Le Cavalier Fortune

Chapitre 1Où Fortune rencontre le cadavre de maître Bertrandl’inspecteur.

Fortune savait désormais où il était. Sonpauvre ami, le chevalier de Courtenay, dont il regrettait amèrementl’absence, lui avait dit la vérité de point en point.

Une simple pierre le séparait de ceux qu’ilentendait. Il ne s’agissait que d’attendre la nuit pour soulever ladalle à la force des reins, et il allait se trouver dans la galeried’Est, déserte et libre.

Il revint sur ses pas à reculons, rentra dansla cellule de La Pistole et replaça les quatre carreaux avec unsoin minutieux.

La Pistole ne l’interrogea même pas sur lerésultat de son exploration.

Les poignards des deux Altesses Royales firentleur office d’échelons, et Fortune regagna son gîte.

Ce fut une longue journée ; l’impatiencede notre cavalier faisait durer les heures, et il n’était pas sansinquiétude au sujet de son voisin, qu’il entendait maintenantmarcher à grands pas de l’autre côté de la cloison.

La fièvre avait succédé à l’abattement chez lepauvre La Pistole ; on l’entendait bavarder tout seul avec uneétrange volubilité.

Il parlait tout à la fois de sa femme, de sonvoyage d’Espagne, de la conspiration, de son argent et de sonchien.

Son idée fixe était maintenant d’être librepour aller mettre le feu à l’Arsenal et incendier ainsi lacoquine.

Quand maître Lombat, le guichetier, vint fairesa visite du soir, Fortune se sentit trembler. La voix de LaPistole lui donnait la chair de poule.

La Pistole, en effet, divaguait tant qu’ilpouvait. Il avait pris à tâche de séduire le guichetier ; illui faisait les propositions les plus généreuses, disant qu’ilétait le cousin et l’unique héritier de Chizac-le-Riche, et qu’ildonnerait son pesant d’or à l’homme qui le mettrait à même desurprendre le galant rendez-vous de sa femme avec un grandseigneur.

Un grand seigneur assez lâche pour l’avoirfait charger de chaînes, afin de n’être point gêné par la jalousied’un époux !

Maître Lombat était un peu de l’avis deFortune, car il dit paisiblement :

– Là, là, bonhomme, la Zerline est unegaillarde, je ne prétends point le contraire ; mais, pour êtregibier de grand seigneur, à d’autres ! Nous vous enverrons ledocteur demain matin pour qu’il vous saigne jusqu’à l’eaurousse.

– Je sais des secrets ! s’écria LaPistole, je sais des mystères. La vie de M. le régent dépendde moi !

Fortune se collait tout haletant à la cloison,mais le brave guichetier coupa la harangue de La Pistole enrefermant la porte brusquement.

Ce fut les deux poings sur les côtes et riantde tout son cœur que notre cavalier écouta le restant de la litaniehurlée par le petit comédien :

– Vous êtes un misérable ! criaitcelui-ci, vous êtes vendu à la coquine ! Je vous dénoncerai,je vous ferai perdre votre place et renfermer dans un cachotsouterrain pour le restant de vos jours ! Ah ! comme M.le régent est mal servi ! c’est la scélérate qui gouverne laFrance !

Maître Lombat entrait en ce moment dans lacellule de Fortune.

– Ça se pourrait bien, dit-il, que ce petitchrétien vous empêche de dormir cette nuit. Si vous aviez eu del’argent, je vous aurais changé de cellule.

– On fera sauter une mine sous lePalais-Royal ! criait en ce moment La Pistole. J’ai vu lesbarils de poudre !

– Il est enragé ! fit maître Lombat, enjetant un pain noir sur le lit.

La Pistole, dont la voix s’enrouait, clamaencore :

– On mettra du poison dans les dragées duroi !

– Bien, bien, dit maître Lombat ; s’il nes’est effondré le crâne contre les madriers avant demain matin, ledocteur lui donnera un remède.

Il sortit.

Fortune entendit La Pistole qui se laissachoir épuisé sur le carreau.

Le bon cavalier écouta le bruit des pas duguichetier qui allaient se perdant au loin.

– Corbac ! pensa-t-il, la poitrinedégagée d’un poids de cent livres, si désormais La Pistole fait leméchant, il ne s’agira plus que de lui emplir la bouche avec de lapaille !

Il se garda bien d’entamer la conversation àtravers le madriers ; le silence est le meilleur de tous lescalmants.

Mais comme la soirée n’était pas encore assezavancée et qu’il fallait tuer le temps, Fortune entonna une chansonà boire qui avait beaucoup de couplets.

Au dixième couplet ou au vingtième, la voix deLa Pistole l’interrompit :

– Cavalier, disait le petit homme, je vousdemande pardon de vous avoir parlé avec mauvaise humeur. Si vousvoulez venir me visiter, vous mangerez mon souper et nous causeronsun peu de ma femme.

Fortune demanda :

– Qu’est-ce que c’est que tonsouper ?

La Pistole découvrit l’assiette etrépliqua :

– C’est une bonne part d’oie qui embaume.

– La peste ! gronda Fortune, se peut-ilqu’il y ait tant d’oies à Paris ! As-tu du vin ?

– Une bonne et large bouteille.

Fortune planta les deux couteaux dans lebois.

– Ce n’est ni pour la volaille ni pour laboisson, dit-il, mais il est d’un bon cœur de consoler uncamarade.

Quand ses deux pieds touchèrent le carreau ducabanon de La Pistole, Fortune vit le petit homme sur son billotassis bien tranquillement et tournant ses pouces d’un airréfléchi.

– Vas-tu dîner avec moi ? demanda notrecavalier.

– Je boirai un verre de vin, répondit LaPistole, mais je voudrais savoir une chose : c’était pour meguérir de ma jalousie, n’est-ce pas, que vous avez fait ce portraitsi laid de Zerline, ma femme ?

– De par tous les diables… commençaFortune.

Mais il s’arrêta et reprit :

– Oui, mon compagnon, c’était pour te guérirde ta jalousie. Ta femme est une personne accorte et qui vaut sonprix.

La Pistole lui tendit les deux mains.

– Je veux bien m’échapper avec vous,dit-il ; ce qui se passe entre moi et Mme La Pistole estpeut-être le résultat d’un malentendu ; j’ai pu avoir destorts. Vous avez la langue dorée, quand vous voulez ; s’ilvous plaisait d’opérer entre nous deux une réconciliationhonorable…

– Cela me plaît, mon camarade, interrompitFortune. Voyons, mange un morceau ; tu n’es pas encore blasésur l’oie, toi, et tu la trouveras par délices !

Ma foi, dit La Pistole, qui rapprocha sonescabelle d’un air tout guilleret, il me semble que l’appétit merevient du moment que vous vous occupez de mes affaires. Mangeons àla gamelle comme de vieux amis et buvons dans le même verre. Il estcertain que j’ai été quelquefois bien morose et bien dur avec mapauvre Zerline. Si vous saviez quel caractère enchanteur elle avaitavant d’être ma femme !

– Avant … grommela Fortune.

– Oh ! et après aussi ! poursuivitLa Pistole, attendri, nous autres hommes nous sommes desdespotes ; les femmes ne savent pas comment nous prendre. Nousleur disons : soyez belles, et nous ajoutons : ne soyezpas aimées. C’est absurde !

– Tu parles comme un livre, dit Fortune.

– J’ai bien réfléchi à tout cela ; repritl’ancien Arlequin, il y a en moi un grand fonds de philosophie.

Fortune approuva du bonnet. La Pistolepoursuivit, rongeant un os avec un évident plaisir.

– Qu’est-ce que c’est que lacoquetterie ? C’est une chose qui nous fait damner et que nousadorons. Le jour où l’on cesse de faire la cour à nos femmes, nousne voulons plus d’elles. Et, vrai Dieu ! le monde est bien malmené, cavalier, n’est-ce pas ? Nous sommes tout à droite outout à gauche, jamais dans le milieu ! Moi, qui suis à monsens le plus sage des hommes, à l’instant même où je n’ai plusl’idée de poignarder ma femme, je pense à me prosterner à ses piedspour l’adorer comme une idole… À quoi songez-vous,cavalier ?

– À ta sagesse, mon garçon, répliquaFortune.

– Raillez-vous ?

– Non pas ! … écoute l’heure.

L’horloge sonna onze coups.

– Achevons la bouteille ! s’écria Fortuneen se levant, et si tu veux vraiment être mon compagnon d’aventure,retrousse tes manches ; nous allons entrer en besogne.

La Pistole retroussa ses manches. Il faisaiten vérité plaisir à voir.

– Nous ne sommes pas très loin de l’Arsenal,dit-il, ce sera l’affaire d’un quart d’heure quand nous auronsseulement mis le pied dehors. Vive Dieu ! si quelqu’un nousbarre la route, je me charge de lui marcher sur leventre !

Fortune enlevait déjà les carreaux ; ilavait passé les deux petits poignards à sa ceinture.

– Suis-moi de près, dit-il en descendant aufond du trou, et colle-toi toujours à la paroi de droite ; carsur la gauche on peut tomber dans la cave.

– Et c’est profond, la cave ? demanda LaPistole, qui eut un petit frisson.

Fortune répondit :

– Je n’y ai pas été voir.

Puis on fit silence. Notre cavalier rampait leplus vite qu’il pouvait, et La Pistole le suivait faisant déjàpeut-être des réflexions qui n’échauffaient point sonenthousiasme :

Ce n’était plus comme dans la matinée :on n’entendait ni pas ni voix dans la galerie de l’Est qui étaitcomplètement muette.

– Le chevalier était bien informé, se ditFortune qui commença incontinent à desceller la dalle en dessous àl’aide d’un poignard.

La Pistole grelottait ; ilbalbutia :

– J’aimerais mieux travailler qu’attendre. Onest ici comme dans une tombe.

– Tu n’attendras pas longtemps, lui ditFortune, la dalle remue.

– De ce côté-là, pensa tout haut La Pistole,c’est vous qui recevriez un mauvais coup s’il y avait quelqu’un ànous attendre ; mais si on venait par derrière…

– Ah ! dit Fortune, tu serais le plusexposé ; mais on ne viendra pas.

– Savoir ! gronda La Pistole. Si vousconnaissiez ma diablesse de femme !

– Bon ! s’écria Fortune, ce n’est doncpas un ange !

La Pistole ne répondit point, mais il poussaitdes soupirs de bœuf. Fortune, en ce moment, s’arc-bouta des piedset des mains, et ses épaules robustes soulevèrent la dalle quibascula sans lui faire aucun mal.

D’un bond il fut dans la galerie.

La Pistole hésitait à le suivre.

Quand il vit cependant qu’aucun cliquetisd’armes blanches ni aucune détonation d’armes à feu ne se faisaitentendre, il sortit du trou comme une tortue qui met prudemment satête hors de son écaille.

La galerie n’était pas éclairée, mais sesquatre hautes fenêtres ogives qui donnaient sur la tête du pont etle lieu où est maintenant la place du Châtelet, laissaient passerles rayons de la lune qui traçaient de longues lignes parallèlessur le dallage alternativement noir et blanc.

C’était une solitude complète et rien ne semontrait qui fût de nature à augmenter les inquiétudes inséparablesd’une semblable expédition ; néanmoins, Fortune fut obligé detendre les deux mains à son camarade La Pistole dont les dentsclaquaient et qui disait :

– Si une ronde venait à passer, commentexpliquerions-nous notre présence ici ?

– Corbac ! répliqua Fortune, laconversation ne serait pas longue et l’on ne nous donnerait guèrele temps de fournir des explications.

La Pistole, en ce moment, posait son piedtremblant sur le pavé de la galerie. Sa voix chevrota pendant qu’ildemandait :

– Pensez-vous qu’ils nous feraient dumal ? et donne-t-on quelquefois la question à cette heure denuit ?… Je vous suivrai partout où vous irez dès que nousserons libres, car c’était une bien folle idée que d’aller verscette femme, cause de tous mes malheurs ; et, d’un autre côté,je ne puis rejoindre mon chien Faraud puisqu’il est chez maîtreBertrand, l’inspecteur de police.

– C’est drôle, pensa Fortune qui arpentaitdéjà la galerie à petit bruit, cela me fait toujours quelque chosequand on parle de cet original. Est-il chair, est-il poisson, ceBertrand ? C’est lui qui a montré au juge la pointe de monépée en prouvant qu’elle n’avait jamais servi…

Il allait vers la droite, selon lesinstructions du chevalier de Courtenay ; La Pistole le suivaità trois ou quatre pas de distance, se faisant petit et jetant à laronde des regards effarés.

À l’extrémité méridionale de la galerie setrouvait la porte de la grand-chambre dont le développement étaitau midi, sur la Seine.

À l’angle sud-est, une autre porte beaucoupplus petite et bas voûtée donnait accès dans un couloir quirejoignait la tour du coin sous laquelle était situé le caveau dela Montre.

Fortune s’engagea le premier dans un escalierà vis qui comptait a peine une douzaine de marches. Au bas de cetescalier se trouvait, la porte vitrée qui, de l’intérieur duChâtelet, permettait de voir les cadavres exposés.

Le caveau de la Montre était éclairé par unelampe dont les lueurs fumeuses semblaient sombres à côté du clairrayon de lune qui entrait par la meurtrière du bord de l’eau.

Au moment où Fortune allait jeter son regarddans le caveau, il se retourna au bruit que faisait La Pistole endégringolant derrière lui.

– Que Dieu nous protège ! balbutia lemalheureux Arlequin, mon pied a manqué sur ces marches mouillées…Mais qu’avons-nous ici derrière ces vitres ?…

Il s’interrompit en un cri étouffé.

– Voyez ! fit-il en frissonnant de toutson corps. C’est cet homme… maître Bertrand, qui nousguette !

Fortune se retourna aussi vivement que s’ileût senti la pointe d’une rapière dans ses reins.

Où diable prends-tu maître Bertrand ?commença-t-il.

Mais sa voix s’arrêta dans son gosier, et ilbalbutia du fond de sa stupéfaction :

– La mule du pape ! c’est bien lui, levoilà !

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