Le Cavalier Fortune

Chapitre 25Où Fortune repousse les avances de l’impératrice d’Occident.

La grotte était jolie, spacieuse et très biendécorée, on y avait mis des stalactites.

Des lampes de fer suspendues à la voûtelaissaient tomber de tremblantes clartés sur un autel païen,semblable à ceux où Velleda sacrifiait au dieu Belen des jeunesgarçons et jeunes filles pour le renouveau de l’an.

Là-bas, sur la pelouse illuminée, on dansaitencore, et la foule des invités se réjouissait franchement, bienque l’attente d’une péripétie importante fût dans l’esprit dechacun.

Rien n’est si commode qu’une fête pour cachersous le rire et les fleurs le drame sombre d’un complotpolitique…

Les historiens les plus connus sont unanimes àcet égard.

Entre le bal étincelant et les noirs mystèresde la grotte il y avait un contraste, destiné à frapper vivementles natures impressionnables.

Sur l’herbe molle ce n’étaient que sourires,parfums, propos galants et madrigaux ambrés ; dans la grotteaustère les conjurés, vêtus et coiffés en gens qui sont prêts àsacrifier leur vie, prononçaient l’arrêt de Philippe d’Orléans etréglaient le sort de l’univers.

Le secret le plus absolu présidait à cettecérémonie, rendue plus imposante par l’absence de toute musiqueinstrumentale, car Mme la duchesse du Maine après avoir essayédifférents morceaux à la répétition, avait fini par congédierl’orchestre. Il peut se trouver des traîtres parmi les violons.

Je n’irai jamais jusqu’à croire à cetteaffirmation d’un sceptique : non ! Catilina n’émargeaitpas à la police de Rome. Mais sa maîtresse ou son ami, c’estdifférent ; et voilà comment fuient toujours ces vases si bienbouchés qui renferment les conspirations.

Il y avait dans la grotte plusieurs amis etquelques maîtresses de Catilina.

Les ombres que notre cavalier Fortune traînaità sa suite depuis l’hôtel de Tencin ne trahissaient au moinspersonne, elles étaient là pour faire loyalement leur métier, et sielles connaissaient les mots de passe sur le bout du doigt, c’estqu’en fait de complot comme en fait de coffre-fort, rien n’est plusnaïf qu’une serrure à secret.

Nos ombres, nous ne l’avons pas oublié,étaient de simples exempts, et le hasard faisait que leur costumeétait de circonstance.

Nous les trouvons réunis au fond d’un massifobscur, non loin de la porte des grottes, gardée par de nombreusessentinelles.

Deux des exempts faisaient leur rapport auchef de l’expédition : celui-là même qui avait signalé fortobligeamment à Fortune l’attention de Thérèse Badin et le mauvaisregard du jeune René Briand.

– M. le duc, disait le premier exempt, abien changé de caractère depuis sa sortie de la Bastille. Vous vousêtes mêlé deux fois de ses affaires, ce soir, et j’ai connu letemps où, pour moitié que cela, il vous aurait brisé sa canne surles épaules.

– Pour le rendre sage comme une image,répondit le chef, il suffira d’une seconde dose de la Bastille.Est-il entré dans la grotte ?

– Non pas ! Il a échangé un signe avec lafille Badin qui avait l’air de l’adorer comme une relique, et il apris les deux poignets du jeune homme pour l’entraîner de l’autrecôté des rochers.

– Ils se sont parlé ?

– Oui bien, et je le répète : M. leduc ne parle plus comme autrefois aux gens de cette espèce.

– Qu’a-t-il dit ?

– Il a dit : « Mignon, ce seraitaussi par trop souvent vous méprendre ! Je suis content devous voir debout et courant la prétentaine, au lieu de boire à latasse comme vous faisiez hier au soir, mais tâchons de nousreconnaître une bonne fois pour toutes, je vousprie ! »

– Il a dit cela ! murmura le duc deRichelieu a dit cela !

– Le petit homme, poursuivit l’exempt, leregardait tout ébahi et n’en pouvait croire ni ses yeux ni sesoreilles. M. le duc a dit encore : « Notre Thérèseest folle comme un lièvre en mars, mais c’est une épidémie. J’aibeaucoup de gens à marier ; je vous marierai tout aussi bienqu’un autre si vous êtes sage et si, au lieu d’encombrer ma route,vous marchez derrière moi, toujours prêt à me servir.

Le chef avait cet air des gens qui essayent àdeviner un rébus.

– Voilà M. le duc qui revient !s’écria un des exempts.

Fortune marchait seul, appuyé sur sa canne àpomme d’or.

Il s’approcha de l’entrée de la grotte, et lessentinelles lui barrèrent le passage.

Mais sa providence ne lui manqua point. Lechef des exempts, qui avait eu le temps de s’approcher ; dîtaux gardiens avec rudesse :

– Malheureux ! ne reconnaissez-vous pasM. le duc de Richelieu ?

Les sentinelles s’effacèrent aussitôt etFortune, avant d’entrer, remercia l’ombre d’un signe de têtesouriant.

L’ombre qui l’avait enveloppé d’un regardperçant et minutieusement observateur se glissa derrière luipensant :

– C’est pourtant bienM. de Richelieu ! j’ai reconnu non seulementl’homme, mais encore l’habit.

Au moment où Fortune marchait vers l’auteldruidique, qui ressortait en lumière au fond de cettedemi-obscurité, la sœur d’Apollon, toujours sur la brèche, achevaitde déclamer des vers alexandrins qui promettaient au monde lesdélices d’une ère divine, aussitôt après la chute du tyran dont lamain obscène pesait sur la France.

Il y eut une flamme rouge qui réussit bien etmontra dans le plus bel effet toutes les têtes des conjurés.

L’impératrice d’Occident fit signe qu’elleallait parler et un profond silence s’établit.

– Chevaliers, dit-elle avec émotion, du fondde la forêt symbolique nous avons déclaré la guerre aux traîtresqui ont déchiré le testament du grand roi. L’heure de la batailleest venue, les serviteurs de la sainte cause vont prêter le sermententre les mains du patriarche des Gaules, par qui nos armes serontbénites.

Il y eut une flamme bleue qui ne fit pasmal.

Et un homme vêtu de la pourpre romaine parutau centre de la table, tandis que des esclaves déposaient devantlui sur l’autel des faisceaux de glaives brillants.

La formule du serment obligeait tous leschevaliers à protéger, fût-ce au prix de leur sang, le jeune roiLouis XV, opprimé par Philippe d’Orléans.

Il eut beaucoup de glaives bénits etdistribués à des palans obscurs dont les noms dénonçaienténergiquement l’origine bretonnante. Ils venaient l’un aprèsl’autre.

Ils juraient. Du sein de la corbeilleféminine, mystérieusement épanouie derrière le cardinal, une fleuranimée se détachait et venait ceindre le glaive aux reins dunouveau croisé.

Il y avait là des femmes charmantes ; lesfeux de diverses couleurs qui éclataient par intervalles faisaientsortir de l’ombre un groupe d’adorables visages, parmi lesquelsresplendissait, malgré sa pâleur et le deuil sévère de son costume,la merveilleuse beauté de Thérèse Badin.

Il y eut aussi de grands noms évoqués, desnoms de cour dont le chef des exempts, providence de notre amiFortune, prenait note dans son coin, mais M. le prince deConti, appelé, répondit seulement par procureur, à la lueur d’unfeu verdâtre qui était sans doute un blâme ; le nom du princede Cellamare résonna dans le silence, M. le comte de Toulouseet M. le duc du Maine lui-même, ne répondirent point dutout.

Il en fut ainsi de trois ou quatre ducs oupairs, dont le cardinal exhiba en vain les traités particuliers,signés par l’Espagne.

Les feux verts se multipliaient. L’indignationdes dames se traduisait par des mots fort piquants, et l’on dit quel’impératrice d’Occident exprima la sienne à l’endroit deM. le duc, son époux, au moyen de cette locution empruntée aulangage familier : poule mouillée.

De son côté, la sœur d’Apollon aiguisa lapointe de plusieurs épigrammes en vers libres.

Ce fut d’une voix mal assurée que Son Éminenceappela le nom de M. le duc de Richelieu.

Étant donné le caractère bien connu du« favori des belles », personne n’avait fait fond sur sestémérités. Le mot cruel de l’impératrice d’Occident :« poule mouillée », semblait avoir été inventé toutexprès pour ce délicieux jeune homme, au moins en ce qui regardaitla politique.

Le bruit de sa présence à la fête avait couru,mais les autres aussi étaient là, on le savait, et si les espritssages avaient ajourné la bravoure des autres au lendemain de lavictoire, Richelieu n’était attendu que pour le surlendemain.

Il y eut donc une surprise générale et voisinede l’enthousiasme lorsqu’à l’appel de ce nom une voix sucréerépondit :

– Présent, par la sambleu ! ce n’est pasmoi qui reculerai d’une semelle ! Ce coquin de Dubois et moi,nous jouons à qui l’un mettra l’autre dans cul debasse-fosse !

Il y eut un grand, un joyeux murmure.

Le chef des ombres lâcha son crayon et sedressa de son haut, stupéfait comme un oiseleur qui entendrait unchant de rossignol du gosier d’un pierrot.

Mais ils sont bien vraiment de ce pauvrediable ! Le murmure se changea en cri : tous les hommess’agitèrent, toutes les femmes applaudirent, et le vieux cardinallui-même battit un peu des mains dans l’excès de soncontentement.

Une flamme rose jaillit hors des casseroles etmonta jusqu’à la voûte, éclairant le jeune immortel, qui marchaittête haute et le sourire aux lèvres vers la table de granit.

Richelieu ! Richelieu !Armand ! le divin Narcisse ! l’amour desprincesses ! la folie des reines ! La forêt druidiquetout entière s’embrasait à l’haleine de ce dieu, et certes laconspiration n’eût pas laissé éclater de pareils transportsd’allégresse si on lui eût amené le maréchal de Berwick, le vieuxVillars, le jeune Duguay-Trouin ou même feu Catinat.

Toutes les femmes se rapprochèrent, formantune guirlande autour de la table.

Vous eussiez dit qu’elles subissaient uneivresse ou qu’elles étaient prises par cette affection bizarre etcontagieuse que les médecins appellent la danse de Saint-Guy. Ellesfrétillaient, elles roucoulaient, il y en avait qui riaient,d’autres qui pleuraient.

La sœur d’Apollon laissait aller des vers detoutes mesures sans s’en apercevoir, et le cardinal arrêtal’impératrice d’Occident au moment où, à son insu, elle escaladaitla table.

Richelieu, bonbon d’amour ! Armand,praline de Paphos ! Cupidon à la pistache !

Jamais on ne l’avait vu si blanc, si rose, sifrais, comblé de ces nuances chatoyantes qui panachent les suprêmesde meringues ! il étincelait, il rayonnait, Vénus invisiblesecouait sur son passage des senteurs bergamote, d’iris, devanille, tous les parfums enfin qui composaient l’ambroisie, cettepommade céleste dont la recette est perdue.

– Est-il possible, se disait Delaunayrepentante, que j’aie pu confondre une fois la plus brillanteétoile de notre ciel avec ce pataud de cavalier Fortune.

La voix de l’impératrice d’Occident, toutepleine de tremblantes caresses, s’éleva.

– Prince, dit-elle en tenant à la main letraité signé Philippe d’Espagne et contresigné par Alberoni,prince ! votre présence parmi nous est un augure certes devictoire. Sa Majesté Catholique ne prétend pas récompenser, par cefaible don, vos vertus et votre génie.

Nous sommes au premier jour d’une révolutionuniverselle, et si l’empire du monde est partagé selon nos désirs,c’est une couronne royale qui ceindra votre noble front.

– La mule du pape ! répliquaM. de Richelieu avec une rondeur charmante, Votre Majestéparle comme un livre. Il est bien temps de mettre un peu les vieuxmonarques sous la remise, et si vous n’avez personne pour remplacerle Grand Turc, je vous proposerai un camarade à moi dont lanoblesse remonte plus haut que Noé et qui marche sur les muraillescomme les mouches.

Il y eut un murmure parmi les chevaliers de laforêt, mais toutes les dames applaudirent, et la sœur d’Apollon,soudainement inspirée, s’écria :

– Malheur à qui ne comprend pas le sensprofond caché sous ces paroles ! c’est Achille revenu deScyros !

– Corbac ! madame, dit M. Richelieuen s’adressant à la duchesse du Maine, vous avez là une servanted’esprit, mais faisons vite, je vous prie, car cette nuit je suisaccablé de besogne.

– Prince, murmura l’impératrice d’Occident,c’est à vous de choisir celle qui doit vous ceindre le glaive.

Le duc de Richelieu répondithonnêtement :

– Je n’y vais pas par quatre chemins, jechoisis la plus belle, comme de juste.

Toutes ces dames firent un mouvement en avantcar chacune d’elles se rendait justice.

Mais Mme la duchesse du Maine était touteportée. Elle remercia Richelieu d’un regard enivré, et, tirant lecollier d’abeilles qui ornait son sein, elle le lui passa au cou endisant :

Soit, prince, puisque vous en témoignez sigalamment le désir, en tout bien tout honneur, je vous choisis pourmon chevalier.

Richelieu l’embrassa sans façon, et l’on crutun instant que l’impératrice d’Occident allait tomber pâmée.

La sœur d’Apollon, exprimant l’opinion unanimede toutes ces dames, déclara en prose que jamais on n’avait vuprincesse dans une position si ridicule, car ce duc impertinent laplanta de côté et dit en secouant ses dentelles :

– Je l’entends bien ainsi, Madame : entout bien tout honneur. Pour le surplus, je causerais volontiersavec la belle des belles qui est, à mon gré, Thérèse Badin.

Hélas ! pauvre impératriced’Occident ! elle ne vit point la flamme jaune que lancèrentles cassolettes. L’amour qui vient si tard est un poison foudroyantet tout son petit corps un peu difforme vibra violemment, son cœurbattit trop vite, puis s’arrêta ; on la vit pâlir etchanceler, un gloussement plaintif s’exhala de sa poitrine :et ces dames n’eurent que le temps de s’élancer vers elle pour larecevoir entre leurs bras.

– La reine se trouve mal ! s’écriaM. de Polignac.

Il y eut un grand tumulte, pendant lequel lasœur d’Apollon, au lieu de secourir sa maîtresse, risqua denombreuses et cruelles allusions au chagrin de Calypso siélégamment décrit par M. de Fénelon au début desaventures de Télémaque.

Quand Mme la duchesse du Maine rouvritles yeux, le duc de Richelieu avait disparu ainsi que ThérèseBadin.

Nous les eussions retrouvés tous les deux sousles peupliers du mail d’Henri IV. Thérèse était déjà dans lecarrosse, elle tenait sur les genoux tous les trophées deM. le duc, savoir le collier d’abeilles, le glaive druidiqueet le traité d’Espagne.

Derrière le carrosse, à la place où se tientd’ordinaire le laquais, René Briand était debout.

À l’écart, vers le bord de l’eau, M. leduc lui-même parlementait assez vivement avec ses ombres quil’entouraient.

Le chef des exempts et ses cinq acolytesavaient mit l’épée à la main.

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