Le Cavalier Fortune

Chapitre 6Où Fortune fait un métier de chien.

Après une pareille découverte, le plus sageétait de payer sa dépense à l’auberge et de gagner au pied pourtâcher d’arriver le premier aux barrières de Paris.

Mais là gisait justement la difficulté.Fortune faisait toujours les choses en conscience : il avaittout perdu, jusqu’à son dernier rouble, et je crois même qu’ilrestait pour un peu le débiteur des joyeux vivants avec qui ilavait passé la soirée.

Il ouvrit sa fenêtre.

Le temps était magnifique.

Toutes les étoiles brillaient au ciel, ycompris la sienne.

Il ne s’agissait en définitive que de sauterdans le jardin de l’auberge et de franchir un mur pour se trouverlibre sur la grande route.

Fortune se dit :

– J’ai encore la bonne chance, car mes habitssont de ceux qu’on ne peut point gâter en pareille aventure.

Il sauta.

Mais je ne sais comment cela se fit, carc’était un garçon leste et adroit de son corps, sa jambe porta àfaux et il se blessa en tombant.

Il traversa néanmoins le jardin le mieux qu’ilput et parvint à franchir le mur qui était bas et demi ruiné.

Une fois sur la route, il tâta sa jambeblessée qui était la droite, et se dit, dans la bonne envie qu’ilavait d’être toujours content :

– Un autre se serait rompu le genou, tout net,moi je serai quitte pour boiter un peu le long de la route. Et ilse mit en marche bravement.

Il n’en voulait aucunement à son étoile ;toute sa mauvaise humeur se reportait sur le rousseau, qui était,selon lui, cause de son malheur.

Sans le rousseau il aurait dormi paisiblement,à cette heure, dans un bon lit.

Gare au rousseau De Montgeron à Paris latraite n’est pas longue, Fortune se répéta cela pour le moins unecentaine de fois, mais sa jambe était lourde et le moindre faux paslui arrachait un cri de douleur.

Il dépensa près de deux heures à gagnerVilleneuve-Saint-Georges, et les deux lieues qui sont entre cevillage et Maisons-Alfort lui semblèrent aussi longues que tout sonvoyage depuis la frontière espagnole.

L’aube se faisait quand il atteignitCharenton.

Ses instructions, nous nous en souvenons,étaient d’entrer à Paris par le village de Bercy.

Jusqu’alors il n’avait rencontré personne,sinon quelques rustres et quelques paysannes apportant desprovisions pour le marché ; mais au moment où il mettait lepied sur le pont qui passe la Marne, il eut une vision bizarre quilui fit froid sous l’aisselle.

Il vit au milieu du pont, dans la brumematinière, un homme habillé en compagnon maçon dont les vêtementsétaient tout blancs de plâtre et qui portait une canne semblable àla sienne.

Jusque-là rien de trop surprenant.

Mais ce compagnon maçon boitait de la mêmejambe que lui, et il lui semblait que tous ses mouvementscorrespondaient aux siens propres.

La chose était si frappante que Fortunes’arrêta pour se frotter les yeux.

L’autre compagnon maçon s’arrêta en mêmetemps.

– La mule du pape ! pensa notre cavalier,est-ce que je deviens fou ?

Et, pour en avoir le cœur net, il reprit samarche :

– Holà, manant ! cria Fortune ; jesais bien que je n’ai plus ma galante tournure d’hier ;prétendrais-tu te moquer de mon embarras, sang de moi ?

Au son de cette voix, l’autre compagnon seretourna vivement.

Mais Fortune eut beau presser le pas etregarder de tous ses yeux, le crépuscule était encore trop faibleet la figure du prétendu railleur restait invisible dans lebrouillard, Fortune ne put rien distinguer de ses traits ;seulement, il y a des inspirations soudaines et despressentiments ; pour la première fois, l’idée vint à Fortuneque ce compagnon maçon pourrait bien être son ennemi lerousseau.

Pourquoi cette idée lui venait, il n’auraitpoint su dire, car, dans leurs diverses rencontres, rien ne luiavait donné à penser que le rousseau fût boiteux.

Il l’avait toujours vu sur sa mule, excepté ladernière fois, à Saint-Jean-Pied-de-Port, et cette fois lerousseau, avait couru mieux qu’un lièvre.

Mais précisément, mieux qu’un lièvre aussi, lecompagnon maçon se mit à courir pendant que Fortune se livra à cesréflexions.

Il boitait misérablement, mais il détalait àmiracle et en un clin d’œil il disparut dans le brouillard.

Fortune invoqua la mule du pape, la corbleu,la sambleu, la tête-bleu et quelques panerées de diables, car ilétait, pour le coup, mécontent de son étoile.

Ce qu’il avait pris pour un mirage était belet bien un coquin en chair et en os dont la fuite confessait lesméchants desseins.

Le plus dangereux de tous les espions, au direde Michel Pacheco et de la Française elle-même !

Celle-ci, à la vérité, avait donné à entendrequ’on s’était débarrassé du rousseau, mais ces malfaiteurs ont lavie dure.

En reprenant sa marche cahin-caha, Fortune negardait pas l’ombre d’un doute : il était sûr que le rousseaumarchait devant lui.

Pourquoi cependant ce déguisement pareil ausien ? et quel noir complot méditait l’abominabledrôle ?

– Heureusement, se dit Fortune, que mes deuxbras sont en bon état, si mes deux jambes sont dépareillées. Que jepuisse mettre seulement la main au collet de cette canaille et jefais vœu de l’étrangler comme un poulet !

L’aube commençait à s’éclaircir quand ildépassa les dernières maisons de Charenton pour entrer dans cetteavenue circulaire plantée d’arbres qui contourne Conflans, ensuivant la courbe de la Seine.

À la hauteur de Conflans il réussit à prendrele pas de course.

Et sa vaillance devait être récompensée, caren interrogeant de l’œil la perspective de la route, il distinguaune forme cahotante qui essayait de se cacher derrière la ligne desarbres.

La couleur blanchâtre de cette ombre dénonçaitle compagnon maçon.

Tantôt devant elle, tantôt derrière elle,tantôt à droite, tantôt à gauche, une autre ombre que Fortunen’avait point encore remarquée courait, gambadait, tournait, longueet fauve comme un loup.

On sait que les bons chiens, mêmes rendus defatigue, retrouvent un moment de fougueuse ardeur dès qu’ilspeuvent chasser à vue.

Fortune se lança comme un furieux ; il nesentait plus sa jambe et l’espace diminua à vue d’œil entre lui etson gibier qui semblait terriblement essoufflé.

Aux environs du château de Bercy dont le sautdu loup bordait la route, Fortune avait gagné tant de terrain qu’ilput entendre aboyer le grand chien de son ennemi.

Mais au-delà du saut du loup, celui-ci pritbrusquement à droite un sentier menant à des taillis d’assez vasteétendue qui couvraient le terrain compris entre la Seine et le lieudit la Grande-Pinte.

Fortune prit à son tour le sentier, gagna lebois et s’engagea à pleine course dans la première percée qui seprésentait à lui, il alla longtemps ainsi, espérant tomber sur saproie de minute en minute, et serrant sa canne qui ne devait pointêtre, à l’occasion, une arme méprisable.

À vrai dire, il n’en destinait point lepremier coup à rousseau, pauvre créature à laquelle suffirait uncouple de bourrades, mais bien à ce grand diable de chien dont lesdents pouvaient rétablir l’égalité de la partie.

La percée courait en zigzag à traversbois.

Fortune, qui ne ménageait point sa peine etgalopait à perdre le souffle, pensait bien avoir gagné un terrainconsidérable ; cependant, quand il sortit du taillis pourentrer dans les champs cultivés qui entouraient le hameau deReuilly, son regard, interrogeant l’horizon, ne vit partout quesolitude.

Le soleil sortait d’une nuée rose derrière lesbois de Vincennes ; quelques toits fumaient déjà, mais leslaboureurs n’étaient pas encore au travail.

Sur la gauche, dans un brouillard épais, onapercevait le sommet des clochers de Paris et les remparts de laBastille qui semblaient submergés par la brume jusqu’à la hauteurdes créneaux.

À force de fouiller le lointain, Fortunedistingua justement dans cette direction inattendue, un point noiret un point blanc qui se mouvaient dans les guérets : lecompagnon maçon et son chien.

La mule du pape fut prise à témoin parFortune, non sans une certaine amertume, car il y avait là pour luidéception cruelle : d’autant plus qu’il lui semblait désormaisimpossible d’arriver à la barrière Saint-Antoine avant lerousseau.

Mais il n’était pas homme à se déclarer vaincusans tenter un dernier effort, et il repris sa course à fond detrain.

Dès les premiers pas, une ombre d’espoir luirevint, car le point noir et le point blanc, au lieu de piquerdirectement vers la ville, firent un brusque détour sur la droite,comme si un obstacle invisible pour Fortune leur eût barré lechemin.

Aussitôt notre cavalier coupa au court,prenant pour point de repère le clocher carré de l’égliseSainte-Marguerite, au quartier Saint-Bernard.

Il allait au hasard, soutenu par la bonneenvie qu’il avait d’accomplir heureusement sa mission, maisaiguillonné surtout par cette fantaisie qui le tenait depuis sondépart l’Alcala.

Il n’était pas méchant, notre cavalierFortune, mais il prouvait un voluptueux frémissement à l’idée derompre les cotes à ce coquin de rousseau.

Et vraiment, il avait une étoile ! car,après avoir perdu de vue sa proie pendant plus d’une demi-heure,ayant gravi un petit mamelon auquel s’adossaient les jardins dupresbytère de Sainte-Marguerite, il vit, par-dessus lesinnombrables villas ou folies qui séparaient le chemin de laRoquette du Chemin-Vert, le rousseau et son grand chien descendanttous deux vers la contrescarpe Saint-Antoine.

Le rousseau ne battait plus que d’uneaile ; il semblait littéralement harassé de fatigue.

Fortune brandit sa canne et s’élança, crianten lui-même : Montjoie ! Saint-Denis !

Dix minutes après il était au beau milieu dece paradis terrestre qui est maintenant un bien pauvre quartier,mais qui contenait alors toutes les luxueuses fantaisies de lanoblesse et de la finance.

Quand Fortune arriva à l’angle formé par leChemin vert et le chemin de la contrescarpe, il se trouva devantune grille désemparée qui donnait accès dans un vaste terrain toutplanté de charmilles ; au détour de l’une de ces charmilles,il vit disparaître le train de derrière d’un grand chien.

– Tayaut ! fit-il en lui-même.

Et il bondit sous les charmilles.

Ce n’était pas immense et pourtant Fortune,pendant plus d’une demi-heure, courut comme un dératé de charmilleen charmille.

Le labyrinthe était admirablement dessiné, lesmurailles de verdure avaient une épaisseur impénétrable, et deuxhommes pouvaient en vérité se chercher en vain dans ce méandrependant toute une journée.

Fortune ne sentait pas trop sa foulure, maisil était las comme un malheureux et l’appétit commençait à parlerau fond de son estomac.

Quand Fortune avait faim, c’était pour tout debon.

Ce matin, quoi qu’il pût calculer defavorable, son déjeuner ne se montrait à lui que dans lelointain.

Pour déjeuner, il fallait d’abord entrer dansParis, gagner le quartier des Halles sans encombre et trouver lesieur Guillaume Badin, première basse de viole à l’Opéra.

Cela demandait du temps, mais en outre Fortunes’était mis en tête qu’avant d’entrer dans Paris il fallaitmassacrer le rousseau.

À ses yeux, la plus élémentaire prudencecommandait cette exécution.

Passer la barrière en laissant derrière soi unespion si dangereux, c’était courir à la potence.

Aussi Fortune, malgré sa fatigue, malgré sajambe malade, qui criait bien un peu, malgré son estomac quicommençait à hurler, poursuivait en conscience la chassecommencée.

Il tournait à perdre haleine dans cette caged’écureuil, passant et repassant au même lieu et maudissant cescharmilles.

À chaque instant un bruit de feuilles, lefrôlement d’une branche venaient émoustiller son ardeur : il yavait des moments où il n’était séparé de son ennemi que par laverte muraille.

Il s’élançait alors, cherchant un passage etsavourant déjà la joie du premier coup de bâton lancé à toute voléesur le crâne de son persécuteur.

Mais il n’y avait point de passage.

Les allées tournaient, tournaient sans cesse,et, après une autre demi-heure dépensée à courir follement, Fortunese retrouva près de la grille.

Il tomba sur le gazon découragé ; lasueur inondait son front et sa poitrine pantelait.

Il n’était pas là depuis la moitié d’uneminute lorsqu’il entendit tout près de lui, de l’autre côté de lacharmille, ce bruit d’espèce particulière que produisent les dentsd’un chien acharné sur un os.

Il s’allongea, fourra sa tête dans lefeuillage, et, parvenant à écarter les branches de droite et degauche, il darda de l’autre côté son regard avide.

Voici ce qu’il vit :

D’abord le loyal museau d’un grand épagneuloccupé à ronger un os.

À deux pas du chien un jeune homme en costumede compagnon maçon, couché sur l’herbe comme Fortune et qui, commelui, haletant, essuyait d’une main la sueur de ses tempes et del’autre approchait de ses lèvres le goulot d’une gourde au ventrerebondi.

Fortune se releva si brusquement qu’il laissaune poignée de cheveux dans le trou de la haie.

– Le coquin est à moi ! pensa-t-il enreprenant chasse avec une nouvelle vigueur, et j’espère bien qu’iln’aura pas le temps de tout boire !

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