Le Cavalier Fortune

Chapitre 4Où l’on appelle pour la première fois Fortune : « M. le duc ».

Ce bon Michel Pacheco était payé pour ne pointtromper quand il parlait d’espions échelonnés sur la route. Ilajoutait des profits politiques à son commerce de futaine, servantle roi et la ligue tour à tour, comme il convient à un marchandobligeant qui ne veut mécontenter aucune de ses pratiques.

Une comédie, qui rappelait par de certainscôtés les finesses cousues de fil blanc de la Fronde, se jouaitentre Paris et Madrid, et tout le long du chemin il y avait desgens qui, comme Michel Pacheco, sans savoir au juste de quoi ils’agissait, connaissaient supérieurement les masques.

On faisait du mystère à foison, car uneconspiration qui ne se donnerait point la joie de la mise en scènepérirait d’ennui dès le début.

C’était une gageure établie de gouvernement àgouvernement. Philippe V envoyait en France des torches et despoignards ; le régent surveillait, en Espagne même, la marchede cette contrebande, afin de l’arrêter plus sûrement à lafrontière.

Philippe V avait à Paris son ambassadeur,Antoine Giudice, duc de Giovenazzo, prince de Cellamare, qui eutl’honneur de laisser son nom à la conspiration, et une multituded’affidés secondaires parmi lesquels les mémoires et les romans ontnoté surtout l’abbé de Porto-Carrero. Il avait en outre la factiondes princes légitimés, à la tête de laquelle était Mme laduchesse du Maine. Il avait enfin les mécontents de Bretagne,croisés contre la régence du duc d’Orléans sous le nom deschevaliers de la Mouche-à-miel. À Rome, la princesse des Ursinstravaillait pour lui malgré ses quatre-vingt ans et, en Angleterre,le comte de Mar levait une armée à ses gages.

Le régent n’avait garde de rester enarrière ; il savait par cœur l’Espagne et les Espagnols.

On ne devine pas au premier abord pourquoi cepays austère et ces gens sobres sont si faciles à acheter, maisl’expérience prouve qu’il suffit de montrer une poignée de doublonspour avoir là-bas deux poignées de traîtres.

Le régent entretenait des intelligences dansla maison même du cardinal Albéroni.

Il n’était pas, dit-on, sans échanger quelquecorrespondance secrète avec Elisabeth Farnèse, seconde femme dePhilippe V.

En ce temps, les Italiens, peu à peu éliminésde France, avaient envahi l’Espagne, comme on peut le voir par cesquatre noms, les seuls que nous avons encore prononcés :Albéroni, Farnèse, Giudice de Cellamare et la princesse des Ursins(Orsini).

Le régent, trop fin pour compromettre sonambassadeur ordinaire, avait à Madrid M. de Goyon enqualité de diplomate privé, et le Génois Ferrari qui tenait sescaisses d’achats et de ventes…

Les bons serviteurs comme Michel Pachecoavaient un compte chez Ferrari et un autre à la caisse ducardinal.

Et la comédie marchait d’un pas paisible, lescourriers se croisaient en chemin avec les espions : onallait, on venait, on se déguisait, on se perdait, on seretrouvait. Il arrivait même quelquefois qu’on échangeait par excèsde zèle quelques coups d’épingles ou quelques coups d’épée.

Nous savons que Fortune avait son étoile, etnotre inquiétude pour lui dans cette petite guerre est assezmince.

Il arriva à Siguenza sous son respectablecostume de Père de la Foi et traversa la sierra entre ses deuxsaints compagnons.

Le surlendemain, en s’éveillant dans une bonneauberge de la ville de Soria, il se trouva seul. Le padre de droiteet le padre de gauche avaient disparu sans même lui dire en façond’adieu : « Virgen immaculada, sin peccadoconcebida. »

Auprès de son lit il y avait un brillantcostume de cavalier.

Il sauta tout joyeux hors de ses draps et sehâta de faire sa toilette.

À peine eut-il passé son pourpoint que lemaître de l’hôtellerie entra, suivi d’une demi-douzained’alguazils.

– Voici, dit l’hôtelier en montrant du doigtnotre ami Fortune, le gentilhomme que vous devez conduire à laprison de Tudela. Faites votre devoir !

La première pensée de Fortune fut de sedéfendre ; mais un petit alférez, gros comme le poing et quisemblait fort méchant, montra sa tête imberbe derrière lesalguazils et s’écria d’une voix flûtée :

– Qu’on le saisisse ! qu’on ledésarme ! qu’on le garrotte !

Au lieu de tirer son épée, Fortune se mit àregarder de tous ses yeux le petit alférez qui semblait sourirederrière ses sourcils froncés.

Il ressemblait trait pour trait à la joliedame de la litière, à l’amazone dont le vent avait soulevé le voilesur le pont romain de Hénarès.

Fortune se laissa appréhender au corps sansrésistance, on le hissa à cheval avec les menottes aux mains, et lepetit alférez, dont le visage enfantin s’abritait maintenant sousun large sombrero, prit la tête de l’escorte.

On se mit en route pour Tudela. En chemin, cediable de rousseau – le plus dangereux des espions signalés parMichel Pacheco – toujours bossu d’une épaule, toujours monté surune grande mule et toujours portant un taffetas vert à l’œil,semblait suivre de loin la caravane.

Plusieurs fois Fortune remarqua que le coquinriait en lui jetant des regards sournois.

Il lui semblait que l’épaule bossue avaitchangé de côté, comme autrefois l’emplâtre avait passé d’un œil àl’autre.

Mais Fortune ne se souvenait pas bien si labosse, dans l’origine, était à droite ou à gauche, de même qu’ilavait oublié si au début le taffetas sur l’œil était à gauche ou àdroite.

Les infirmités de ce coquin de rousseauallaient et venaient. C’était véritablement une créaturefantastique.

On s’arrêta pour dîner à Cervera, après avoirdescendu les dernières pentes de la Sierra Oncala.

Comme toujours depuis que la route étaitcommencée, la chère fut bonne, malgré le misérable état de laposada où le repas se prenait.

Les alguazils avaient apporté un honnêtepanier de provisions qui contenait quelques bouteilles de délicieuxvin des Açores.

Fortune mangea de grand appétit et eut leplaisir de voir par la fenêtre le rousseau, ce vil scélérat, quifrottait une gousse d’ail sur une croûte de pain sec.

Le petit aférez, qui dînait seul à une tablepour le décorum de son grade, ne mangeait pas plus qu’un oiseau ettrempait à peine ses jolies lèvres dans l’or liquide du madère.

C’était bien la Française : Fortune n’enpouvait douter.

Et, comme il ne la quittait point des yeux, ils’aperçut deux ou trois fois que la charmante personne détournaitses regards de lui avec un certain trouble. Sans être fat, Fortuneavait conscience de ses avantages. Il se dit :

– Cette aimable demoiselle et moi nous seronsune paire d’amis avant la fin du voyage. je connais mon étoile.

Cela vint plus tôt qu’il ne le pensait.

Au moment où l’on remontait à cheval le petitalférez s’approcha de lui sans faire semblant de rien etmurmura :

– Pauvre cher duc, vous n’êtes pas au bout devos peines…

« En route, ajouta-t-il de sa gentillevoix, et veillez bien sur le prisonnier.

Ce misérable rousseau était en train de sejucher sur sa grande mule.

On se remit en marche.

Pour le coup, Fortune se demanda si sesoreilles n’avaient point tinté.

Mais non, il avait entendu ; la Françaiseavait dit : Mon cher duc…

Le soir, à Tudela, au lieu d’aller en prisonil coucha dans le taudis de l’un des alguazils qui lui procura lelendemain matin une perruque grise et une robe de pénitent dont ils’affubla pour gagner Tafalla.

Il fit la route de Tafalla à Pampelune enmendiant.

La Française ne se montrait plus, mais àchaque détour du chemin, il voyait cette odieuse grande muleau-dessus de laquelle les cheveux ardents du rousseau semblaientflamboyer sous les rayons du soleil.

À Pampelune on le déguisa en paysannenavarraise, et ce fut ainsi qu’il franchit la chaîne des Pyrénéespar la vallée de Roncevaux.

Il était en France.

La première figure qu’il vit sur le sol de lapatrie fut celle du rousseau, qui le regardait passer, par lafenêtre du corps de garde de la frontière.

À cent pas du corps de garde, une escouade decontrebandiers le dépassa en courant ventre à terre.

Il y avait parmi ces contrebandiers un toutpetit cavalier qui souleva son large chapeau en passant auprès delui…

C’était la Française qui lui jeta ces motsrieurs :

– À bientôt, madame la duchesse !

En même temps, un villageois à cheveux blancs,qui arrivait au pas de son bidet, lui dit par derrière :

– N’êtes-vous point la fermière deM. de La Roche-Laury, ma fille ? Montez en croupederrière moi ; on peut faire de mauvaises rencontres dans laforêt et je suis chargé de vous conduire où vous devez aller.

Notez qu’il n’y avait pas trace de forêt.

Fortune ne se fit point prier.

Ils arrivèrent sur le tard àSaint-Jean-Pied-de-Port ; le vieux paysan frappa à la ported’une grande maison située sous la citadelle.

On ouvrit, et le rousseau s’élança dehors pourprendre aussitôt ses jambes à son cou et se perdre dans les petitesruelles qui descendaient vers la ville.

Le villageois et Fortune furent introduits parun valet en livrée dans une vaste salle où se tenait une jeunefemme vêtue à la dernière mode de la cour de France.

Il suffit à Fortune d’un coup d’œil pourreconnaître en elle le petit contrebandier, l’alférez imberbe,l’amazone et la voyageuse de la litière.

Il pensait bien que le mystère allait enfins’expliquer et songeait même à demander pourquoi on l’avait appeléune fois monsieur le duc, une fois madame la duchesse.

Mais la Française, en se levant pour saluerles deux nouveaux venus, posa rapidement son doigt mignon sur sabelle bouche.

Elle tendit son front, que le vieux villageoisbaisa.

– Monseigneur, demanda-t-elle, permettez-vousque j’expédie ce bon garçon avant de recevoir vos ordres ?

Fortune ouvrait de grands yeux.

Le mystère, au lieu de s’éclaircir,épaississait son voile.

Ce paysan, qu’on appelait monseigneur,répondit :

– Faites, ma toute belle, j’ai le tempsd’attendre.

Il s’assit.

La Française vint à Fortune et, s’armant d’unepaire de ciseaux, trancha en un tour de main tous les lacets de sabasquine navarraise.

Elle l’en dépouilla ensuite fortadroitement.

Fortune restait planté devant elle comme unmai, et la charmante fille ne se faisait point faute demalicieusement sourire.

Elle s’assit auprès d’une table où était lalampe et se mit à découdre la basquine du haut en bas.

Entre l’étoffe et la doublure, il y avaitplusieurs papiers.

L’étonnement de Fortune augmentait en mêmetemps que sa curiosité.

– La mule du pape ! pensait-il, j’étaiscommissionnaire sans le savoir.

Et il devinait sur les lèvres moqueuses de lajolie dame ses mots déjà prononcés :

– Pauvre cher duc !

Quand la Française eut achevé sa besogne, elles’assembla les papiers et sortit, non sans adresser à Fortune unsigne de tête presque caressant.

Notre cavalier resta seul avec le villageois àbarbe blanche.

Celui-ci desserra enfin les dents et dit, entournant paisiblement ses pouces :

– Si Son Altesse Royale madame la duchesse duMaine vous demande des nouvelles de l’Armada, vous lui direz qu’ily a cent navires de guerre dans les eaux de Cadix et que sous unmois ils peuvent croiser entre Brest et Lorient. Si elle daignes’informer du cardinal de Polignac, vous lui répondrez qu’il vareprendre sous peu le chemin de Paris !

– Je vais donc à Paris ! s’écria Fortune.Sang de moi ! voilà une bonne nouvelle !

La Française rentrait en ce moment. Elletenait d’une main un paquet assez volumineux, de l’autre une de cescannes à long bout de cuivre que les compagnons du tour de Franceportaient dans leurs voyages, alors comme aujourd’hui.

La Française remit à Fortune le paquet et lacanne. – Vous allez en effet à Paris, lui dit-elle, parMont-de-Marsan, Bergerac, Périgueux, Limoges, Châteauroux,Romorantin, Orléans, Fontainebleau et Melun. Tel est votreitinéraire, dont, sous aucun prétexte, il ne vous sera permis devous écarter. Ceux à qui vous devez obéissance sont contents devous, mais mon devoir est de vous prévenir que votre traverséed’Espagne n’était qu’un jeu d’enfant auprès des périls qui vousattendent en France, si vous ne suivez pas avec une aveugleobéissance les instructions qui vous seront données en chemin. Vousêtes pauvre et sans appui dans le monde…

Ici, la Française fit une légère pause. Samine espiègle avait une expression à peindre.

– Il vous importe, poursuivit-elle en retenantà grand’peine son rire qui voulait éclater, il vous importe, jeuneet passablement tourné comme vous l’êtes, de gagner tout d’un coupce qu’il faut pour vous assurer un honnête établissement. Si vousarrivez à bon port, ce qui dépend de vous, une généreuse récompensevous attend ; si, au contraire, vous tombez dans les piègesqui vous seront tendus, si vous vous laissez prendre, vous n’aurezà compter sur personne. Les puissants protecteurs qui vous seraientacquis en cas de succès rentreront sous terre dans l’hypothèsed’une défaite. Engagés comme ils le sont dans une entreprise depremière importance, il ne leur serait pas permis de secompromettre pour venir en aide à un humble serviteur tel quevous.

Ici, nouveau sourire, et la belle jeune femmen’avait pas besoin de se gêner, car monseigneur, le villageois àbarbe blanche, tournait le dos et semblait complètement étranger àl’entretien.

Nous devons confesser que ce sourire de laFrançaise intriguait Fortune outre mesure et le faisait donner audiable.

Fortune n’était pas éloigné de croire quecette charmante créature, toute pétillante de vivacité et d’esprit,en savait sur lui plus long que lui-même.

Il n’était pas très ferré sur l’histoireauthentique de sa naissance, et son imagination avait bâti souventde superbes châteaux sur la base de l’inconnu.

Le vieux villageois s’agita sur sonfauteuil.

– Avons-nous fini, ma toute belle ?murmura-t-il avec un peu d’impatience.

– Pas encore, Monseigneur, répondit la jeunedame, il ne faut négliger aucune recommandation.

– Vertu Dieu ! gronda le bonhomme, sivous en racontez aussi long que cela à chacun de ces bravesgarçons, votre journée ne doit pas suffire à ce fastidieuxcatéchisme !

Les beaux yeux de la Française, fixés surFortune, disaient clairement :

– Monseigneur ne sait pas devant qui ilparle !

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