Le Cavalier Fortune

Chapitre 7Où Fortune casse enfin sa canne sur la tête du rousseau.

Cette fois, la chasse ne fut pas longue.Fortune, en effet, n’eut qu’à tourner l’extrémité de la charmille,qui s’arrêtait à une vingtaine de pas de la grille, pour se trouverdans une autre route, à l’entrée de laquelle le compagnon maçon etson chien prenaient leur repas.

À cet aspect inopiné le chien resta bientranquille, mais l’homme bondit sur ses pieds et saisit sa canne decompagnon avec tous les signes de la frayeur et de la colère.

En même temps il s’écria :

– Pille, Fortune, pille !pille !

Il paraît que l’épagneul se nommait aussiFortune, Car à l’appel de son maître il ne fit qu’un saut jusqu’àla gorge de notre cavalier.

Mais il faut bien se rendre compte de cettecirconstance : si notre cavalier eût été un homme ordinaire,nous ne prendrions point tant de peine pour raconter sesaventures.

Fortune, j’entends l’homme et le chrétien,arrêta Fortune l’épagneul d’un coup de pied droit, lancé justeentre ses deux pattes de devant.

L’animal Fortune roula sur l’herbe en geignantet l’écume de sa gueule devint rouge.

Fortune le bipède fit tournoyer sa longuecanne, et, sans autre explication préalable, il en allongea unformidable fendant qui eût broyé du premier coup la tête de sonadversaire, si celui-ci n’eût été à la parade.

Certes, la bataille promettait d’être curieuseet bien disputée, car l’ancien rousseau, ce dangereux espion, sansposséder la robuste apparence de notre ami Fortune, n’était pointun gaillard à dédaigner.

Sa taille un peu courte était parfaitementprise depuis qu’il n’avait plus sa bosse, et il maniait son bâtonen expert.

Restait donc sa jambe boiteuse, mais sous cerapport Fortune lui rendait la pareille.

Si d’un côté Fortune avait son étoile, del’autre le rousseau était pourvu de son chien qui, revenu de sonpremier étourdissement, pouvait opérer une lutte vaillammentsoutenue de part et d’autre.

Le combat, en effet, finit au moment même oùil commençait, non point faute de combattants, mais faute d’armes,et Fortune, le chien, n’eut pas même le temps de reprendre ses senspour venir au secours de son maître.

Ces deux longues et belles cannes decompagnons qui semblaient si propres à casser des bras et à fêlerdes crânes se brisèrent toutes les deux en pièces au premierchoc.

Vous eussiez dit, en vérité, une plaisanteriepréparée pour faire rire les spectateurs d’un théâtre.

Elles étaient creuses toutes les deux, cescannes, et toutes les deux, en se rompant, laissèrent échapper unepluie de petits papiers…

Le chien malade aboya plaintivement, les deuxhommes restèrent immobiles, plantés en face l’un de l’autre et seregardant avec des yeux arrondis par l’ébahissement.

Tous deux avaient à la main leurs tronçons decanne, longs comme des baguettes de tambour.

Quand ils se furent bien regardés, leurs yeuxse reportèrent sur le gazon, cherchant les papiers éparpillés.

Cela dura longtemps, si longtemps que lechien, retrouvant ses instincts, se mit à ramper vers Fortune, sonhomonyme.

Fortune ne le voyait point.

– À bas ! Fortune ! ordonna l’ancienrousseau.

Puis, se tournant vers notre cavalier, ilajouta d’un ton doux et poli :

– Je changerai le nom de la bête si c’estvotre bon plaisir, Monsieur…

– Monsieur, répondit Fortune sur le même ton,je vous en serai obligé, assurément.

– Faraud ! appela aussitôt l’ancienrousseau.

Le chien dressa les oreilles, puis il vint enfaisant le gros dos comme un chat, se coucher aux pieds de sonmaître.

– Faraud est son vrai nom, reprit celui-ci, jelui avais donné le nom de Fortune par rancune, contre vous, aprèstout le mal que vous m’avez fait.

– La mule du pape ! s’écria notrecavalier, je vous ai fait du mal, moi ! Dites donc que vous mepoursuivez depuis quatre cents lieues comme un remords, et qu’àl’heure où nous sommes vous m’empêchez encore d’entrer dansParis !

– C’est-à-dire, répliqua l’ancien rousseau nonsans retrouver quelques accents de colère, c’est-à-dire que vous medonnez la chasse depuis Alcala de Hénarès et qu’à l’heure présentevous me fermez la porte de la ville.

Les choses prenaient évidemment cette tournurepaisible et lente qui précède une explication. La curiosité étaitéveillée des deux parts mais Fortune y joignait un autresentiment.

– Mon camarade, dit-il, je soupçonne quelquemalentendu entre nous, et depuis que vous ne portez plus cetemplâtre vert qui allait si mal avec votre perruque rousse, je voustrouve la figure de tout le monde. M’est-il permis de vous demanderoù votre chien Faraud avait trouvé cet os qu’il mordait sibellement tout à l’heure ?

Le plus dangereux des espions se prit àrire.

– En somme, murmura-t-il, vous avez l’air d’unjoyeux compagnon, et votre question signifie, je suppose, que vousn’avez point déjeuné ce matin ?

– Juste, mon camarade ! s’écria Fortune.Auriez-vous donc par hasard un bon cœur ?

– Et quelques provisions, ajouta-t-il, carj’ai commencé ma fournée à minuit à cause de vous, et mon souperd’hier au soir est sous la semelle de mes bottes.

L’ancien rousseau fit un pas en arrière,démasquant ainsi un chanteau de pain et une éclanche de moutonfroide qui était à demi cachée derrière son bissac, tout blanc deplâtre.

Les yeux de Fortune brillèrent, et désormaisson mortel ennemi se montra à lui sous un tout autre aspect.

– Pourquoi, diable, aviez-vous pris cedéguisement ? demanda notre cavalier en s’asseyant surl’herbe, à proximité de l’éclanche.

– À cause de vous, parbleu ! réponditl’autre, qui coupa une bonne tranche de viande et la posa sur unmorceau de pain. Je savais que vous m’aurez pris ma femme.

– Votre femme ! répéta Fortune, quifaillit, dans son étonnement, avaler de travers la premièrebouchée. Je veux mourir si je connais votre femme ! Aprèscela, se reprit-il en souriant avec une certaine complaisance, j’enconnais tant et tant ! s’il vous plaît ?

L’ancien rousseau lui tendit sa gourdefraternellement.

– Prenez garde de vous étrangler, dit-il. Mafamille est bien connue dans la rue du Petit-Hurleur, et je suis leseptième fils de maître Camus, le mercier. Mon vrai nom est VincentCamus ; mais je me suis mésallié, malheureusement, et voussavez où cela mène ! Au théâtre de la foire Saint-Laurent onm’appelle La Pistole.

Ceci fut prononcé d’un ton modeste etorgueilleux à la fois. Fortune, qui avait bu une énorme lampée,s’écria :

– La Pistole ! la mule du pape ! lecélèbre La Pistole ! sang de moi ! Je serais bien auregret si je vous avais cassé la tête… La Pistole, mon ami, je puisvous jurer sur mon salut que je ne connais ni d’Ève ni d’AdamMme La Pistole.

Le fils du mercier Camus reprit sa gourde etdit avec un accent de reproche :

– Alors, pourquoi étiez-vous toujours sur sestalons au pont du Hénarès, au logis de ce vieux scélérat MichelPacheco ?…

– Il vous a aussi volé quelque chose ?interrompit Fortune.

– À Tudela, poursuivit La Pistole, à Siguenzaet dans l’hôtellerie de Saint-Jean-Pied-de-Port ?

Fortune le regarda la bouche pleine ; ilsongeait à la Française.

– Est-ce que ce serait ?… murmura-t-ilavec une stupéfaction profonde.

– Juste ! fit La Pistole. Ma femme estZerline, la chambrière de la sœur d’Apollon.

Fortune lui saisit les deux mains.

– Et qui est la sœur d’Apollon ?demanda-t-il.

– Ah ! ah ! fit La Pistole, prenantun ton de réserve, une muse probablement. Buvez et mangez, moncamarade ; je ne m’occupe point des choses qui sont au-dessusde moi.

Fortune n’avait pas besoin qu’on luirecommandât de manger et de boire ; il s’en acquittait enconscience.

Si Son Éminence le cardinal Albéroni et si SonAltesse Royale le duc d’Orléans, régent de France, avaient su cequi se passait dans un coin de l’ancienne folie du banqueroutierBasfroid de Montmaur, le premier eût été bien inquiet, le secondbien joyeux.

Les petits papiers restaient, en effet,tranquillement là où le vent les avait mis.

Tous les secrets de la politique espagnolejonchaient l’herbe à trente pas d’une grille ouverte.

Il y avait ici la vie d’une douzaine de grandsseigneurs et de plusieurs milliers de gentilshommes avec la libertéde toute la lignée illégitime de Louis XIV.

Les deux cannes, en se brisant, avaient jetéau vent deux exemplaires complets de la conspiration deCellamare.

Et Fortune mangeait sans oublier de boire, etLa Pistole bavardait.

Ni l’un ni l’autre n’avaient encore songé àmettre les précieux papiers en lieu sûr.

Ce fut La Pistole qui en eut la première idée,encore son idée se traduisit-elle sous une forme qui était lacontinuation de son erreur.

– Il faut ramasser tout cela, dit-il ; jepense que vous avez assez de confiance en moi pour me laisservaquer à ce soin pendant que vous continuez votre repas.

– Certes, certes, répondit Fortune la bouchepleine.

La Pistole se mit aussitôt en besogne ;tout en cueillant les papiers un à un sur le gazon, ilajouta :

– Nous pourrions savoir ici le pour et lecontre, puisque vous apportiez sans doute le message deM. de Goyon, tandis que je servais de facteur aucardinal.

– Mais du tout ! s’écria Fortune, c’estle contraire.

– Comment, le contraire ?M. de La Roche-Laury m’avait dit…

– Vous connaissez La Roche-Laury ?

– C’est lui qui m’avait raconté vos aventuresavec ma femme.

Fortune éclata de rire.

– Et moi, s’écria-t-il, c’est le cardinal quim’avait ordonné de vous éviter, comme la peste.

La Pistole apportait en ce moment dans sesdeux mains l’ensemble des papiers ramassés.

– Ces grands politiques, dit Fortune, ont lesmêmes proverbes que les porteurs d’eau : il ne faut pas mettretous ses œufs dans le même panier, voilà la fin de l’histoire.J’avais ordre de vous éviter, c’est vrai, mais j’avais aussidéfense de me battre contre vous.

– C’est comme moi, s’écria La Pistole.

– Eh bien ! mon camarade, conclut Fortuneen s’essuyant la bouche d’un revers de main, car il n’avait pas deserviette, grand merci de votre déjeuner que je vous rendrai àl’occasion avec usure. Foi de soldats, je n’ai jamais échangé plusde dix bredouilles avec Mme La Pistole, et encore ce futseulement à Saint-Jean-Pied-de-Port, une semaine pour le moinsaprès notre départ de Madrid. Avant cela je ne l’avais jamais vue.Tâchons de retrouver, parmi ces dépêches, vous les vôtres, moi lesmiennes, et allons au lieu qui a été indiqué à chacun de nous.

La Pistole déposa devant lui les papiers dontil avait déjà examiné quelques-uns.

– Le partage ne sera pas très facile, dit-il,c’est écrit en chiffres. Avez-vous la clé, vous ?

– Pas seulement un loquet, mon camarade,répondit Fortune qui prit au hasard un des papiers, puis unautre.

– Tiens ! tiens ! s’écria-t-il aprèsavoir examiné le second, en voici deux qui sont absolumentsemblables, voyez plutôt !

– Deux gouttes d’eau ! répondit LaPistole après avoir examiné, et tenez ! en voici deux autres…et deux autres encore !

– Tout est deux par deux, dit Fortune, noussommes évidemment des messagers envoyés en duplicata.

– Il y en a peut-être encore d’autres, ajoutaLa Pistole.

– En tout cas, le partage est bien aisé,reprit Fortune ; nous n’avons qu’à mettre ce qui vousappartient à droite, ce qui me revient à gauche, et à fourrer letout dans nos poches.

La Pistole commença aussitôt ce travail deséparation.

– Moi, dit-il, j’ai encore une bonne course àfaire, je vais porter cela au quartier des Halles.

– Rue des Bourdonnais ? s’écriaFortune.

– Juste ! chez le sieur GuillaumeBadin.

– Première basse de viole à l’Opéra :c’est comme moi.

– Et on vous a promis cinq cents louis ?demanda La Pistole.

– Ni plus ni moins, répondit Fortune, pluscinq cents autres louis de récompense au cas où j’arriverais lepremier.

– Eh bien, fit La Pistole, puisque vous n’êtespas le galant de Zerline, mon abominable femme, monsieur Fortune,il n’y a plus entre nous que ces cinq cents derniers louis. je vouspropose d’aller ensemble chez ce Guillaume Badin, bras dessus, brasdessous.

– Et de couper en deux la récompense ?interrompit Fortune. Tope ! jamais je n’aurais cru que nousferions une paire d’amis.

Le partage des dépêches était terminé etchacun avait son compte, le contenu des deux cannes creuses setrouvant être exactement pareil.

Chacun d’eux mit son contingent dans sa poche,puis Fortune tendit la main à La Pistole, qui la serracordialement.

Le grand épagneul remuait la queue. Malgré lecoup de pied reçu, il semblait avoir une sympathie naturelle pourFortune, dont il avait porté un instant le nom.

Tous deux pareillement habillés et plâtrés,nos anciens ennemis quittèrent en se tenant sous le bras ce lieuqui avait failli devenir un champ de bataille.

Ils tournèrent à droite en quittant le chemin,pour remonter la contrescarpe Saint-Antoine et entrer dans la villepar le Pont-aux-Choux.

Nos nouveaux amis longèrent sans encombrel’enclos du Temple, traversèrent le carré Saint-Martin, tournèrentla rue des Ours et descendirent aux Halles par la grande rueSaint-Denis.

Dans le quartier des Bourdonnais, tout lemonde connaissait Guillaume Badin, première basse de viole àl’Opéra, et dès que Fortune eut prononcé son nom, dix passants luiindiquèrent le numéro 9 comme étant sa demeure.

Seulement ces passants avaient de singulièresfigures : les uns riaient, d’autres hochaient la tête,d’autres encore haussaient les épaules.

Ce fut bien autre chose encore quand nos deuxcompagnons eurent franchi la porte du numéro 9.

Il y avait dans la cour une véritable émeute,composée des gens de la maison, d’un bon nombre de dames de laHalle, de garçons ferronniers et drapiers auxquels se joignaientune demi-douzaine d’élèves droguistes de la halle des Lombards.

Nos deux amis n’eurent pas besoind’interroger, car tout ce petit monde turbulent et bavards’occupait de Guillaume Badin.

Et aussi de Thérèse Badin, sa fille, quisemblait partager avec lui un succès d’immense popularité.

– Tout ce qui reluit n’est pas or, disaientles dames de la Halle, le père et la fille n’iront pas loin sans secasser le cou.

– Il a gagné un demi-million sur les actionsd’Amérique, répondaient quelques garçons droguistes qui avaient del’eau plein la bouche.

Le voisinage du tripot Quincampoix affolait larue des Lombards.

D’autres bavardaient :

– Il a acheté de Chizac-le-Riche le cabaretdes Trois-Singes.

– L’a-t-il payé ? ripostait uneharengère, alors qu’il nous paye !

– Il n’a pas le sou !

– Il a reperdu dix fois ce qu’il avaitgagné !

– Et sa fille a un carrosse maintenant ;est-ce que c’est pas pitié !

– Et de grands laquais à livrée !

– Et des diamants et de la soie ! et duvelours !

– Puisqu’elle est danseuse, objecta un jeuneapothicaire au cœur chevaleresque, et puisqu’elle est belle commeles amours ! Fortune et La Pistole choisirent ce moment pourpercer les groupes.

– Je vous prie, mes bonnes gens, demandaFortune avec politesse, ledit sieur Guillaume Badin ne demeure-ilplus en ce logis ?

Cette question inopinée produisit un instantde silence.

Puis l’émeute entière fut prise d’une gaietéfolle et entoura notre cavalier en poussant un vaste éclat derire.

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