Le Cavalier Fortune

Chapitre 23Où Fortune fait passer M. de Richelieu pour univrogne.

Fortune, nous n’avons pas besoin de le dire aulecteur, suivait désormais une idée et entamait l’exécution de sonfameux plan.

Seulement, pour une partie de ce plan quin’était pas la moins importante, il avait compté sur maîtreBertrand, l’inspecteur de police, et maître Bertrand luimanquait.

D’autre part, le temps pressait.

Si Fortune n’eût point rencontré M. leduc de Richelieu chez Zerline, peut-être se fût-il ingéniéautrement, mais cette rencontre lui donna beaucoup à réfléchir etchangea tout un acte de sa comédie.

Il avait promis au hasard peut-être, desouffler une duchesse à M. de Richelieu : ce n’étaitici descendre que d’un cran ; Mme de Tencin étaitmarquise.

– Le diable, pensait notre cavalier enlongeant la rue Saint-Antoine à la recherche d’un loueur decarrosses, le diable c’est que ce misérable Adonis est sombre commeCaton ! Pour commettre certaines indiscrétions, même auprèsd’une femme, quand une femme tient de si près à Dubois, roi desmouches, il faut avoir une pointe de vin, et chacun s’accorde àdire que le Richelieu ne se grise jamais.

Il s’arrêta en face de l’église Saint-Paul,devant une cour, d’aspect villageois, au fond de laquelle on voyaittout un peuple de poules et de canards. La boue de cette cour étaitsouillée par une demi-douzaine de porcs qui semblaient là dans leparadis.

Fortune prit par le bras un courtaud deboutique qui passait et lui dit :

– Mon ami, vous voyez que je ne peux mettremes chaussures dans cette fange, allez dire au palefrenier, là-bas,qu’il fasse atteler un carrosse, et vite ! je n’aime pasattendre.

Le courtaud le regarda, rougit, et seprécipita à pleine course dans la cour boueuse.

Il revint au bout de cinq minutes, précédantun carrosse attelé de deux bons chevaux, et aida Fortune à y monteren disant :

– À votre service, Monsieur le duc !

– Dis au cocher, mon ami, reprit Fortune,qu’il me conduise à l’hôtel de Tencin, et qu’il galope !

Il referma en même temps la portière sur lecourtaud ébloui qui pensait :

– Pas même un grand merci ! il est commecela, ce duc de Richelieu ! C’est égal, je l’ai vu de près, etje ne donnerais pas ma soirée pour une pièce de quinzesous !

Claudine-Alexandrine Guérin, marquise deTencin, sœur de l’abbé du même nom qui devait être cardinal,ancienne religieuse au couvent de Montfleury, puis chanoinesse deNeufville, n’était plus alors de la première jeunesse et comptaitpour le moins trente-six ans.

Dans son salon, autour du sofa recouvertd’édredon où elle reposait, mollement étendue, cinq ou six gravesfauteuils étaient rangés.

Il y avait d’abord l’abbé de Tencin, aussidoux que sa sœur, aussi obligeant et presque aussi joli ; il yavait ensuite l’abbé Dubois, cette bête noire des romanciers et desdramaturges, qui tend aujourd’hui à se relever un peu dansl’opinion par les recherches plus sérieuses de la nouvelle écolehistorique. Law de Laurisson, à qui on peut donner une notepareille, M. Leblanc et le marquis Voyer d’Argenson, dont lesmémoires récemment publiés semblent faire un assez honnêtehomme.

M. de Machault, lieutenant généralde police, assis auprès de la fenêtre, car le jour allait déjàbaissant, compulsait un volumineux dossier.

Un valet entra et annonça :

– M. le duc de Richelieu.

Cela produisit un certain mouvement dans lesalon. Mme de Tencin quitta sa posture indolente et seleva, Dubois fit de même.

– Cette démarche, dit M. d’Argenson, està la décharge du jeune duc : on ne rend pas ses visite auxdames à l’heure d’un coup de main politique.

– Lisez Cujas, Monsieur le marquis, répliquaDubois, et la page qu’il consacra au mot latin alibi, vouscomprendrez l’intérêt que peut avoir M. de Richelieu pourfaire, en un pareil instant, ses visites aux dames.

– Vous permettez, Messieurs ? dit labelle chanoinesse en traversant le salon de son pas gracieux etléger.

– Messieurs, ajouta Dubois qui gagnalourdement une autre porte, vous permettez ?

Et ils sortirent tous deux.

M. de Machault murmura en reprenantsa lecture :

– L’abbé peut être un grand ministre, maisquel dommage de ne pas l’avoir fait inspecteur de police !

Selon l’ordre donné longtemps à l’avance, onavait introduit M. le duc de Richelieu dans le boudoir de lamarquise. Celle-ci le trouva déjà assis sur l’ottomane et ne futpoint étonnée de ce fait que M. le duc ne prît pas la peine dese lever pour la recevoir.

– Venez ça, chère belle, dit-il, et dépêchonsde causer, car je suis l’homme le plus pressé du monde.

À quelques pas de là, un bruit presqueimperceptible se fit derrière une porte vitrée qui s’ouvrait sur uncabinet noir.

– Le maladroit ! pensa la chanoinesse, ilne peut jamais entrer là sans s’accrocher à quelquemeuble !

Elle parlait de l’abbé Dubois qui,paraîtrait-il, ne prenait pas pour la première fois possession decet observatoire.

M. le duc de Richelieu n’avait pointdonné attention au bruit ; du moins, dans toute sa personne,rien n’indiquait l’ombre de la défiance.

– Pourquoi donc sommes-nous si pressé, cherduc ? demanda la chanoinesse en s’asseyant près de lui. Commeje vous remercie d’être venu !

Richelieu lui baisa les deux mains et jetaensuite son bras autour de sa taille.

Mme de Tencin eut comme un mouvementde surprise.

– Tiens ! tiens ! fit-elle.

Et notre ami Fortune rougit sous sa peinture,car c’était un fin matois et il se disait :

– Je ne peux pourtant pas savoir comment s’yprend ce coquin de duc !

– Vous êtes tout singulier, aujourd’hui,murmura Mme de Tencin.

– Ce Cadillac, répondit Fortune, m’a faitboire du vin de Sicile, et le verre à la main, vous savez, chèrebelle, que je suis pitoyable.

La chanoinesse le regarda longuement.

– C’est pourtant bien vous ! pensa-t-elletout haut.

Fortune se prit à rire.

– Voilà ce que c’est, dit-il, que d’avoir unepauvre petite venu par hasard ! Quand j’ai bu un demi-flaconde vin de Sicile, mes meilleurs amis ne me reconnaissent plus.

Dans le cabinet noir, Dubois écoutait et sedisait en mordant le bout de ses doigts :

– Je vous demande un peu si ne voilà point uneconversation ridicule ! ne va-t-elle point enfin le laisserparler un peu d’affaires ?

En ce moment Richelieu reprenait :

– Où en étions-nous ? ah ! je vousdisais que j’avais de la besogne par-dessus la tête, et, en vérité,chère belle, il faut que vous me protégiez contre cet éhonté drôlel’abbé Dubois, votre ami de cœur.

– Voilà du vrai Richelieu ! dit en riantMme de Tencin.

– Va toujours ! pensait Dubois dans sontrou.

– Je me déplais horriblement à Saint-Germain,continua le duc, et, les voyages me volent le meilleur de montemps. Que voulez-vous que fasse un malheureux obligé d’être quatreheures par jour en carrosse, sans compter les courses dansParis ? En outre voici déjà quelques-unes de ces dames qui ontété s’établir à Saint-Germain, de sorte que je suis tiraillé,écartelé…

– Roué vif, en un mot ! interrompit lachanoinesse, et, je vous prie de croire, mon cher duc, que votresort malheureux m’inspire une sincère pitié.

– Les bavards ! oh ! lesbavards ! pensait Dubois. dans son trou.

Il fit un mouvement d’impatience qui dérangeaune chaise et Mme de Tencin eut un accès de toux.

– Il faudra soigner ce rhume, belle dame, luidit affectueusement M. de Richelieu. S’il vous plaisaitde faire la paix entre ce fieffé maraud et moi j’irais jusqu’àconsentir à souper avec lui et à ne lui point dire trop ouvertementque je le regarde comme le dernier des bellâtres.

il se leva en sursaut parce que la pendulesonnait dans le salon voisin.

– Déjà six heures ! s’écria-t-il :Vertudieu ! quand je vous disais que nous n’aurions pas letemps de causer ! Il faut que je vous quitte, belle dame, latraite est longue jusqu’à l’endroit où je vais.

– Et peut-on savoir ?… demandaMme de Tencin.

– Le secret le plus absolu, répondit Fortunesentencieusement, est le point de départ de ces sortesd’affaires : Vous pouvez bien travailler pour moi,allez ! qui sait si dans peu de jours je ne serai pas à mêmede vous rendre la pareille ? En ce monde, tout est heur etmalheur, et quand nous aurons fait mourir sous le bâton cetteabjecte créature, l’abbé Dubois…

« Mais j’en ai déjà trop dit,s’interrompit-il, et au diable le vin de Sicile !

Son regard glissa vers le cabinet où, pour latroisième fois, un bruit léger venait de se faire entendre.

Puis il baisa la main de la marquise et sortiten disant :

– Qui vivra verra. Demain vous comprendrezpourquoi je me suis montré si discret malgré le demi-flacon deM. de Cadillac.

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