Le Cavalier Fortune

Chapitre 20Où Thérèse Badin promène son carrosse neuf et sa toilette debal.

Il était environ six heures du matin et il yavait plus d’une heure que les curieux attendaient là, les piedsdans la boue, l’arrivée de la justice.

Ils auraient tout aussi bien attendu deuxjours. Paris a une patience féroce quand il s’agit de certainsspectacles gratis, de certains drames qui ne sont pas joués par descomédiens et où le sang répandu est du vrai sang, liquide etrouge.

il avait ici du sang à deux pas et un hommepoignardé.

L’heure pouvait s’écouler, les spectateursgardaient leurs places.

Un enfant arriva en courant du côté de la ruedes Lombards.

– La Badin ! la Thérèse !s’écria-t-il du plus loin qu’il put se faire entendre. Elle estlà-bas, dans son carrosse, toute couverte de perles et de satin,avec des gentilshommes et des dames. Elle rit comme une folle.

Il y eut une émotion dans la foule. Les unsétaient en colère, les autres avaient pitié.

– Vient-elle par ici ? demanda-t-on.

– Non, répondit l’enfant, son carrosse suit lequai pour aller à sa maison de la rue des Saints-Pères.

Quelques voix murmurèrent :

– Elle ne sait rien encore, la pauvremalheureuse !

Mais d’autres grondèrent :

– Si elle n’avait point laissé son père dansce trou pendant qu’elle dansait là-bas avec des gens au-dessusd’elle, le malheur ne serait pas arrivé.

Quelques intrépides se détachèrent ;conduits par l’enfant que gonflait la vanité naïve des porteurs denouvelles.

En chemin, le groupe se grossit et fit uneboule de neige ; car tous ceux qui passaient étaient pris à laglu par cette nouvelle : le meurtre de Guillaume Badin, maîtredu cabaret des Cinq-Diamants et anciennement première basse deviole à l’Opéra.

Chacun voulait savoir les détails, qui étaientcurieux ; maître Guillaume avait gagné cent mille écus la nuitprécédente et son assassin était un jeune garçon, beau commel’amour, qui se nommait le cavalier Fortune.

Quand le groupe parti de la rue desCinq-Diamants arriva au quai, entre la rueSaint-Germain-l’Auxerrois et le Louvre, c’était une foule composéede cinq à six cents personnes.

– Belle amie, dit un marquis non sans un légersarcasme, votre carrosse attire les badauds comme le passage desnouveaux gardes du corps de Mme la duchesse de Berry.

– Un peu plus, ajouta un abbé, ils vontsolliciter la permission de dételer vos chevaux afin d’avoirl’honneur de vous traîner en triomphe.

– Raillez-vous, messieurs ? répliquaThérèse, prête à se défendre contre eux aussi bien que contre lafoule, le populaire insulte aujourd’hui ce qu’il adorera demain, etJeanne d’Arc, fut bien honnie avant de voir autour d’elle tout unroyaume agenouillé.

– Et certes, ajouta une comtesse derrière sonéventail, notre chère Badin vaut bien Jeanne d’Arc !

Thérèse rougit. Pour la première foispeut-être, elle soupçonna le nid de couleuvres qui se cachait pourelle sous tant de roses effeuillées.

Elle avait de l’esprit ; elledit :

– Jeanne d’Arc ne combattait que les Anglaisqui étaient des hommes ; moi, je défends notre bien-aimé petitroi contre Philippe et son Dubois, qui sont des monstres !

On applaudit avec ostentation et l’abbéajouta :

– D’ailleurs, Jeanne d’Arc ne donnait que sonsang, et notre Badin a déjà prêté plus de 10 000 louis àMme la duchesse.

Le rouge qui était sur la joue de Thérèse futremplacé par une soudaine pâleur.

Et pourtant elle n’avait pas encore remarquéune chose bien étrange : la façon dont la foule se comportaità droite et à gauche du carrosse.

Tous les visages étaient tournés vers Thérèseet tous les yeux la regardaient.

Mais, bien évidemment, ce n’était point satoilette éblouissante que la foule contemplait en ce moment.

On devinait dans ces mille regards mornes etobstinés, convergeant au même but, je ne sais quelle menacelugubre.

Non point menace de violence, et les noblesdames, compagnes de Thérèse, qui cessaient de rire, avaient tort detrembler, mais menace de malheur.

Les huées attendues ne venaient point ;il y avait dans ce flot qui montait autour du carrosse un silenceinexplicable : point de ricanements, point de railleries,point d’insultes.

Mais ce regard fixe de la cohue qui marchaittoujours, le regard morne et comme implacable.

Au bout d’une minute le silence contagieuxavait envahi l’intérieur du carrosse.

On était parti de l’Arsenal en se promettantde pousser la promenade matinale jusqu’au Cours-la-Reine, mais il yavait désormais un poids sur toutes les poitrines, et quand lecarrosse arriva au pont Royal, des dames émirent l’avis derentrer.

– Que craignez-vous donc ? demandaThérèse, qui redressa encore une fois sa belle tête hardie.

– Nous avons froid, répondit une comtesse, quifrissonnait en effet.

Et l’abbé ajouta :

– Je n’ai jamais rien vu de pareil. Qu’est-ildonc arrivé dans Paris ? Cela ressemble à des funérailles.

Le cocher reçut l’ordre de tourner auPont-Royal.

La foule avait envahi déjà toute la longueurdu pont, et ce fut entre deux haies muettes que notre troupe,naguère si joyeuse, passa.

Thérèse aussi, désormais, avait froid jusquedans le cœur ; mais comme elle était brave, elle pencha satête hors de la portière et, s’adressant au groupe le plus épais,elle demanda :

– Mes amis, pourquoi nous suivez-vous et quenous voulez-vous ?

Les gens du carrosse, hommes et femmes,retinrent leur souffle pour écouter la réponse.

Il n’y eut point de réponse.

Dans le groupe interpellé, les uns baissèrentla tête, les autres détournèrent les yeux.

L’enfant était là, l’enfant qui avait porté lanouvelle et qui en était si fier. Il eut honte, il eut remords, ilse cacha au dernier rang.

L’abbé dit tout bas :

– C’est assez dans le caractère de ce coquinde Dubois, et je reconnaîtrais ici volontiers la main deM. Voyer-d’Argenson. On a stipendié cette populace ; nousallons trouver des exempts au coin de la rue des Saints-Pères, etnous coucherons à la Bastille.

Je ne sais pourquoi cette pensée soulageal’âme de Thérèse. Il y a des pressentiments. La foule n’avait riendit. Thérèse ne se doutait de rien, et pourtant, dès lors, elle eûtété heureuse de n’avoir à redouter que la Bastille.

Mais pourquoi la foule ne parlait-ellepoint ? et comment la retrouvons-nous si différented’elle-même ? Elle avait quitté la rue des Cinq-Diamants,bavarde et le verbe haut. Et pourtant la foule se taisait, elle quiétait venue poux crier. C’est qu’elle avait pressenti la foudre.Thérèse et son père étaient sortis du peuple, et il y avait si peude temps qu’ils en étaient sortis !

On leur en voulait peut-être de leur victoiretrop rapide, mais on les connaissait bien et l’on savait comme ilss’aimaient.

– Hier, reprenait-on, elle a payé les dettesde maître Guillaume, dans la cour de son ancienne maison, rue desBourdonnais.

Et la harengère ajoutait :

– Moi, je l’ai connue toute petite ;c’était un cœur ! Quand maître Badin venait acheter, ill’amenait avec lui en la tenant par la main ; il n’était pasméchant, non ! et au temps où elle devint grandelette, quandon lui disait : Thérèse, avons-nous des amoureux ? ellerépondait : je ne me soucie point de cela, je n’aime que monpère.

Si bien qu’au moment où la foule rencontra lecarrosse, elle fut prise d’une sorte de respect.

Les rires de Thérèse et de ses compagnons laglacèrent au lieu de l’irriter.

Elle regarda cette jeune femme si brillante,si heureuse, qui tout à l’heure allait sangloter, désespérée.

Chacun se demandait : « Commentl’avertir, la pauvre fille ? » Toutes les poitrinesétaient oppressées, et il eût fallu bien peu de chose pour mettredes larmes dans tous les yeux.

Le carrosse tourna l’angle méridional du pontpour prendre le quai Malaquais et gagner la rue desSaints-Pères.

Thérèse se révoltait à la fois contre sescraintes vagues et contre la silencieuse persistance de ce peuplequi l’entourait.

La fièvre la prenait.

Elle provoquait du regard ceux qui marchaientprès de la portière et les menaçait de son joli poing fermé endisant :

– Que voulez-vous ? qui êtes-vous ?de quel droit me suivez-vous ?

L’expression de pitié s’accusait de plus enplus dans tous les regards.

Cela la rendait folle.

Au moment où le carrosse s’arrêtait enfindevant la porte de son hôtel, elle sauta sur le pavé sans prendresouci de ses nobles compagnons et s’élança au plus épais durassemblement.

Le cercle se referma sur elle. On la regardaittoujours.

– Me parlerez-vous ! s’écria-t-elleexaspérée en saisissant au collet le premier homme qui se trouva àportée de sa main.

L’homme essaya de se dégager etbalbutia :

– Un autre peut bien vous le dire, moi je n’enai pas le cœur.

Elle le lâcha pour porter ses deux mains à sonfront. Un indicible effroi naissait en elle.

– Qu’y a-t-il ? balbutia-t-elle d’unevoix étranglée. Mes amis, au nom de Dieu, qu’y a-t-il ?

Dans le grand silence qui suivit cettequestion, une voix chevrotante et cassée s’éleva.

– Ah ! ah ! disait-elle, la Badinn’est pas fière aujourd’hui, malgré ses perles et sonclinquant !

La foule se retourna indignée, mais je ne saiscomment celle qui avait parlé parvint à percer le cercle.

C’était une vieille femme à demi-ivre, dontles vêtements souillés tombaient en lambeaux ; unemendiante.

Celles-là sont implacables.

– Pourquoi m’empêchez-vous de parler ?demanda-t-elle, savourant d’avance le mal qu’elle allait faire.Puisque la Badin veut savoir, je vais tout lui dire, moi.

Deux ou trois mains essayèrent de lui fermerla bouche ; elle glissa comme un reptile, laissant sesguenilles entre les doigts crispés, et vint jusqu’à Thérèse, quichancelait en la regardant.

Leurs yeux se choquèrent ; la pauvressedit en ricanant :

– Voilà une belle fille ! et qui a sur lecorps assez d’argent pour payer le pain de cent famillesaffamées ! Thérèse Badin, il faut changer de robe pour aller àl’enterrement de ton père.

Les jambes de Thérèse fléchirent et son visagelivide se contracta.

La foule indignée se rua sur la mendiante,mais elle se débattit et acheva :

– Pendant que tu dansais, Thérèse Badin, tonpère est mort assassiné !

Thérèse poussa un cri déchirant et tombaévanouie entre les bras de ceux qui l’entouraient.

Ceux qui l’entouraient n’étaient ni les deuxcomtesses, ni la baronne, ni le marquis, ni le vicomte, ni lechevalier, ni l’abbé. Tout ce noble monde avait disparu comme parenchantement.

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