Le Cavalier Fortune

Chapitre 17Où Fortune fait la connaissance de Guillaume Badin et deChizac-le-Riche.

Au moment où Fortune parvenait à s’introduiredans la salle commune du cabaret des Trois-Singes, l’animationétait au comble. Un quintuple rang de joueurs entourait une tablerevêtue d’un tapis abondamment souillé où se taillait unlansquenet.

Cette table occupait à peu près le milieu dela salle.

À droite, en entrant, une seconde table, oùdeux joueurs seulement faisaient une partie de piquet royal, étaitaussi fort entourée.

Le reste de la salle était rempli par desguéridons où les hommes et les femmes buvaient pêle-mêle, jouant,riant et causant.

Les femmes étaient généralement jeunes etjolies, jouaient gros jeu et payaient argent comptant.

Partout où plus de vingt créatures humaines setrouvent réunies, il y a un roi et il y a le compétiteur de ce roil’homme que le roi étouffera ou qui détrônera le roi. Le roi étaitici l’un des joueurs de piquet, gros homme d’une quarantained’années, constitué fortement, très brun, très pâle, un peu tristeet affecté de cette névrose qu’on appelait alors des vapeurs, etqui depuis change de nom toutes les semaines.

C’était, ne vous y trompez point, le sieurChizac en personne, Chizac-le-Riche, qui avait abandonné lestripots Quincampoix pour favoriser sa rue.

Le compétiteur du roi était assis au centre dela table du lansquenet. Il tenait la banque en ce moment, et avaitdevant lui une véritable montagne d’or, d’actions et de bons decaisse.

C’était un homme entre deux âges et quipenchait déjà vers la vieillesse. Ses cheveux rares bouclaientautour d’un grand front : les musiciens ont souvent de cestêtes en apparence puissantes, mais qui dégagent je ne sais quelleimpression vide et vague. Ce grand front parlait de génie ou defolie.

Les yeux étaient creux, les prunellesétincelantes ; il y avait des plaques rouges aux pommettes desjoues.

Le premier mot que Fortune entendit prononcerfut le nom de cet homme.

– Neuf fois ! répétait-on à la ronde,Guillaume Badin a passé neuf fois !

Et Guillaume ajouta lui-même d’une voixfiévreuse, en s’adressant à Chizac-le-Riche :

– Entendez-vous ? patron, neuffois ! Mettez dans mon jeu, j’ai de la corde de pendu…

Chizac répondit bonnement à travers la foulequi écoutait :

– Profitez de votre veine, moi voisin :moi, j’ai perdu aujourd’hui une vingtaine de mille livres et j’aibien peur de finir à l’hôpital.

Il y eut dans le cabaret un bruyant éclat derire.

– Entends-tu, Guillaume, crièrent lesperdants, Chizac se moque de toi ! Tu pourrais bien gagnerpendant douze mois ; au bout de l’an, Chizac te mettraitencore dans sa poche !

Guillaume Badin donna un coup de poing sur latable.

– Faites votre jeu, dit-il brusquement, il y a6 400 louis. Rira bien qui rira le dernier.

– Je fais un écu, voisin, dit Chizac, pourvous payer ma tasse de café et mon petit verre de liqueur desîles.

– Patron, répliqua Guillaume, voilà qui n’estpas bien, vous arrêtez le jeu.

Et, en effet, c’est à peine si l’on putcouvrir une centaine de louis, quoique Fortune eût jeté bravementsur le tapis sa première mise de cent pistoles – pour la dot.

Guillaume Badin tourna ses cartes avecmauvaise humeur en disant :

– Je ne devrais pas jouer pour si peu, mais jesuis chez moi et je ne veux mécontenter personne.

La voix placide de Chizac lui réponditencore :

– Voilà quinze jours de cela, voisin, vousauriez vendu votre âme au diable pour ces deux mille quatre centslivres.

– Toi, grommela Badin entre ses dents, avantdeux mois d’ici je veux te faire l’aumône.

– Gagné ! s’écria-t-on, encoregagné !

– C’est 6 300 louis que je perds ! fitBadin exaspéré. Allons, 200 louis au jeu !

Fortune attirait déjà cent autres pistoles,quand le roi Chizac se leva et dit :

– Voisin, je fais banco. Il est temps de vousaller coucher.

Il ajouta en mettant 4 800 livres sur latable :

– C’est juste le loyer annuel de votrealcôve.

Quoique ce fut là un bien misérable coup aupoint de vue de la somme risquée, il se fit un grand mouvement dansla salle ; la cohue des assistants, aussi bien les femmes queles hommes, se massa autour du tapis vert.

D’un geste saccadé, Guillaume Badin fit lejeu.

Cela fut long.

Avant d’amener, il épuisa presque tout unpaquet de cartes.

Et l’on disait à la ronde :

– Le roi pour Chizac.

– Le valet pour Guillaume Badin.

– Le roi est bon !

– Le valet vaut de l’or !

Guillaume avait la sueur au front, Chizacsouriait.

– Gagné ! cria tout à coup la cohue.Encore gagné !

Guillaume Badin repoussa son siège.

– Hein, patron ? fit-il avec triomphe, jevous avais bien dit de mettre dans mon jeu !

Chizac n’avait point perdu son sourire, maisle tic de sa bouche allait et son sourire tournait un peu à lagrimace.

– Il n’y a pas à dire, murmura-t-on dans lesgroupes, si Chizac y allait de franc jeu comme Guillaume Badin,Guillaume Badin aurait Chizac !

– Patron, dit encore Guillaume, j’ai sommeilet je vais me coucher, selon votre conseil. Suivez le mien :la veine est ici, je vous vends ma banque pour mille pistoles.

– Voici, répondit Chizac, grand merci de votreoffre, mais je n’ai plus besoin de gagner pour vivre.

Une voix haute et claire s’éleva qui dominatous les grondements de la salle.

– J’achète la banque, disait-elle.

C’était uniquement notre ami Fortune quijetait par la fenêtre plus des deux tiers de son avoir, en joueurémérite qu’il était, pour acquérir un peu de fumée.

Guillaume Badin se mit sur ses pieds, regardaFortune et le salua d’un geste courtois.

– Mon gentilhomme, dit-il, je n’ai jamais eule plaisir de me rencontrer avec vous, mais je connais mon monde.Ce que l’on vend à celui-ci, on est trop heureux de l’offrir àcelui-là. Si vous vouliez accepter ma banque cordialement comme jevous l’offre, je resterais votre débiteur.

Chizac tourna le dos et regagna sa place à latable de piquet. Sa royauté recevait là un rude coup.

Fortune pensait :

– Le père est aussi brave que la fille estbelle.

– La mule du pape ! reprit-il tout haut,je vous tiens pour un galant homme, maître Badin, et j’acceptevotre offre.

– J’en ai tant vu passer ! disaitcependant Chizac qui avait repris sa place au milieu de sesfidèles. Quand ils sont au sommet de la roue, ils font lesinsolents, mais la roue tourne, la roue qui les a pris par terre etqui les y remet.

Guillaume Badin avait étalé son mouchoir surla table de lansquenet ; il mettait dedans à poignées sonargent et ses valeurs.

– Voilà une soirée de cent mille écus pour lemoins autour de lui.

Guillaume noua les quatre coins de sonmouchoir.

– À l’Épée-de-Bois, répondit-il, j’auraisgagné plus d’un million ; mais patience : le cabaret desTrois-Singes n’a encore que quinze jours de vie. Dans quinze autresjours il aura mis bas toutes les concurrences.

– Et seras-tu encore le maître desTrois-Singes dans quinze jours, Guillaume-la-Viole ? demandaune voix de femme. Ta fille a perdu la tête et tu n’as jamais eu decervelle.

La voix appartenait à une grosse bourgeoisechargée de falbalas, qui pouvait compter une cinquantaine d’annéeset qui trinquait avec un garde-française de vingt-cinq ans.

– Tiens ! fit-on de toutes parts, c’estla marquise de la Casserole. Elle a changé son canonnier !

La marquise de la Casserole jouissait d’unecertaine renommée. Elle avait été la cuisinière du traitantBas-froid de Montmaur ; mais au lieu de jouer à la grande damecomme la plupart des servantes enrichies, qui donnaient lespectacle aux enfants de la rue et se ruinaient en quelquessemaines, elle avait placé son gain solidement et n’employait queson revenu à traiter les deux seuls régiments qui eussent le don delui plaire : les canonniers et les gardes-françaises.

L’apostrophe risquée par la marquise de laCasserole atteignit un certain Chizac-le-Riche, mais celui-ci étaitvéritablement bon prince ; il répondit lui-même :

– Guillaume Badin se formera. C’est encore unenfant, quoiqu’il ait la tête grise.

– Merci, patron, dit l’ancienne basse de violed’un ton de bonne humeur.

Il souleva en même temps son paquet pourdébarrasser le tapis, car les joueurs commençaient à s’impatienterautour de la table.

– Mes enfants, dit Guillaume Badin, dont lesyeux étaient gros de sommeil, car il y avait plus de douze heuresqu’il jouait sans désemparer, continuez votre partie. Les garçonsde mon cabaret des Trois-Singes ont le mot et doivent, comme c’estla coutume, ne rien refuser aux joueurs décavés. C’est bien lemoins qu’on soupe avant d’aller à la rivière : donc, bon vinet bonne chère gratis, à discrétion, pour tous ceux qui n’aurontplus une pistole en poche. Amusez-vous comme des anges, et à demainmatin.

En se dirigeant vers la porte ilajouta :

– Bonsoir, patron, sans rancune.

Et Chizac répondit :

– Sans rancune, Guillaume.

Après avoir franchi le seuil de son cabaretdes Trois-Singes, Guillaume Badin n’eut pas beaucoup de route àfaire pour gagner sa chambre à coucher : il lui suffit detraverser la rue étroite en directe ligne.

Juste en face du cabaret se trouvait unbattant de chêne si bas qu’il ressemblait à l’entrée d’une cave.Guillaume introduisit une clé dans la serrure abondamment rouilléeet le battant tourna sur ses gonds en grinçant.

Guillaume avait à la main une petite lanternequ’il plaça sur un billot, à côté du misérable lit de sangle quilui servait de couche.

Ce trou ; qu’il payait à raison de 400livres par mois, n`avait pas d’autres meubles que le billot et legrabat.

Dans le quartier Quincampoix, à l’époque oùnous sommes, tous les loyers atteignaient des proportionspareilles.

Le luxe ne pénétrait point de ce côté. C’étaitun champ de bataille. On prenait son luxe ailleurs, un luxe effrénéparfois, mais ici, à la guerre comme à la guerre.

D’ailleurs la richesse était tombée àl’improviste et comme une douche sur les épaules de ce pauvreGuillaume Badin. Il en était encore tout ahuri et n’avait pas eu letemps de s’acheter une chaise.

Il mit son mouchoir, qui contenait unefortune, sur un tas d’or et de valeurs placés entre le billot et lelit, par terre, puis il se jeta sur son lit tout habillé aprèsavoir éteint la lanterne.

Trois minutes après il ronflait…

Dans le cabaret, le jeu avait repris ainsi queles libations ; il était encore de bonne heure, et la cohuetendait plutôt à s’accroître qu’à diminuer.

Fortune tenait la banque.

Fortune avait son étoile ; le lecteur n’apas pu concevoir l’ombre d’un doute sur le résultat de lapartie : les gens qui ont une étoile perdent toujours.

Le métier de leur étoile est de les releverquand ils tombent et de jeter une botte de paille entre eux et lepavé qui leur casserait le cou.

Mais la veine de Guillaume Badin était sirobuste qu’elle commença par combattre l’étoile de notre cavalier.Son point de départ était 400 louis, somme égale à la dernièrerafle de Guillaume ; il gagna cinq ou six fois de suite, et,comme il était superbe joueur, la galerie donna assez bien.

La marquise de la Casserole jeta sur le tapisune centaine d’écus, en regrettant tout haut que ce beau filsn’appartînt pas à l’un de ses deux régiments.

À la sixième passe, malgré quelquesdéfaillances de la part des pontes qui s’effrayaient de la veine,Fortune avait devant lui environ 140 000 livres.

C’était une dot, une pauvre dot à la véritépour la cousine d’un roi, mais enfin c’était une dot que plus d’ungentilhomme honnête et modeste eût acceptée.

Fortune songeait à cela pendant que le jeu sefaisait lentement et petitement devant lui.

Il se disait, en voyant les sommes que sesadversaires déposaient comme à regret sur le tapis :

– Si seulement on me tient une soixante demille livres, je gagne et je m’en vais.

Il avait réglé après mûre réflexion la dot decette jeune fille si belle et si pâle, Mlle de Bourbon, à la sommede 200 000 livres.

Une bouffée de sagesse avait passé dans satête folle ; une fois gagné ce dernier coup, il était biendéterminé à ne point abuser de la veine et à quitter la place.

Mais le jeu ne se faisait pas.

– Il y a vingt-cinq mille livres, dit un ponteimpatient ; on ne fera rien de plus ; allez, pourvingt-cinq mille livres.

En ce moment, Chizac-le-Riche se levait de sonfauteuil, le seul qui fût dans le cabaret, et annonçait l’intentionde se retirer.

C’était maintenant un homme sage.

Selon son impression, il n’avait plus besoinde gagner pour vivre, et il dormait ses grasses nuits.

En se dirigeant vers la porte, escorté par sesvassaux respectueux, il arriva en face du tapis vert et s’arrêtapour jeter à la partie un regard insouciant.

Plus d’un parmi nos lecteurs aura pu s’étonnerde ce que cette ressemblance, si féconde jusqu’ici en quiproquos eten aventures, la ressemblance de Fortune avec un grand seigneur quiétait la coqueluche de Paris, eût cessé tout à coup de produire seseffets ordinaires. Personne, depuis l’entrée de Fortune au cabaretdes Trois-Singes, n’avait manifesté à son aspect la moindresurprise ; C’est que les joueurs forment un peuple à part, quine voit rien en dehors du jeu, et qui, en dehors du jeu, ne connaîtrien.

Les yeux de Fortune et ceux de Chizac serencontrèrent ou plutôt se choquèrent. Chizac trouva peut-êtreinsolente la beauté de ce jeune homme dont le regard franc et hardine se baissait point devant le sien.

– Faites-vous le jeu, bonhomme ?demanda-t-il d’un accent provocant.

Il y eut dans la salle commune un murmurescandalisé que coupèrent quelques rires.

Chizac ouvrit tout grands ses yeux mornes etprononça ce seul mot :

– Banco !

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