Le Cavalier Fortune

Chapitre 27Où Fortune a le plaisir d’apprendre l’histoire du petitBourbon.

Le nom de Richelieu avait produit un effetpareil sur nos deux compagnons : le petit Bourbon tremblait decolère et Fortune avait un éclair dans les yeux.

– Corbac ! dit-il, je conviens que vousavez le pas sur moi de toutes les manières, monsieur le chevalier.C’est vous qui devez le premier tirer l’épée contre ce duc, maiss’il vous embrochait par hasard, soyez certain qu’il ne leporterait pas en paradis !

– Grand merci, mon camarade, répliquaCourtenay, tandis qu’un sourire orgueilleux retroussait sa finemoustache blonde, les gens de ma maison ne se laissent pasembrocher comme cela par un petit du Plessis Vigneron, dont mespères n’auraient pas voulu pour fourbir leurs éperons…

– Au temps où l’on ne décrottait pas encoreles bottes, ajouta Fortune.

– En outre, continua le chevalier, ceRichelieu est brave, quand il le faut absolument, mais il n’a pointde chevalerie, et vis-à-vis de vous il lui serait trop facile de seréfugier derrière sa qualité de duc et pair.

– C’est juste, grommela Fortune, la noblessesert à quelque chose, et je vous envie la vôtre en ce moment,monseigneur mon ami.

« Mais ce n’est pas la fin del’histoire ? demanda tout à coup Fortune.

– C’est presque la fin, réponditCourtenay ; depuis ce jour-là, je n’ai jamais revu ma pauvreAldée. Je la reconduisis jusqu’à la maison de madame sa mère, et enchemin j’essayai de savoir. Mais il n’y avait rien, j’enjurerais ! sinon le regard de cet homme qui a sur les femmesun pouvoir diabolique.

« Aldée, poursuivit Courtenay, metémoigna son affection ordinaire. Elle me remercia en me disant quele gentilhomme du carrosse lui avait fait peur. À ma question sic’était la première fois qu’elle le rencontrait, elle réponditévasivement, et quand nous nous séparâmes, ses beaux yeux étaientremplis de larmes.

– Y a-t-il longtemps de cela ? demandaFortune.

– Trois semaines, à peu près.

– Et pourquoi ne l’avez-vous pasrevue ?

– Parce que je devins fou, répondit Courtenay.Voyez-vous, mon camarade, je ne suis pas un dameret, moi. Je n’aijamais aimé qu’Aldée et jamais je n’aimerai qu’elle. Jusqu’à cemoment, l’amitié d’Aldée, car je n’ose pas dire son amour, m’avaitrendu heureux comme un roi. Je tombais du ciel en enfer. Mapremière pensée fut d’entrer à l’hôtel de Sully, car le carrosseétait encore à la porte, et de monter chez certaine duchesse que jeconnais bien pour y rencontrer M. de Richelieu. Mon planétait tout simple, je comptais bien le prendre par la peau du couet le jeter dehors, comme un chien, par la fenêtre du premierétage.

– C’était bon, cela, dit très sérieusementFortune.

– Et plût à Dieu que j’eusse accompli mondessein ! s’écria le chevalier avec une pareille conviction.Malheureusement, j’eus peur de madame la duchesse et de sessyncopes ; je rentrai chez moi, puis, au milieu de mes idéesnoires, le souvenir m’arriva d’un petit souper où M. de Bezonsm’avait invité pour ce soir même.

« C’était un moyen de m’étourdir. Jesortis incontinent et je hâtai le pas vers la rue de Verneuil où M.de Bezons à son hôtel.

« Quand j’arrivai, le repas était à plusde moitié ; on avait soupé de bonne heure parce queMme de Berry donnait, cette nuit, les violons auLuxembourg.

« Il y avait là une demi-douzained’hommes et quelques femmes, dont la raison était déjàpartie : On causait très haut ; tous parlaient à la fois.C’était un concert de cris et de rires.

« Seul, au centre de la table, un hommeavait gardé tout son sang-froid.

« Pas un pli de ses manchettes n’étaitdérangé, pas une boucle de ses cheveux ne se trouvait hors de saplace. « Au milieu de tous ces visages enflammés ou blêmes, sajoue restait rose et blanche.

« Il parlait d’un son de voix argentin,et ses yeux clairs gardaient le sourire d’une petite maîtresse.

– C’était Richelieu ! dit Fortune, quiferma les poings, et ventrebleu ! vous dûtes l’arrangerd’importance.

Courtenay baissa la tête.

– En racontant cela, murmura-t-il, j’éprouveencore pour un peu le trouble qui faisait la nuit dans mon cerveauet qui me rendit ivre autant que le plus ivre des convives deM. de Bezons.

« J’entendis qu’on prononçait mon nom etqu’on disait :

« – Voici Courtenay qui va nous donnerson avis ; dans l’espèce, c’est le meilleur de tous lesjuges !

« M. de Richelieu me salua dela main et son sourire me montra toute la rangée de ses dentsblanches. Je songeai à le poignarder devant tout le monde.

– C’était bon, dit encore Fortune, mais aulieu de tant songer, mieux eût valu agir un petit peu.

– Autour de la table, reprit le chevalier, unedispute turbulente se poursuivait.

« – La Badin est cent fois plus belle,criaient les uns.

« – Non pas, répondaient les autres,c’est la demoiselle.

« On m’avait fait asseoir très loin deM. de Richelieu et il me sembla qu’il avait mis un doigtsur sa bouche, au moment où la Souris, de l’Opéra, allait prononcerle nom de la demoiselle.

« – Il n’y a rien de si beau que laBadin, décida Mme de Sabran, que je reconnus sous sonloup de soie rose.

– Cette Mme de Sabran faisait preuvede goût, interrompit ici Fortune, qui se caressa le menton.

Le chevalier poursuivit :

« – Moi ! s’écria la Souris, jetiens pour l’autre !

« – Pour bien juger, dit Bezons, ilfaudrait les avoir toutes deux à souper.

« – Je peux vous amener la Badin ;répliqua M. de Brancas ; elle est égarée dans laforêt de l’Arsenal, où je la rencontre quelquefois.

« – Mais l’autre ! l’autre !s’écria-t-on de toutes parts.

« – Mesdames, dit-il, je vous demandepardon de vous quitter ; madame la duchesse de Berry m’a bienfait promettre de devancer un peu les violons.

« – Roi des fats ! s’écriaM. de Gacé, qui était non loin de moi.

« – Mme l’abbesse de Chelles m’afait dire qu’elle resterait chez sa sœur jusqu’à l’heure dubal.

« – Et la troisième fille du régent nevous attend-elle point aussi, Richelieu ? demandaM. de Gacé d’un ton ironique.

« – Si fait, comte, répondit le Richelieuavec la suprême impertinence qui n’appartient qu’à lui.Mademoiselle de Valoir se pendrait si je ne la mettais pas de lapartie…

« Il jeta son chapeau sous son bras.

« – Mais avant de m’éloigner, mesdames,reprit-il, je veux vous faire une promesse. Fixez, s’il vous plaît,le jour où vous voudrez bien me faire l’honneur de souper à mapetite maison, et je m’engage à vous y montrer Thérèse Badin enface de sa rivale en beauté. »

Fortune poussa une sorte de rugissement.

– Mais vous ne compreniez donc pas,chevalier ? s’écria-t-il, puisque vous ne l’avez pas écrasésous la table renversée ?

Le petit Bourbon passa sa main sur son frontet répondit :

– Non, je ne comprenais pas ; les parolestournaient autour de mon entendement et je n’en saisis le sens queplus tard.

« – Duc ! s’écria Gacé qui semblaiten proie à une sourde colère, si j’étais femme je tefouetterais.

« – Oui, répondit Richelieu, mais tu esmari et je te berne !

« il y eut un grand éclat de rire et tousles rieurs étaient pour Richelieu.

« – Duc, reprit encoreM. de Gacé, je te donne huit jours et je gage deux millelouis que tu n’accompliras pas ta vanterie !…

« – Comte, répliqua Richelieu, j’accepteles huit jours. Quant aux deux mille louis, jamais je ne joue et jeréduis la gageure à cent pistoles.

« Il salua à la ronde et sortit.

« La Souris dit entre haut etbas :

« – Quel amour !M. de Gacé ne serait pas si fort en colère si notre ducne s’adressait qu’aux princesses.

« Gacé devint tout pâle et ses lèvrestremblèrent.

– Vous avez pu savoir, s’interrompit iciCourtenay, pourquoi M. de Richelieu fut enfermé lelendemain de cette soirée à la Bastille ?

« M. de Gacé, fils aîné du ducde Matignon, est marié à une enfant de quinze ans. En sortant dubal de Mme de Berry, il trouva sa femme masquée etemmitouflée dans un vaste domino, qui mettait le pied sur la marchedu carrosse de Richelieu.

« Le duc était dans le carrosse. Gacé lefit descendre par l’oreille et lui planta un coup d’épée dans lescôtes sous le premier réverbère de la rue Vaugirard.

– Corbac ! marmotta Fortune, on vous avolé ce premier coup d’épée, chevalier !

– Mon camarade, reprit Courtenay, je ne vousai pas attendu pour juger que mon rôle en tout ceci étaitpitoyable. Nous tâcherons de mieux faire à l’avenir. Pendant queces choses se passaient, j’étais au lit avec la fièvre. Ce futseulement vers le soir que je pus me lever, et je courus chezM. de Bezons pour savoir le nom de celle que M. leduc devait amener en sa petite maison avec Thérèse Badin. Du plusloin que M. de Bezons m’aperçut, il s’écria :

– Eh bien ! voici M. le duc bienempêché de nous montrer la fleur de beauté de la cour de Guéménée.Il est sur le flanc d’abord et ensuite on a porté son lit à laBastille, M. le régent a juré de faire respecter l’édit surles duels.

– Vous compreniez, à la fin ? ditFortune :

– J’entrai chez un écrivain public, répliquaCourtenay, et je fis une lettre à M. de Richelieu pourlui offrir mes services auprès de M. le duc de Bourbon, et jelui mis en post-scriptum qu’il voulût bien m’assurer une heure detête à tête, l’épée à la main, le jour même de sa sortie de laBastille.

– Et que vous réponditM. de Richelieu ? demanda Fortune.

– M. le duc de Richelieu ne me fit pas deréponse. J’attendis trois jours, cherchant à voir Aldée, que je nerencontrai pas une seule fois ; et rôdant comme un loup autourdes murailles de la Bastille dès que la brune tombait. Il y avaiten moi un grain de folie, c’est certain ; mon idée fixe étaitd’escalader ces hautes murailles pour pénétrer auprès du duc etl’étrangler dans son lit :

– Ce n’était pas mauvais, dit Fortune, mais onpouvait lui donner jusqu’à sa convalescence.

Le quatrième jour, poursuivit Courtenay, je medis : « Il faudrait une armée pour faire le siège de laforteresse, mais on peut s’y introduire autrement. Pour entrer à laBastille, il suffit d’une lettre de cachet.

– Tiens ! tiens ! fit notrecavalier.

– Transporté de joie, je courus chez monsieurmon ami le poète Lagrange-Chancel et je lui empruntai un exemplairede ses Philippiques. Je me rendis dans le jardin du Palais-Royal,j’ameutai autour de moi un cercle de badauds, et je fis à hautevoix lecture du dernier dithyrambe de notre Archiloque moderne.

Bravo ! on vous prit au collet ?

– Du tout, on me laissa faire. Alors ;j’insultai M. Law et je prévins mon auditoire que M. lerégent conduisait la France à une banqueroute…

– Corbac ! dit Fortune, où donc était lapolice ?

– Rue Quincampoix, probablement, car personnene me dit mot. J’enrageais ; la foule m’écoutait etcriait : À bas ce cuistre de Dubois ! Un peu plus ;je faisais une révolution, lorsque l’idée me vint de pousser jusquesous les fenêtres de Son Altesse Royale et d’entonner la chansonqu’on a faite sur Mme de Parabère : le Petit Corbeaunoir. Un quart d’heure après, j’étais au corps de la garde de larue de Chartres, tout prêt à être dépêché vers la Conciergerie.Heureusement, il y avait là un gibier de la lieutenance quiprononça mon nom, et vers une heure de relevée un ordre deM. de Machault m’octroya les honneurs de la Bastille.

– Ville gagnée ! s’écria Fortune.

Le chevalier secoua la tête tristement.

– Monsieur le gouverneur de la Bastille,reprit-il, a l’honneur d’être l’ami et le serviteur du petitcorbeau noir. Je fus jeté dans un cul de basse-fosse au deuxièmeétage de la tour du centre, au-dessous du sol.

– Diable ! dit Fortune, ce n’était pasbien difficile à deviner ; mais c’est égal, je vous plains,monsieur le chevalier.

– J’eus vingt-quatre heures de fièvre chaude,et deux gardiens suffisaient à peine pour m’empêcher de briser matête contre les murailles. Je pensais que j’avais mis une doublemuraille entre moi et ma vengeance. Je me disais en outre :quand il va sortir de prison, j’y serai encore peut-être, et quidéfendra mon Aldée ?

Fortune se gratta le front.

– Voilà où le bas nous blesse, murmura-t-il,c’est que nous y sommes tous deux, en prison !

Le chevalier eut un sourire.

– Pas pour longtemps, dit-il. Mais nous allonsarriver à ce sujet, laissez-moi achever. Je fus quinze grands joursà combiner un plan d’évasion : juste les deux semaines queM. de Richelieu mit à se rétablir de sa blessure.

« Pendant tout cet intervalle, j’avaisété d’une sagesse exemplaire, et je n’avais plus d’autresurveillant qu’un guichetier.

« Un brave homme à qui je ferai une bonnepension dès que j’aurai des rentes, car le matin du seizième jourje l’assommai d’un grandissime coup de poing ; je le liai, jele bâillonnai, et je mis ses habits par-dessus les miens, ce qui meprêta à peu de chose près sa tournure lourde et sa corpulence.

« Je l’enfermai dans ma cave à doubletour ; mais ce n’est pas une chose aisée que de voyager dansles escaliers et dans les corridors de la Bastille ; je meserais perdu cent fois si je n’avais dit tout franchement aupremier porte-clé que je rencontrai : Je suis nouveau, moncamarade, il me faut porter un message de monsieur legouverneur ; indiquez-moi la route pour trouver M. le ducde Richelieu.

– Ah ! ah ! s’écria Fortune,enfin !

– Mon Dieu, oui, répliqua Courtenay, je nem’évadais pas pour avoir la clé des champs, mais bien pour meprocurer mon tête-à-tête avec M. le duc de Richelieu.

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