Le Cavalier Fortune

Chapitre 14Où Fortune trouve à qui parler dans la rivière.

Peu de temps auparavant, pendant que Fortuneétait chez maître Bertrand, une main timide avait soulevé lemarteau de l’hôtel habité par Thérèse Badin, rue desSaints-Pères.

Un homme, vêtu de noir et si pâle que leportier l’aurait pris volontiers pour un pauvre honteux, n’ayantpoint mangé depuis la veille, demanda le cavalier Fortune.

– J’ai ouï parler d’un original qui porte cenom-là, répondit le suisse, et Mlle Badin à donné l’ordre de lelaisser entrer chaque fois qu’il se présentera, mais je ne sachepas que ce soit ici sa demeure. Pour le moment, d’ailleurs, iln’est pas à la maison :

– S’il revient, prononça le pâle jeune homme àvoix basse, vous lui direz seulement mon nom : René Briand, etvous ajouterez que je pars pour un bien long voyage.

Il sortit.

Dès qu’il eut tourné les talons, le suissehaussa les épaules.

René Briand suivait le quai, pensif et la têteinclinée.

Il descendit sur la berge et gagna le bord del’eau en face des Petits-Augustins.

Il regarda la rivière qui allait vite.

Il s’arrêta.

Le lieu était enfin propice. Il s’agenouillaet pria.

Cela dura longtemps parce que des souvenirsbien aimés lui arrivaient en foule et mettaient de la distractiondans sa prière.

L’instant après, l’eau s’ouvrait et serefermait sur lui.

C’était le moment où Fortune, revenant desouper avec maître Bertrand, traversait le Pont-Neuf pour regagnerle logis de Thérèse. Si son attention n’avait point été attirée parla chasse à outrance que les archers de la Prévôté donnaient aufugitif inconnu, il aurait pu entendre dans le grand silence de lanuit, le bruit sourd que rendit l’eau en prenant le corps deRené.

Volontairement ou non, tout homme qui plongedoit revenir à la surface. La maison où René avait passé sonenfance était située sur le quai de Grève, à deux pas de la Seine,et René était bon nageur, comme presque tous les enfants desquartiers riverains.

Il fit un effort pour rester sous l’eau, maisla nature et l’instinct l’emportèrent : au moment de perdreconnaissance, il se laissa flotter pour donner encore une gorgéed’air à ses poumons.

Il flottait au courant comme une épave,lorsqu’un cri de détresse parvint à son oreille.

Il rouvrit ses yeux qui allaient se fermant,et son regard rencontra, à moitié route du ciel, une maison blancheaux murailles de laquelle se jouaient les rayons de la lune et dontle toit se couronnait de grands arbres.

Une lumière brillait à la façade de cettemaison, qui était celle de Thérèse.

René se retourna contre le courant et sapoitrine fit écumer l’eau.

– Il y a une créature humaine à sauver,s’était-il dit, et j’ai tout le temps de mourir.

Pour une âme douce et généreuse comme lasienne, le prétexte était bon, et je crois que cette lumièrelointaine, aperçue à la fenêtre de Thérèse, venait en aide auprétexte.

René se mit à nager vigoureusement. Il negagnait pas beaucoup sur le courant, mais le courant devait luiamener celui ou celle qu’il avait la volonté de sauver.

Dès les premières brasses qu’il détacha, lebruit d’une seconde chute, qui avait lieu sous le Pont-Neuf, etprécisément au même endroit que la première, vint étonner et luidonner à réfléchir.

La seconde chute fut suivie, après un courtintervalle, d’un cri qui avait quelque chose de comique.

– Êtes-vous mort, mon camarade ?demanda-t-on bonnement.

Personne ne répondit, et la voix ditencore :

– Corbac ! me serais-je mouillé pour leroi de Prusse ?

En même temps, sur la berge, non loin ducollège des Quatre-Nations, un bruit de pas et de conversation sefaisait. René put entendre le grincement produit par la chaîne d’unbateau qu’on essayait de détacher.

La lune était sous un nuage. Quand ses rayonsfrappèrent la berge de nouveau, René put voir un groupe d’ombresqui s’agitait sur le bord.

Presque aussitôt après, le niveau de l’eau sesouleva légèrement en avant de lui, et une tête apparut, voiléeentièrement par de longs cheveux mouillés.

René saisit ces cheveux à poignée ; etcommença à couper le courant de biais pour se rapprocher de larive.

La vue de ces hommes qui mettaient à l’eau unebarque le rassurait ; bien loin de l’effrayer, car il pensaitque ces hommes deviendraient au besoin des auxiliaires.

Le bateau était loin encore, mais deux outrois ombres s’étaient détachées du groupe et filaientsilencieusement le long du bord.

– La mule du pape ! dit une voix àquelque vingt toises de René, pourquoi aviez-vous dit que vous nesaviez pas nager, mon camarade ? Vous voyagez dans l’eau commepère et mère !

– Que Dieu soit loué ! répondit notrejeune homme dont le souffle était déjà plus pressé ; ce pauvremalheureux se débat comme un diable, et vous arrivez àpropos !

– Ah ! vous êtes deux ? s’écriaFortune. Voilà ce que j’appelle une drôle d’aventure ! Je suisbien certain de ne vous avoir point vu mettre à l’eau :preniez-vous donc un bain à cette heure de nuit, moncompagnon ?

René ne répondit rien.

– Aidez-moi, murmura-t-il seulement, depuisque je tiens sa tête hors de l’eau, il m’épuise par sesefforts.

Le fugitif, en effet, se débattait comme unedemi-douzaine de démons.

– Eh bien ! répondit Fortune,remettez-lui la tête sous l’eau, cela le calmera.

Une demi-douzaine d’élans solides l’avaientrapproché, et il put, lui aussi, saisir aux cheveux le fugitif.

– Lâchez, dit-il, et faites un peu la planchepour vous reposer, car nous ne sommes pas au bout de nospeines.

– La rive n’est pas à plus de trente toises,répondit René.

– Ah ça, coquin ! s’écria Fortune qui sedébattait avec le noyé, tu as donc la rage de me prendre par lesjambes ? Je ne lâcherai pas, c’est sûr, mais je pourrai biente ramener au bord assommé ou étouffé, si tu continues à faire leméchant.

Il plongea la tête du fugitif, qui cessa de sedébattre, et il reprit en s’adressant à René :

– C’est juste, nous sommes bien près du bord,mais ne voyez-vous point ces oiseaux qui se glissent le long de laberge ? Le pauvre diable qui boit un coup en ce moment s’estjeté du haut du Pont-Neuf pour les éviter.

– Quelque prisonnier ! murmura René.Alors il nous faudra gagner l’autre rive.

– Et peut-être loin d’ici, car ils ont unbateau… Je crois qu’il est temps de donner un peu d’air au pauvrecamarade.

Il souleva la tête du fugitif., À peine labouche de celui-ci eut-elle dépassé le niveau qu’il éternuaviolemment et se remit à gigoter de plus belle.

– Quel enragé !…commença Fortune.

Mais il n’eut pas le temps de venir à laparade. Le fugitif lui noua ses deux mains autour du cou etl’étrangla de la belle manière.

Notre cavalier poussa un cri rauque et sa têtedisparut à son tour sous le courant.

Il y eut une lutte courte, mais terrible, à lasuite de laquelle Fortune reparut seul.

– Plongez ! s’écria-t-il. J’ai été obligéde lui appuyer le pouce au nœud de la gorge, sans cela nous étionsperdus tous deux. Et le diable sait où nous allons le repêchermaintenant !

René disparut, Fortune le suivit, et pendantun instant, rien ne se montra à la surface de l’eau qui coulaitsilencieuse et rapide.

Au bout d’une minute, et comme la premièrefois, une tête chevelue souleva, puis perça le niveau.

C’était le fugitif qui secoua ses cheveux etcria d’une voix éperdue :

– À l’aide !

Le bateau avait quitté la rive et venait,conduit par deux archers armés de longues perches.

– Présent ! dit Fortune dont les doigtss’accrochèrent aux cheveux du fugitif, à l’instant où celui-ciallait de nouveau disparaître.

René se montra à quelques toises plus loin etcria :

– Gagnez au large ou le bateau va nouscouper !

Le bateau avançait, en effet, pousséénergiquement par les deux percheurs.

– Ce gaillard-là, dit notre cavalier, atrente-six démons dans le corps, c’est clair, et je ne voudrais pasle perdre, parce que j’ai précisément besoin d’un bon diable pourmes affaires. Je crois, mon camarade, que nous allons être obligésde livrer un combat naval, car nous ne pourrons gagner ce bateau devitesse.

– Le danger m’importe peu, répondit René, quisouriait tristement, mais je ne voudrais pas livrer ce pauvremalheureux à ceux qui le poursuivent.

– Rendez-vous, monsieur le chevalier, crièrenten ce moment les archers qui n’étaient pas à dix toises dedistance.

– Tiens, tiens, dit Fortune, il paraît quenous tenons un chevalier ! Et c’est singulier, mon camarade,ajouta-t-il en s’adressant à René, il me semble que je connaisvotre voix.

Ils avaient tous les trois leur cheveuxmouillés comme un voile sur le visage.

– Vous ne pouvez pas échapper, continua lechef de la Prévôté, et vous autre, mes drôles, pour vous mêler dece qui ne vous regarde pas, vous ferez un tour à laConciergerie.

– Cela n’a rien d’impossible, grommelaFortune, et je veux être pendu si j’avais besoin de me jeter dansce nouvel embarras !

Pour les suivre, le bateau fut obligéd’obliquer, et les perches se noyant de plus en plus finirent parperdre le fond.

Le bateau, qui n’était plus appuyé, s’en allaaussitôt à la dérive.

Ce fut un concert d’imprécations auquelrépondirent les cris de victoire de Fortune, car René gardait lesilence, et le fugitif avait la bouche sous l’eau.

– Vous en serez pendus, coquins ! hurlale chef des archers, vous avez détourné un prisonnierd’État !

– La peste ! dit Fortune, il paraît queça en valait la peine.

– Au contraire, acheva l’homme de la Prévôtédont la voix s’éloignait, je vous promets vingt bonnes pistoles, sivous vous comportez en honnêtes gens et si vous nous rendez lechevalier de Courtenay !

– Corbac ! s’écria Fortune, qui éleva ducoup la tête et les épaules du fugitif hors de l’eau, n’allons pasétouffer l’héritier de tant de royaumes ! Je savais bien quej’avais entendu cette voix-là quelque part.

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