareille chose n’était pas arrivée depuis desmois.

La vieille dame avait appelédistinctement :

– Raymond !

C’était comme si on avait entendu tout à coupla voix d’une statue.

Fortune, qui avait porté Aldée jusqu’au sofa,la laissa aux soins de Muguette et s’approcha de la comtesse droiteet raide sur le lit.

À l’instant où Fortune arrivait auprès d’elle,son bras se tendit et sa main toucha l’épaule de notre cavalier quis’inclinait.

– Redresse-toi, dit-elle.

Fortune obéit, et ce mouvement fit glisser lamain de la vieille dame, qui restait appuyée contre la poitrine denotre ami, vers la place du cœur.

– Cela bat, murmura-t-elle tandis que ses yeuxmornes s’éclairaient vaguement comme s’ils eussent essayé desourire.

Elle pensa tout haut :

– Les années passent, voici que l’enfant estun homme.

Fortune aurait voulu baisser les yeux parrespect, mais il ne pouvait ; le regard de la vieille comtesseattirait le sien invinciblement.

– Raymond, poursuivit-elle, tu es beau, et jet’aurais reconnu dans la foule entre mille, car tes traits sont untémoignage, ils racontent à mon souvenir une triste, une coupablehistoire. Tu ressembles à celui qui me fit douter un jour de lajustice de Dieu.

Elle dit encore :

– Tu es beau, Raymond, tu n’as que du sangnoble dans les veines, tu dois être brave : écoute-moi.

Fortune et Muguette étaient frappés tous lesdeux au même degré par ce fait inattendu, étrange, jusqu’à paraîtresurnaturel, la mère folle recouvrant sa raison au moment où lafille, raisonnable, tombait, vaincue par l’étreinte d’une soudainefolie.

Sur le sofa, Mlle de Bourbon, immobile etcouchée sur le dos, semblait avoir pris la posture que sa mèrevenait de quitter après l’avoir gardée si longtemps.

– Écoute-moi, Raymond, répéta la comtesse. Siquelqu’un m’avait dit autrefois que le jour viendrait où jeprononcerais de semblables paroles, je l’aurais appelé menteur.Mais Dieu nous mène et tu es mon dernier espoir. As-tu oui parlerjamais d’une belle, d’une fière demoiselle qui avait nom Raymondedu Puy d’Aubental ?

Elle s’arrêta.

– Non, répondit Fortune.

– C’est une race éteinte, reprit la vieilledame. Le feu roi la connaissait bien, cette Raymonde, et il disait« mon cousin » quand il écrivait à Mr le marquisd’Aubental.

Cette Raymonde entra dans la maison de Bourbonépousant Alde Henri d’Albret d’Agost, septième Comte de Bourbon, enl’an 1696… Tu m’as bien écoutée.

Fortune s’inclina.

– Écoute encore : je suis cette Raymonde,et je n’étais pas digne d’un tel honneur, car il y avait une tachedans mon passé. Dieu m’est témoin pourtant que j’ai vécu bonnefemme auprès de M. le comte, mon mari, que mon premier baiseravait trompé…

– Madame, dit, Fortune, je ne suis pas seul àvous entendre.

Il y eut, dans les prunelles de la comtessecomme un reflet de grand orgueil éteint.

– Qui donc m’entend ? demanda-t-elle. Mafille Aldée ne peut plus m’entendre, et me comprendre : c’està toi que je parle. Elle baissa pourtant la voix enajoutant :

– J’ai été dure pour vous, autrefois, jeunehomme, parce que vous étiez le remords de ma faute, le remordsvivant. Je me souviens de cela et je m’en excuse : Nous avonsfait tous les deux, vous et moi, du tort à la maison deBourbon : moi, je n’ai qu’un repentir stérile ; vous quin’avez point péché mon fils Raymond, il faut payer la dette devotre mère.

– Alors, murmura Fortune, vous êtes mamère ?

Il n’aurait point su définir la nature de laprofonde émotion qui le tenait.

Il n’y avait aucune joie dans son âme, etc’est a peine si un mouvement d’affection se mêlait au respectaustère que lui inspirait la comtesse.

Celle-ci le regardait en face et semblait liresa pensée dans ses yeux.

– Mon fils Raymond, reprit-elle avec unefroideur mélancolique, je ne vous demande pas de m’aimer, je vouscommande de m’obéir.

– Je vous obéirai, Madame, répliquaFortune.

Elle lui tendit sa main sèche et ridée, quenotre cavalier effleura de ses lèvres.

La vieille dame l’attira tout contre le litet, à son tour, elle le baisa au front.

Sur le sofa, Aldée de Bourbon rendit un soupirfaible entre les mains de Muguette, qui essayait de la réchauffer àforce de caresses.

– Ce sont des menteurs, reprit la vieille dameaprès un silence, ce sont des lâches, et d’ailleurs, chaque race ason destin. Le père de mon père eut la tête coupée par ce prêtrequi portait aussi le nom de Richelieu.

Fortune tressaillit et devint plusattentif.

– Celui-là, continua la comtesse, le cardinal,le bourreau, jouait avec le sang comme ses neveux jouent avec leslarmes. Il tuait des hommes, les autres assassinent desfemmes : ce sont les Richelieu.

– Je hais les Richelieu, dit Fortune avec unesauvage énergie.

– Tu es le fils d’un Richelieu, prononça toutbas la vieille dame.

La tête de Fortune se rejeta en arrière, et ilsecoua ses cheveux comme une crinière de lion.

– Je hais les Richelieu ! répéta-t-il, lajoue blême et les yeux sanglants.

Il y eut un gémissement du côté du sofa, etl’on entendit la douce petite voix de Muguette quidisait :

– Voici notre chère Aldée qui va reprendre sessens.

La comtesse ne prit point garde. Ses yeux, quiétaient fixés sur Fortune, exprimaient un terriblecontentement.

– Bien, cela ! mon fils Raymond,dit-elle, sois remercié pour ta haine ! J’avais seize ans, ilétait beau, ils sont tous beaux, et tu leur ressembles : c’estle seul héritage que cet homme ait laissé. Il vint chez mon père,un pauvre vieillard qui m’aimait. Sur la vraie croix, il me juraque je serais sa femme, et quelques semaines après il épousaitAnne-Marguerite d’Acigné, la mère de celui qui a tué ta sœur.

– C’est vrai, murmura Fortune, qui eut cettefois un joyeux mouvement dans le cœur, j’ai une sœur ! Aldéeest ma sœur et, vive Dieu ! ma sœur n’est pas morteencore ! :

– Puisses-tu dire vrai ! murmura lacomtesse. Mais les races ont leur destin. Je l’ai dit ; lesRichelieu nous tuent ; Je ne sais pas ce qui se passe enmoi : c’est peut-être cette dernière lueur qui éclaire leregard des mourants ; je crois bien que j’ai été aveugle oufolle, car je vois les choses comme si je m’éveillais tout à coupd’un long, d’un profond sommeil. Personne ne me l’a dit, pourtantje sais entends-tu bien, je sais que le Richelieu, le fils de celuiqui a pris l’honneur et le bonheur de ma vie, rôde autour de monAldée pour lui prendre son honneur. Le père était un loup, le filsest un chien de cour qui a des dents de loup : il faut letuer.

– Corbac ! murmura Fortune, je nedemanderais pas mieux, Madame, mais c’est qu’il est un peu monfrère à ce qu’il paraît. La peste ! cela me gêne.

– Les bâtards n’ont pas de frères, prononçadurement la comtesse. Si Aldée de Bourbon est ta sœur, c’est que,depuis une minute, la mère d’Aldée de Bourbon t’a dit je suis tamère. Le Richelieu t’a-t-il jamais dit : tu es monfils ?

– Non, répliqua Fortune, mais je pense bienque c’était lui, le vieux seigneur qui m’embrassait, quand personnen’était là pour le voir.

La comtesse ferma les yeux et laissa retombersa tête sur l’oreiller.

– Raymond, dit-elle avec fatigue, j’ai tropespéré de toi. Je vais mourir sans vengeance, et ta sœur estperdue.

– Non pas, de par Dieu ! s’écria Fortune.Dormez tranquille, bonne dame, car vous avez beaucoup parlé. Il y aune chose que je peux vous promettre, c’est que j’assommeraimonsieur mon frère avant de le laisser arriver jusqu’à notre Aldée.J’ai besoin de prendre l’air un petit peu, car j’ai la têteembarrassée comme si j’avais bu quatre ou cinq flacons de vin deGascogne. Qu’il soit un chien ou qu’il soit un loup, notre Aldéen’a rien à craindre du Richelieu dans l’état où elle est. Que Dieuvous garde, Madame ; ce ne sont pas les embarras qui memanquent, mais vous pouvez compter sur moi, foi de cavalier, etsous peu, vous aurez de mes nouvelles.

La comtesse ne rouvrit point les yeux,seulement, les lèvres blêmes s’agitèrent pour murmurer :

– Quand on ne les tue pas, ilstuent !

Fortune alla vers le sofa et déposa un baisersur le front d’Aldée. Il sentit que la main de mademoiselle deBourbon serrait la sienne faiblement…

– Au revoir, ma sœur, dit-il.

Les paupières de la charmante fille serelevèrent ; ses yeux mouillés semblaient remercier.

– Pauvre chère âme ! murmura Fortune, quiprit Muguette sous le bras pour l’entraîner jusqu’à la porte.

– Toi, mon bon petit cœur, dit-il dans lachambre d’entrée, j’étais venu ici pour t’apprendre une drôle denouvelle : Je t’aime à en perdre l’esprit.

– Est-ce bien vrai, cela ? balbutiaMuguette que l’excès de sa joie fit chanceler.

– Corbac ! te voici aussi pâle que lesdeux autres ! s’écria Fortune. Oui, c’est vrai et ce n’est pasle plus beau de notre affaire, car du diable si nous trouverons,toi et moi, d’ici longtemps, une heure de libre pour nous marierchrétiennement !

– Je serai ta femme, Raymond, balbutia lafillette, qui se pendit à son cou.

– Quand nous aurons le temps, oui, je te lepromets ; répondit gravement Fortune ; mais en attendant,laisse-moi partir, car j’ai de la besogne par-dessus lesoreilles.

Il essaya de se dégager.

– Où vas-tu ? demanda Muguette ens’attachant à lui.

– Je veux être pendu si j’en sais rien, mafille, répondit notre cavalier ; j’ai tant de monde à sauver,en commençant par moi-même, que je ne sais plus auquelentendre.

Le plus sage serait de manger un morceau, carl’estomac me tire, mais il faut d’abord que je tienne conseil avecmoi-même. À te revoir.

Il lui donna un gros baiser et franchit leseuil courant.

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