Le Cavalier Fortune

Chapitre 19Où Fortune a fait de jolis rêves et un fâcheux réveil.

C’était bien ce Fortune, le plus heureuxcavalier qui fût sous la voûte du firmament. Tout lui arrivaittoujours à point : il pouvait courir comme un cerf, malgré sajambe foulée, et on avait beau le poignarder, il dévorait destranches de pâté avec un appétit de prince. Un autre, en sortant dutripot les poches vides et retournées, à cette heure de la nuit,aurait été obligé de dormir sur la borne, mais lui, pas dutout ! un mur s’était ouvert devant ses pas comme s’il eûtpossédé la baguette d’une fée, et un lit tout chaud s’était offertà lui.

Nous le disons comme cela était : un littout chaud. La dernière sensation de Fortune, avant de s’endormir,lui fut fournie par le matelas tiède, et il pensa :

– On jurerait que je remplace quelqu’un surcette couche !

La nuit précédente, on s’en souvient, iln’avait pas fermé l’œil. Le sommeil ne pouvait pas se faireattendre.

Le claret et la liqueur des îles aidant, ledieu qui préside aux songes heureux, ouvrit pour lui la ported’ivoire. Il vit son étoile au ciel plus large qu’une assiette etlançant des rayons qui réjouissaient le cœur, il baigna ses mainsbienfaisantes dans l’or qui devait doter cette pauvre Aldée etreçut avec des larmes d’attendrissement les actions de grâces deMuguette.

Puis le vent tourna, le vent fantasque desrêves. À cause de ses deux blessures qu’il avait traitées sansfaçon, il y avait bien un peu de fièvre dans son fait. L’ambitionle prit ; il laissa là, quitte à y revenir plus tard, lamaison de la rue des Tournelles où Muguette, cet ange souriant,accomplissait son modeste miracle de dévouement ; laconspiration l’appela : c’était son élément, il s’y jeta àcorps perdu.

Il entra la tête haute et le poing sur lahanche dans l’hôtel somptueux et meublé de neuf de ThérèseBadin.

Il était là, en vérité, comme chez lui :les laquais le saluaient jusqu’à terre et il prenait le menton dessoubrettes, il s’étendait tout botté, avec ses éperons aux talons,sur le satin rose et capitonné des sofas.

Et Thérèse lui disait en plongeant son regardtout au fond de ses yeux :

– Cavalier, mon cher cavalier, c’est bien vousque j’aime. Je ne vous prends pas pour monsieur le duc ;monsieur le duc est un bellâtre qui ne serait pas digne de vousservir en qualité de valet de chambre.

Cela faisait plaisir à Fortune qui embrassaitla belle Thérèse en la complimentant sur son goût.

On montait dans le carrosse, dans le fameuxcarrosse que Fortune avait admiré rue des Bourdonnais ;Fortune s’asseyait sur les coussins moelleux entre Thérèse et lasœur d’Apollon, et Dieu sait comme elles se disputaient sesmoindres attentions. Deux haies de populaires, rangées à droite età gauche, regardaient passer le carrosse et poussaient des vivats,parmi lesquels Fortune distinguait très bien ces paroles mille foisrépétées :

– Non, non, ce n’est pas le duc deRichelieu ! c’est ce hardi cavalier qui revient d’Espagne etqui est bien autrement beau que le duc de Richelieu !

On arrivait aux portes de l’Arsenal, et ici,car les rêves sont ainsi faits dans leur bizarrerie, Fortuneéprouva un moment d’angoisse en s’apercevant tout à coup qu’ilportait encore le costume de compagnon maçon et que sa vestepoudreuse mettait du plâtre aux belles robes de ses compagnes.

Mais le vent de l’illusion souffla et Fortunese prit à rire avec pitié.

Ce qu’il prenait pour des haillons de toileétait un habit de satin blanc brodé d’or !

La mule du pape ! il portait cela commeun dieu, et les grands seigneurs réunis autour de madame laduchesse du Maine mettaient leurs mains au-devant de leurs yeuxpour n’être point éblouis.

La princesse se leva de son trône et tout lemonde en fit autant. Elle était de petite taille et même un peubossue.

Fortune ne la trouva point à son gré, mais ilse dit prudemment : « Corbac ! il faut dissimulercar elle sera peut-être demain la régente deFrance ! »

Quant au prince, fils aîné de Louis XIV et demadame de Montespan, Fortune décida qu’il avait l’air d’une bonnepersonne et lui adressa un petit signe de tête amical.

– Voici donc, dit la sœur d’Apollon, quiparlait en vers alexandrins, le célèbre cavalier Fortune qui vientnous apporter l’aide de ses conseils et de sa vaillance.

Votre Altesse Royale ne saurait lui faire unaccueil trop distingué, vraiment !

C’était encore mieux tourné que cela, à causede la mesure et des rimes.

– Enfin ! s’écria la princesse, quidescendit toutes les marches de son trône, que les jours mesemblent longs en attendant ce beau cavalier !

Fortune voulut lui baiser la main, mais ellel’embrassa sur les deux joues, malgré la présence de monsieur leduc du Maine, et lui dit à l’oreille :

– Cavalier, vous êtes la fleur des pois, et jene sais pas comment ce duc de Richelieu a l’effronterie de se fairepasser pour vous.

Il dit bonjour aux trois gentilshommes bretonsde la mansarde, et quand on lui demanda quels étaient ses projets,il répondit :

– La mule du pape ! je ne suis pasembarrassé, j’irai au Palais-Royal, je prendrai monsieur le régent,je le mettrai ficelé comme un paquet dans un carrosse, et jel’emmènerai à la frontière d’Espagne.

Toutes les bougies s’éteignirent comme sil’ouragan eût passé dans ce salon éblouissant.

C’était la chambre triste où madame lacomtesse de Bourbon dormait ; immobile, sur ce lit quiressemblait à une tombe.

Au pied du lit, Aldée, l’adorable fille,inclinait son front pensif.

Elle était bien plus pâle qu’hier et degrosses larmes roulaient dans ses grands yeux. Elle se leva tout àcoup pour courir à la fenêtre qui regardait les sombres murs de laBastille.

Un homme passait sous un réverbère. Fortune lereconnut du premier coup d’œil, quoiqu’il ne l’eût jamais vu.

– Ça, monsieur de Richelieu, lui dit-il, vousêtes libre de tuer les autres femmes, mais Mlle de Bourbon est sousma protection !

– Qui est ce croquant ? demanda leduc.

Les épées sautèrent hors du fourreau et l’onse battit sous le réverbère.

Corbac ! ce duc à l’eau de rose n’étaitpas de poids contre le cavalier Fortune. Il rompait à fairecompassion, et Fortune allait lui passer son épée à travers lecorps, lorsqu’une manière de fantôme se mit entre eux deux.

C’était un homme de grande taille, habillé desombre, qui avait des cheveux blancs et portait le harnais à lamode sous le règne du feu roi.

Fortune recula.

Il avait reconnu en lui ce vieux seigneur, lemaître du château où il avait passé son enfance, celui quil’embrassait parfois quand ils étaient tous deux seuls.

Chacun a pu avoir ce rêve qui consiste à sedire : « J’ai dormi jusqu’à cette heure, mais à présentme voici bien éveillé. » Ce rêve vint à Fortune après tout lesautres. Il songea qu’il rouvrait les yeux après une nuit agitée etqu’il regardait tout autour de lui, se souvenant vaguement desillusions folles qui avaient bercé son sommeil. Ce nouveau rêveétait aussi triste, aussi morne, que les autres avaient étébrillants ou violents.

Fortune rêva que son premier regardrencontrait les murailles humides d’une sorte de cave où il n’yavait rien, sinon le grabat où il était étendu et un billot de boisbrut sur lequel reposait une lanterne éteinte.

Le jour venait gris et avare par l’ouvertured’une porte basse entrebâillée.

Au-delà de cette porte on entendait des bruitssourds d’où s’échappaient quelques paroles distinctes.

On est allé chercher le juge, disaientquelques voix, le juge et le commissaire.

D’autres voix répondaient :

– L’assassin est là dans le trou, il dort.

– Il dort ! se récriait-on.

Et d’autres encore répondaient :

– Il était ivre quand il a commis lecrime.

Fortune écoutait sans comprendre, mais sesyeux qui s’habituaient à l’obscurité destinèrent en ce moment unemasse confuse qui était sur le sol à côté du billot.

En même temps, il eut pleinement conscience dece fait : l’engourdissement qui le tenait n’était plus lesommeil et ce qu’il voyait n’était pas un rêve.

Fortune sauta hors du lit.

Il venait de reconnaître dans la masse inertequi était auprès du billot le cadavre d’un homme étendu la facecontre terre.

De l’autre côté de la porte ondisait :

– Il est temps d’en finir avec cesassassinats !

– Cette fois la justice va faire unexemple.

Sans réfléchir et à tout hasard, Fortune tirason épée pour s’élancer vers la porte qu’il ouvrit.

Il se trouva en face d’un rassemblement asseznombreux qui encombrait la rue étroite devant le cabaret desTrois-Singes.

– Le voilà ! le voilà ! s’écria-t-onde toutes parts c’est l’assassin !

En même temps, les pointes de quatrehallebardes menacèrent sa poitrine, tandis que la voix d’un archerdisait :

– Arrière ! ou vous êtes mort. Nousgardons cette porte de par le roi !

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