Le Cavalier Fortune

Chapitre 2Où Fortune entame sa plus triste aventure.

La Pistole s’était assis sur les marches parceque ses pauvres jambes ne pouvaient plus le porter.

Fortune lui-même était singulièrement ému, etson premier mouvement avait été, de faire retraite devant le regardfixe que l’inspecteur Bertrand jetait sur lui à travers lescarreaux.

Ce singulier personnage était assis ou plutôtdemi couché sur une table de marbre qui occupait l’extrémité ducaveau la plus voisine de la porte vitrée. Il avait son costume detous les jours, qui semblait seulement un peu en désordre, et sescheveux étaient mêlés sur sa tête nue. Une de ses jambes pendaithors de la table ; son torse était relevé et s’adossait contreun paquet informe, dont Fortune ne devinait point la nature.

L’inspecteur Bertrand, ainsi accoté, recevaiten plein sur son visage la lumière fumeuse et vacillante de lalampe : On aurait juré que ses yeux regardaient et que lesmuscles de sa figure s’agitaient.

Cela d’autant mieux que le réduit lugubre oùil lui faisait de faire ainsi faction était habité par d’autreshôtes, dont l’état et la posture parlaient énergiquement demort.

Il y avait trois cadavres couchés sur troistables, qui s’alignaient derrière celle où l’inspecteur Bertrandreposait, et le rayon de lune enfilait ces trois tables, touchantde sa lumière livide trois têtes de décédés.

La Pistole pensait :

– Comment a-t-elle su que j’allais essayer desortir d’embarras ? Je ne peux pas le deviner, mais ladiablesse finira sorcière ! Elle a mis ce Bertrand enembuscade pour m’arrêter ou me tuer.

Il se leva tout doucement et remonta troismarches :

– Par la morbleu ! se disait pendant celaFortune, je n’ai jamais ouï parler de vivants enfermés dans cetrou… je n’ai pas eu peur, non ! mais il m’est venu un petitpeu de chair de poule !

« Sang de moi, interrompit-il, le coquinvient de me lancer un regard ! il me voit… Mais s’il me voit,pourquoi ne bouge-t-il pas ?

La Pistole remonta encore trois marches.

– Cavalier ; dit-il, si vous m’en croyez,nous allons regagner nos cellules. Ce Bertrand n’est pas un méchanthomme au fond, puisqu’il a caressé mon chien. Si nous nous enallons bien tranquillement, il fera peut-être semblant de ne nousavoir point vus.

Fortune ne répondit pas ; ses yeuxétaient toujours fixés par une sorte de fascination sur l’agent depolice qui ne cessait de le regarder.

– Que je sois pendu, s’écria-t-il à la fin unebonne fois pour toutes, si je n’en ai pas le cœur net !

Et d’un bond il atteignit le bas desdegrés.

– Malheureux ! balbutia La Pistole qui,d’un mouvement contraire, regagna le haut des marches, vous courezà votre perte.

Comme l’escalier tournait, Fortune et LaPistole se trouvaient désormais hors de vue l’un de l’autre.

Aussitôt que l’ancien Arlequin cessad’apercevoir son compagnon, les réflexions les plus sagesenvahirent son cerveau ; il rentra tout doucement dans lagalerie de l’Est, où il avait moins peur parce qu’on y voyait plusclair.

– J’ai promis, pensa-t-il, de suivre moncamarade Fortune mais non point de partager ses folies. Il a letempérament téméraire et j’ai idée qu’il finira mal.

Tout en méditant ainsi il se rapprochait de ladalle soulevée.

– Qui croirait, se dit-il encore, que laméchanceté d’une femme pût aller jusque-là ? L’idée d’avoirposté ce Bertrand dans le caveau des morts pour m’inquiéter aupassage est véritablement infernale. Elle a de l’esprit commequatre, c’est certain… et en définitive, l’excès de sa haine prouvejusqu’à quel point j’occupe encore sa pensée. Nous ferons un bonménage avec le temps.

Il rentra dans le boyau et n’oublia point dese coller à la paroi méridionale pour éviter le trou de lacave.

Quand une fois il fut dans sa cellule, ilpoussa un grand soupir de soulagement, comme un voyageur qui seretrouve sain et sauf au logis après une dangereuse traversée.

– Quant à gagner le dehors malgré l’inspecteurBertrand, raisonnait-il en replaçant avec soin les quatre carreaux,il n’y a pas d’apparence que mon pauvre compagnon le puisse. Il varecevoir peut-être de dangereuses blessures, après quoi on va luimettre les fers aux pieds et aux mains pour le jeter tout vivantdans quelque oubliette.

« Ma foi, conclut-il en s’étendant surson grabat avec une sorte de volupté, je lui aurai du moins donnéun bon conseil en l’engageant à revenir sur ses pas. S’il seravise, il sera toujours temps d’enlever les tuiles pour lui faireun passage… Ah ! Zerline, méchant démon, lequel aimerais-je lemieux en ce moment, de te battre ou de t’embrasser ?

Ayant ainsi dévoilé le fond mystérieux de soncœur, ce fantasque La Pistole se répondit à lui-même avec uneentière franchise :

– Ce soir, je crois que je t’embrasserais maisje suis bien sûr que je te battrais demain, scélérate !

Et il s’endormit.

Au premier moment, Fortune, qui ne s’étaitpoint aperçu de son absence, avait mis bravement son nez aux vitresdu caveau des Montres : le regard de l’inspecteur Bertrand luisembla devenir plus fixe et plus profond, mais ce bizarrepersonnage n’en demeurait pas moins complètement immobile.

Fortune resta un instant assez perplexe, et lecas, on en conviendra, en valait bien la peine. Mais notre cavalierne réfléchissait jamais très longtemps.

– Mon brave, dit-il à l’inspecteur à traversles carreaux, j’ai une idée qu’au fond vous êtes un bon vivantmalgré le métier que vous faites, et, en définitive, vous avezessayé de me rendre service, là-bas, dans le cellier du pauvreGuillaume Badin. Vous êtes convaincu de mon innocence, j’en suissûr ; si vous voulez bien ne point vous opposer au dessein quej’ai de fuir, je vous engage ma parole que les cent premiers louisqui tomberont dans ma poche seront pour vous, et mon compagnon LaPistole garantira ma promesse.

L’inspecteur Bertrand ne bougea ni nerépondit…

– Hé ! La Pistole, cria Fortune,t’engages-tu avec moi pour cent louis ?

La Pistole fit comme l’inspecteur Bertrand, etnous savons bien pourquoi.

Fortune cependant commençait à entrevoir lavérité. Sans s’arrêter au silence de La Pistole, qui cadrait bienavec le caractère prudent de ce dernier, il mit la main sur lebouton de la porte vitrée en se disant :

– Nous allons voir si le Bertrand bouge, cettefois.

Le Bertrand ne bougea pas, mais la porte nes’ouvrit point.

Fortune était désormais fixé à peu près etpensait :

– Ce drôle de corps est original après sondécès comme pendant sa vie. Vit-on jamais un mort dans cettegaillarde posture ?

D’un coup de coude bien appliqué, il brisa lecarreau le plus voisin de la serrure et, à l’aide du même moyen, ilélargit le trou pour ne point se couper les doigts entravaillant.

Il appelait La Pistole et le rassurait,disant :

– Tu peux venir, mon garçon, ce n’est pas tafemme qui a mis l’inspecteur à cette place, et le pauvre diable nenous empêchera point de passer.

Sa main atteignit la clé et la portes’ouvrit.

Il alla tout d’un temps à maître Bertrand etlui prit le poignet qu’il trouva inerte.

– Il arrive souvent malheur aux gens de sasorte, pensa-t-il, et pourtant, selon la renommée, celui-ci étaitadroit comme un singe. Il ne s’est pas noyé puisque ses vêtementssont intacts : comment donc est-il mort ?

Il appela de nouveau :

– La Pistole ! où donc es-tu ?

Son regard connaisseur parcourut le pourpointde maître Bertrand au côté gauche duquel il y avait une toutepetite piqûre.

– Oh ! oh ! s’écria Fortune, c’estle même coup que Guillaume Badin !

Il écarta vivement le pourpoint, la veste,puis la chemise, et se pencha sur la poitrine de maître Bertrandqui était percée un peu à droite du cœur.

– La même plaie que Guillaume Badin, ditencore Fortune.

Il resta tout pensif.

– Ah ça ! ah ça ! se dit-il après unmoment, pourquoi la figure bouffie de ce Chizac danse-t-elle devantmes yeux avec son tic et les deux vessies qu’il a sous lapaupière ? On ne tue pas quand on est si riche … Mais il y aaussi l’histoire de La Pistole, arrêté après ce déjeuner chezChizac… Où diable est-il cet innocent de La Pistole ?

C’était vraiment une bonne âme. Il sortit ducaveau, appelant toujours son compagnon à voix basse ; ilremonta l’escalier tournant et traversa la galerie jusqu’au boyauoù il appela encore.

– Allons ! se dit-il, les opinions sontlibres et je ne peux pas emmener ce nigaud malgré lui. Replaçonstoujours la dalle, au cas où il passerait quelque ronde, car je nesuis pas encore dans la rue, et Dieu sait le temps que je vaismettre à sortir de ce caveau !

La dalle fut remise en place, après quoiFortune regagna la Morgue dont il referma la porte intérieure àdouble tour.

En rentrant, il lui sembla que la position ducorps de l’inspecteur était tant soit peu changée, mais il attribuace fait à l’examen qu’il avait opéré lui même, et aussi peut-être àquelque jeu de la lumière. Il s’agissait maintenant desortir ; Fortune ne s’occupa plus autrement de maître Bertrandet donna toute son attention à la fermeture extérieure d’une grandemontre qui permettait aux gens du dehors de reconnaître lescadavres exposés.

Ce n’était plus ici comme du côté del’escalier tournant ; la devanture vitrée était défendue parun grillage.

Et, au lieu d’être fermée en dedans, laserrure avait sa clé au dehors à cause du gardien, dont la logeétait sous le vestibule.

Fortune vit tout cela d’un coup d’œil, et cefut un peu le supplice de Tantale, car le vestibule, grand ouvert,laisse voir à dix pas la tête du pont où la lune jouait sur lespavés mouillés.

Sans beaucoup d’espoir, notre cavalier éprouvale châssis de la cloison vitrée ; il était robuste, mais lessolides madriers résistèrent, aussi fermes qu’une muraille.

– Est-ce que maître La Pistole aurait euraison rentrer dans son trou ? se demanda-t-il avecinquiétude : Être venu jusqu’ici et rester sot devant cesplanches, ce, serait pour en mourir de honte !… Cherchons.

Il tourna le dos au châssis et parcourut lecaveau dans le vague espoir de trouver une autre issue.

Tout d’abord il se rendit à la meurtrière paroù pénétrait la lumière de la lune.

C’était une fente étroite et longue, destinéeà fournir de l’air, dont le lieu avait terriblement besoin.

Fortune essaya d’y passer la tête, mais lespierres trop rapprochées arrêtèrent ses tempes.

De ce côté, la fuite était absolumentimpossible.

En outre de la meurtrière, il n’y avait aucunecommunication avec le dehors.

Le caveau était de forme ronde, sauf le pancoupé que formait la devanture ; il occupait lerez-de-chaussée de la tour du coin, à quelques pieds seulementau-dessous du niveau de la rue. Les murailles en étaient d’uneépaisseur considérable dont la meurtrière elle-même en donnaitl’exacte mesure.

Maître Bertrand était évidemment le derniervenu. Les deux autres, un homme et une femme, n’avaient déjà plusfigure humaine, et quand Fortune les examina de plus près ils’éloigna de leurs tables avec horreur.

Ce mouvement lui fit heurter une corde quipendait de la voûte et qu’il n’avait point aperçue.

Il leva la tête et vit au-dessus de la lampe,pendue à la voûte, une cloche d’assez forte dimension que la cordeétait destinée à mettre en branle.

C’est ce qu’on appelait « la cloche depitié ».

Fortune resta une bonne minute immobile àregarder la cloche. Son imagination travaillait.

– C’est chanceux ! se dit-il en secouantla tête, et je n’aime pas beaucoup jouer avec ces choses-là, maisquand on n’a pas le choix… La mule du pape ! j’en serai quittepour faire dire des messes la prochaine fois qu’il me tombera del’argent.

En acompte sur les messes ainsi promises, ilfit d’abord un grand signe de croix, et, tournant autour destables, il se rapprocha de feu maître Bertrand, qu’il examina, denouveau.

Le résultat de cet examen ne fut passatisfaisant.

– Corbac ! pensa-t-il, rien à faire de cecôté ! On ne me prendra jamais pour ce drôle qui avait en sonvivant une physionomie commune et bourgeoise au dernier point. Ilvaut mieux jouer le tout pour le tout, et me déguiser en spectredes pieds à la tête.

Ce n’était pas là, il faut bien le confesser,une aventure séduisante, et notre cavalier en dépouillant lestementses habits éprouva plus d’un frisson qui n’était point produit parle froid humide du lieu.

Pour contenir son courage, ilpensait :

– Maintenant que ce pauvre chevalier est àtous les diables, notre pauvre Aldée n’a plus que moi, et, si jefais le dégoûté, ce misérable vampire de Richelieu la croqueracomme une alouette !

En fait de guenilles sépulcrales, il y avaitun choix énorme. Fortune prit au hasard parmi les lambeauxéparpillés sur les bancs ce qu’il fallait pour sa toilette.

Il n’avait pas seulement à sa disposition lesdiverses pièces de son sinistre costume, il avait aussi le modèle àimiter, et au bout d’un quart d’heure, après avoir aplati sescheveux ramenés en mèches rigides sur ses joues ; il put secomparer lui-même sans trop de désavantage au cadavre du sexemasculin qui était étendu sur l’une des tables.

Il prit ce cadavre par les épaules, promettantune messe ou deux de plus pour cette profanation, et le fit glisseren dedans de la table, du côté opposé à la grande montre. Cettebesogne étant achevée, il prit la corde à deux mains et mit enbranle la cloche de pitié, dont les vibrations tristes emplirent lecaveau.

Notre cavalier avait la sueur froide auxtempes et frémissait jusque dans la moelle de ses os. Le rayon delune qui glissait sur le visage bleui de la femme assassinée luimontra comme un bizarre sourire, et la tête de feu maître Bertrandlui sembla s’éveiller, prête à tourner sur lui ses regardsétonnés.

Il attendit la moitié d’une minute.

Un bruit se fit au-dehors vers la loge dugardien ; des voix appelèrent et se répondirent.

Puis une lumière parut à la fenêtre de la logequi regardait la grande montre.

Fortune s’était accroupi derrière la table dumilieu et ne pouvait être vu du dehors.

Il pesa de nouveau sur la corde et la clochede pitié tinta pour la seconde fois.

La porte de la loge s’ouvrit. Un homme encamisole de nuit et coiffé d’un bonnet de coton qu’un ruban violetserrait chaudement sur ses oreilles, sortit avec précaution ;il tenait une arquebuse dans sa main droite et une longue épée danssa main gauche.

Derrière lui venaient deux vieilles femmes,dont l’une était armée d’une broche et l’autre d’un coutelas.

Derrière les deux vieilles femmes, un grosvalet à cheveux rouges se montra, brandissant un merlin à fendre lebois.

Cette troupe, dont l’apparence ne laissait pasd’être formidable, se rangea en bataille devant la grande montre etsembla attendre un nouvel appel.

– Corbac ! pensa Fortune, si c’est commecela qu’ils viennent au secours des moribonds !… Mais le vinest tiré, il faut le boire.

Et, pour la troisième fois, caché qu’il étaitderrière la table, il agita la cloche de pitié.

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