Le Cavalier Fortune

Chapitre 20Où Fortune a l’honneur de contempler un illustre sousséducteur.

Il était assez difficile d’arracher à ce bonLa Pistole quelque chose de suivi et de raisonnable. Il aimait etil détestait à la folie. Cette haine amoureuse ou cet amour haineuxlui bouleversaient la cervelle à tel point que ses idées dansaientincessamment la farandole.

Le petit devait s’appeler Vincent Camus commelui, pour peu qu’il appartînt au sexe masculin ; si c’étaitune fille, au contraire, on devait lui donner le nom deZerline.

La Pistole avait déjà réglé tout ce quiconcernait son éducation.

Fortune eut beaucoup de peine à le confesser.Il parvint à savoir pourtant, que Chizac, autre monomane, avaitadroitement coloré son étrange proposition.

Chizac ne laissant rien percer de sescraintes, avait mis en avant ses projets de mariage : la belleThérèse, dont il était éperdument épris, lui accordait sa main à lacondition que la mort de son père serait juridiquement vengée.

– D’ailleurs, avait ajouté Chizac, vous avezde l’esprit, mon cousin La Pistole ; il ne vous sera pasdifficile d’établir que Guillaume Badin était un peu ivre, j’entémoignerais au besoin, et qu’il vous a insulté devant sa porte. Lecoup d’épée rentrerait alors dans le cas de légitime défense. Etvoyez un peu les dangers de votre situation ! il est arrivémalheur à tous ceux qui ont touché à cette mystérieuseaffaire : l’inspecteur Bertrand est mort et l’on a été jusqu’àfaire disparaître son cadavre, déposé à la morgue, le cavalierFortune est mort aussi. En conséquence, il ne reste plus quevous : c’est peut-être un jour ou deux que vous allez mevendre au prix exorbitant d’un million. Quelle superbeaffaire !

En disant tout cela, l’ancien Arlequin de lafoire, très sérieux et très convaincu, avait pourtant je ne saisquel sourire aux lèvres.

– Vous n’êtes pas mort, cavalier, reprit-il,et cela me fait plaisir pour vous ; quant à l’inspecteurBertrand, son affaire me paraît claire puisque voilà mon chienFaraud revenu.

Il y avait déjà longtemps que Fortune si l’onpeut ainsi s’exprimer, causait avec Faraud tout en écoutant LaPistole.

Le chien était inquiet et allait à chaqueinstant vers la lucarne qui donnait rue des Lombards.

Fortune demanda :

– À quelle heure as-tu revu lechien ?

– Il a gratté à la porte, répondit La Pistole,tout de suite après le départ de mon cousin Chizac.

Fortune réfléchissait et se disait :

– Les blondins sont tout seuls à la maison.Qu’est-il advenu de ce pauvre diable et de sa petite femme ?Corbac ! il était un des meilleurs rouages de ma mécanique, etje ne sais pas comment je le remplacerai.

– Mon garçon, reprit-il tout haut, l’intérêtque je te porte m’a conduit à prendre des informations surMme La Pistole…

– Et de quel droit, s’il vous plait ?s’écria l’ancien Arlequin.

– Ta femme est digne de toi, poursuivit notrecavalier gravement, de toi qui viens d’accomplir un des plus beauxtraits de dévouement qu’on puisse trouver dans l’histoire ancienneet moderne. Touche-là ! Je me charge de faire comprendre à lacharmante Zerline ce qu’il y a de magnifique dans tonsacrifice.

– Vous êtes donc en rapport avec elle ?demanda La Pistole.

– Voici ce qui dépare la grandeur de toncaractère, répliqua notre cavalier, c’est cette propension à lajalousie. Fi donc ! Mais parlons de ta situation : tu asvendu ta vie pour ta femme et tes enfants, car il se pourrait queZerline fût mère de deux jumeaux, mon camarade.

La Pistole accueillit cet espoir par unsourire et avoua qu’il n’y avait point songé.

– Je me regarderais comme le dernier deshommes, poursuivit Fortune, si je te laissais payer sottement cettelettre de change funèbre, tirée sur toi par le vampire Chizac.As-tu remarqué comme ton cousin est changé ?

– Il ne fait pas très clair ici, répondit LaPistole, mais j’ai cru voir qu’il n’avait pas bonne mine.

Fortune se leva et passa son mouchoir commeune laisse dans le collier de Faraud.

– Veux-tu être avec moi ? demanda-t-il enchangeant de ton tout à coup.

La Pistole répondit :

– Je veux bien être avec vous s’il n’y a pastrop à risquer.

– Que peux-tu risquer de plus que ta vie,demanda notre cavalier. Voici ce que tu auras à faire : il y adans le logis de Chizac un mystère que je voudrais découvrir.

– Jamais je ne retournerai là-dedans, s’écria,l’ancien Arlequin. C’est plein de traquenards !

– Si tu aimes mieux donner ta peau, tu eslibre, mais écoute-moi jusqu’au bout. Une fois dans la maison deChizac, il suffirait de te laisser conduire par, Faraud, le bravechien, qui sait où est la cachette dont je parle.

– Faraud ne chasse que les papiers de labanque ; murmura La Pistole d’un air défiant.

– Faraud était comme un coq en pâte dans lelogis de l’inspecteur Bertrand, repartit Fortune, et les bêtes sesouviennent. Fais seulement ce qui t’est commandé et remarque bienla façon dont le chien se comportera. Tu as assez d’esprit pourtrouver ton prétexte d’entrée.

– Mais le prétexte de sortie ?interrompit La Pistole ; j’ai promis d’attendre ici les gensde la justice…

– La mule de pape ! si Chizac demande sonreste, regarde-le dans le blanc des yeux, mon fils ; etdis-lui seulement : « Mon cousin, vous êtes percé àjour ! » Il tombera comme un capucin de carte à qui ondonne une chiquenaude.

La Pistole était assis sur le pied de son litet tenait sa tête à deux mains.

– Tu tiendras note, poursuivit notre cavalierqui le regardait du coin de l’œil, des faits et gestes de Faraud,afin de m’en rendre compte exactement, après quoi tu te rendras,toujours avec Faraud, à la porte de la cour Guéménée, qui est aubout de la grande rue Saint-Antoine ; et tu examineras lesgens qui sortiront ou qui entreront. Si tu aperçois M. le ducde Richelieu, tu te rendras tout au fond de la cour, au logis deMme la comtesse de Bourbon d’Agost, et tu diras à sa servanteMarton : « Voici l’instant ! »

– Je n’aime pas beaucoup me mêler des affairesdes grands seigneurs, murmura La Pistole.

– Au cas où il y aurait bagarre, continuaFortune sans tenir compte de l’interruption, tu sauras que Faraudet toi devez être du côté de la susdite Marton.

Et si tu préfères subir ton sort comme unimbécile, dit tout à coup notre cavalier en laissant tomberbrusquement sa main sur l’épaule de l’Arlequin, je connais unquidam de gaillarde tournure qui consolera ta veuve avec plaisir.Voilà.

La Pistole bondit sur ses pieds.

– Je vais chez Chizac, dit-il, j’irais chez lediable la coquine ! la coquine ! quelle passion j’ai pourelle !

Il descendit le premier et Faraud lesuivit ; mais dès qu’ils furent dans la rue, Faraud tourna àpleine course l’angle de la ruelle des Cinq-Diamants.

Fortune reprit au contraire le chemin desHalles. Il partit à grands pas, le feutre sur les yeux et songeantsi profondément qu’il heurtait les passants sans prendre garde.

Après avoir quitté les Halles, il longea larue Coquille et entra dans la rue Croix-des-Petits-Champs.

Là, il s’arrêta devant une haute porte cochèreque flanquaient deux pans de murs, au centre de chacun desquels uneniche profonde abritait un large banc de pierre.

Nul ne se représentait ainsi l’entrée de lamaison habitée par ce Don juan à l’eau de tubéreuse :M. le duc de Richelieu.

Fortune souleva le marteau de la porte, et àce moment, sa figure témoignait d’une véritable émotion.

Après une bonne minute d’attente, la portes’ouvrit, et un suisse, galonné sur toutes les coutures, demanda enun baragouin qui se payait alors fort cher, ce qu’il y avait pourle service du nouvel arrivant.

– Je désire voir M. Raffé, ditFortune.

Le suisse répondit en français d’Allemagne,que M. Raffé était occupé et sur le point de partir pourSaint-Germain-en-Laye.

Il y avait en effet un carrosse attelé dans lacour.

– Je viens de la part d’une dame, ditFortune.

Le suisse posa fermement la question de savoirsi cette dame en voulait à M. le duc ou à son premier valet dechambre.

– La dame est pour M. Raffé, réponditFortune, et ce n’est pas tous les jours qu’il lui arrive pareilleaubaine.

Il ajouta, parce que le suisse examinait soncostume d’exempt :

– La dame a l’honneur d’appartenir à lalieutenance.

Le suisse s’effaça, Fortune entra et la portefut refermée derrière lui.

Ce fut dans le vestibule que Fortuneattendit.

Au bout de dix minutes environ, un valet vintle chercher et le fit monter au premier étage.

Là, dans une chambre fort bien ornée et quiconfinait aux appartements de M. le duc, un homme detrente-cinq à quarante ans, les cheveux en papillotes et tiré àquatre épingles, dans une robe de chambre en damas ramagé,s’asseyait auprès d’une table couverte de papiers.

C’était Raffé, l’illustre Raffé, personnagehistorique s’il en fût, et qui vit à ses pieds, dit-on, comme l’ânechargé de reliques, les plus nobles pécheresses de ce sièclepécheur.

Comtois referma la porte.

Fortune et le roi des Frontins étaientseuls.

Ce fut seulement alors que Raffé daigna seretourner à demi pour jeter à notre cavalier un coup d’œil hautainet souverainement fatigué.

– Mon bon, dit-il, vous voyez qu’il y apresse, mais néanmoins, s’il s’agissait d’une personne de rang.Approchez, je vous prie, ce n’est pas la première venue qui peutmettre ainsi un exempt en campagne.

Fortune fit quelques pas vers le bureau chargéd’amour et s’arrêta en face de son interlocuteur, qu’il examinacopieusement.

– On dirait, murmura celui-ci, que vous n’avezjamais vu d’homme entouré par la faveur des belles.

– Sur ma foi, murmura Fortune au lieu derépondre, c’est que je le reconnais, je le reconnais très bien, cebon monsieur Raffé ! Y a-t-il assez longtemps que nous ne noussommes vus !

L’œil du premier valet de chambre devint plusattentif.

– Mon brave, dit-il, moi, je ne vous reconnaispas du tout. Il m’est arrivé rarement de fréquenter des gens devotre sorte.

– Je n’ai pas toujours été exempt du Châteletde Paris, mon bon M. Raffé, répliqua Fortune. Regardez-moiencore.

– Je veux mourir… commença Raffé.

– Ah ! que diraient ces dames !interrompit Fortune. Je vais vous aider un peu, si vous voulez.

Alors, fit le valet de chambre dont lessourcils se froncèrent, il ne s’agit que de vous, l’ami ? lemessage galant était un prétexte ?

– Un pur prétexte, mon bon monsieur Raffé.

Celui-ci avança la main vers une sonnetteposée sur la table.

Sans façon, Fortune lui arrêta le bras.

– Ne voulez-vous point au moins savoir monnom ? demanda-t-il.

– Que m’importe, s’écria encore Raffé avec unecolère d’enfant gâté, vous me prenez le temps des dames !

– Il vous importe peut-être plus que vous necroyez, je suis Raymond.

– Raymond, répéta le valet de chambre, Raymondqui ?

– Le petit Raymond… vous savez… celui que feuM. le duc embrassait quand personne ne pouvait le voir.

Raffé ouvrit de grands yeux.

– Toi, balbutia-t-il, Raymond.

– On fait ce qu’on peut pour arriver. Je croisque vous commencez à me reconnaître.

Le valet de chambre se leva et se plaça demanière à voir notre cavalier, posé en plein jour.

– Il a la bouche, murmura-t-il, le nez aussi,les yeux… par la sambleu ! Sais-tu que tu es un beau gars monfils ? M. le duc ne pourra te renier, car tu luiressembles comme deux gouttes d’eau !

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