Le Cavalier Fortune

Chapitre 16Où Fortune va cueillir la dot de Mlle Aldée.

Fortune redescendit la rue Saint-Antoine àlongues enjambées. La blessure de sa poitrine le cuisait bien unpeu et sa jambe foulée lui arrachait de temps en temps un juron,mais il était de fer et marchait en somme d’un bien meilleur pasque tel beau fils de la cour qui aurait eu un pli à son bas de soieou un grain de sable dans sa botte.

La rue Saint-Antoine avait complètement changéd’aspect et ne gardait qu’un seul trait de sa physionomie la sombremasse de la Bastille, dont les remparts arrêtaient la vue versl’est.

Il n’y avait plus trace d’équipages ; lesbalcons étaient déserts, et les boutiques allaient se fermant.

Fortune suivait les maisons, la tête haute etla main sur la garde de sa rapière. Quand les voleurs rencontrentun gaillard de sa tournure, ils cèdent le pas.

Fortune avait le cœur léger ; laconscience de la bonne action qu’il allait accomplir le tenait enjoie et il se disait :

– J’aurais voulu faire pour notre belle Aldéequelque chose de plus difficile, mais au demeurant mieux vaut quetout aille sans encombre, puisque son pauvre cœur malade attend lemédecin. J’ai eu de la peine à confesser la petite cousine… C’estsingulier, voilà deux créatures adorables qui ne m’inspirent aucunefrivole pensée de galanterie. Ce n’est pas que cette petiteMuguette ne me trotte dans la cervelle, quel cher cœur ! etcomme elle est délicieusement jolie ! Mais enfin, je briseraisles côtes de quiconque me soupçonnerait de la vouloir mener à mal.Par là, corbleu ! rien que d’y penser j’ai le frisson.

«C’est comme une famille pour moi,s’interrompit-il, une vieille mère et deux sœurs. Seulement, jeserais bien fâché si Muguette était véritablement ma sœur. Pourquoicela ? Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. À moinsque ce ne soit pour l’épouser dans une douzaine d’années, quandnous serons mûrs tous les deux. Voilà une excellente idée.

Il doubla le pas et fut obligé d’ôter sonfeutre parce que sa tête brûlait.

Il essaya de fredonner, selon sa coutume dansles grandes occasions, mais la rêverie le tenait bel et bien.

– Voyons ! voyons, s’écria-t-il aveccolère, à force de dire que je ne peux être amoureux de ma petitecousine Muguette, est-ce que j’en aurais dans l’aile ? Il nefaut pas trop aller de ce côté-là, je le vois bien. Ce côté-là,c’est le mariage, et le mariage n’est pas, pour les gens comme moi,que quand ils ont la barbe grise. M. etMme Fortune ! cela sent son petit commerce ! ilfaudrait monter une boutique de mercerie avec le Gagne-Petit pourenseigne… à d’autres ! Nous avons du temps devant nous. Voicice qui est raisonnable, je vais leur donner ma soirée, et demain jeserai tout entier à mes grandes affaires, à mes ambitions, à mesamours : l’Arsenal, la sœur d’Apollon et la belle Badin, quiest en femme ce que je suis en homme une conquérante,morbleu ! la vraie Mme Fortune.

Il avait quitté depuis longtemps, le quartierSaint-Antoine et tournait l’église Saint-Merry pour entrer dans larue Aubry-le-Boucher qui allait le conduire à cette étrange Bourseoù, affolé, agiotait jour et nuit sur les actions de la banque deParis M. Law.

Le tripotage officiel cessait à la tombée dela nuit : mais la petite Bourse, la coulisse, comme on devaitdire plus tard et les cabarets mal famés où l’on jouait lepasse-dix, le pharaon et la bassette ne fermaient jamais.

Nous confesserons ingénument que, pour lecavalier Fortune, la dot si facile à cueillir de Mlle de Bourbonétait dans n’importe lequel des nombreux cabarets ouverts dans lesrues Quincampoix et des Cinq-Diamants.

On faisait là chaque jour des raflesféeriques. L’écu du mendiant pouvait y devenir, dans une soirée,million de grand seigneur.

L’aveugle déesse régnait en ce lieu sisouverainement que l’imagination la plus bizarre ne saurait rienajouter aux péripéties insensées qui étaient le pain quotidien dela réalité.

Fortune venait de traverser des quartierscomplètement déserts.

Au moment où il tournait l’angle de la rueAubry-le-Boucher, il commença à entendre un lointainbourdonnement.

La rue Aubry-le-Boucher n’était pas mieuxéclairée que les autres ; mais à l’endroit où elle passaitentre la rue Quincampoix et la rue des Cinq-Diamants, il y avaitune grande peur, du mouvement et du bruit.

Il avait un enjeu respectable : quinzecents pistoles ; pour lui, il ne s’agissait que de laisserfaire son étoile, de se baisser pour prendre.

Quand il arriva au point de jonction des deuxfenêtres où tant d’or ruisselait chaque jour, il était déjà prispar la fièvre du jeu.

À sa droite, la rue Quincampoix offrait unelongue suite de lanternes flamboyantes dont chacune marquaitl’entrée d’un tripot ou d’un cabaret ; à sa gauche, la rue desCinq-Diamants, beaucoup plus étroite ; si étroite qu’uncarrosse n’aurait pu s’y engager, ne présentait qu’une seulelanterne de taille énorme, sur le verre dépoli de laquelle troissilhouettes de singes gambadaient.

Fortune, après avoir hésité, se décida pour lenombre et tourna sur sa droite.

Entre toutes les lanternes, il en était unequi brillait, comme la lune au milieu des étoiles : c’étaitcelle de ce bouge historique : «L’Épée-de-Bois », oùM. le comte de Horn, cousin du régent de France, assassina unjoueur heureux pour lui voler quelques milliers de livres.

Le régent de France laissa pendre M. lecomte de Horn, son cousin ; par contre, il ne s’avisa point defermer les tripots où ce gentilhomme avait perdu, comme tantd’autres, son argent, sa raison et son honneur.

Fortune alla droit à l’Épée-de-Bois, comme lespapillons volent à la chandelle, mais la réputation de cet illustreétablissement était si bien faite qu’un enfant n’aurait pu s’yglisser.

Les joueurs refoulés de la salle basseengorgée, débordaient au-dehors et attendaient leur tour les piedsdans le ruisseau.

Il en était de même à peu près des repairesplus modestes qui entouraient l’Épée-de-Bois, et Fortune, aprèsavoir tenté inutilement l’assaut d’une demi-douzaine decoupe-gorge, fut obligé de se rabattre sur la rue des Cinq-Diamantset les Trois-Singes.

Là on pouvait entrer, à la rigueur, quand onavait de bons bras pour s’ouvrir un passage et une poitrine robustepour respirer sans tomber asphyxié par la méphitique atmosphère del’intérieur.

La rue des Cinq-Diamants était comme labanlieue de la rue Quincampoix. Elle venait d’être découverte etannexée par le fait d’un hardi spéculateur dont nous avons prononcéle nom plusieurs fois et qui va devenir, grâce aux événements decette soirée, un des personnages les plus importants de notrerécit.

Le sieur de Chizac était de Bordeaux. Onl’avait vu arriver pieds nus, vers la fin du dernier règne, ettraîner des brouettes à la halle. Il nous en vient encore deBordeaux par douzaines. Maintenant, tout le monde le connaissaitsous le nom de Chizac-le-Riche.

M. Law lui disait bonjour ; l’abbéDubois lui devait de l’argent, et Philippe d’Orléans songeait à luien emprunter.

Sourdement, adroitement, et comme les gens deson espèce savaient agir dès ce temps-là, Chizac avait passé uneannée à se rendre propriétaire par beaux contrats authentiques, detoutes les vieilles maisons enfumées et noires qui bordaient la ruedes Cinq-Diamants.

Mais, eu égard à son époque, Chizac était uninventeur. Il fit enlever les bornes qui fermaient l’entrée de sarue ; il en badigeonna les premières maisons, il y pendit deuxréverbères : et tout le monde put voir, ce dont personne nes’était encore douté, que la rue des Cinq-Diamants prolongeaitdirectement la rue Quincampoix.

L’espace manquait depuis longtemps déjà dansce dernier enfer. Un audacieux, et c’était Chizac lui-même, ayantfait passer à ses bureaux le ruisseau Aubry-le-Boucher, vingtimitateurs le suivirent. En deux mois, ce roué de Chizac venditpour une demi-douzaine de millions la moitié de ce que lui avaitcoûté deux ou trois cent mille livres.

Il manquait cependant une consécration à cejeune faubourg. Tous les tripots restaient rue Quincampoix :Chizac déterra, parmi les joueurs malheureux qui rôdaient comme desombres autour des prétendues mines d’or du Mississippi, un pauvrediable qui avait eu beaucoup de talent : c’était GuillaumeBadin, première basse de viole à l’Opéra, et père de notre belleThérèse.

Chizac se fit son bienfaiteur. Il lui donna,moyennant un lourd loyer, le rez-de-chaussée tout entier d’une deses maisons et lui prêta l’argent qu’il fallait pour transformer cerez-de-chaussée en cabaret.

Telle fut l’origine des Trois-Singes quidevaient faire plus tard une concurrence victorieuse àl’Épée-de-Bois.

Chizac poussa plus loin la bonté. Comme ilétait impossible de dormir aux Trois-Singes où les joueurshurlaient à tour de rôle vingt-quatre heures par jour, Chizac,moyennant quatre cents livres par mois, octroya à Guillaume Badinle droit de coucher dans une sorte de trou situé de l’autre côté dela rue et faisant partie de sa propre maison, à lui, Chizac.

Ce trou, qui avait servi autrefois à remiserune voiture de marchande des quatre-saisons, s’ouvrait sur la ruemême, juste en face du cabaret.

La marchande des quatre-saisons l’avait payé,jusqu’à dix livres par année, autrefois.

À quatre mille huit cents livres de loyerannuel Guillaume Badin convenait que, maintenant, le trou n’étaitpas cher.

Avant d’être cabaretier, Guillaume Badin avaitdans le monde Quincampoix une solide réputation de joueurmalheureux.

On racontait qu’il avait perdu une foisjusqu’aux hardes de sa fille et que la pauvre belle enfant étaitrestée au lit toute une semaine, faute d’avoir une jupe à semettre.

Mais, depuis que Guillaume Badin étaitcabaretier, laissant sa basse de viole sans cordes tendue à un cloudans sa mansarde de la rue des Bourdonnais, la chance avaittourné.

Aussitôt qu’il prenait les dés ou les cartes,il gagnait toujours ; s’il achetait des actions de la banquedu Mississippi, les actions montaient ; s’il vendait, lesactions baissaient.

Il passait déjà pour avoir de bonnes sommesamassées, et la belle Thérèse, sa fille, loin de manquer de jupes,portait des toilettes splendides, roulait carrosse et venait,disait-on, d’acheter un hôtel.

Chizac-le-Riche et Guillaume Badin étaient dureste assez bons amis jusqu’à voir. Chizac suivait d’un œilprotecteur et un peu sceptique la veine de son ancien vassal, etBadin, enflé par le succès, l’engageait sans cesse à mettre dansson jeu, mais Chizac s’y refusait toujours.

Il en résultait que Chizac perdait à peu prèschaque fois que Guillaume gagnait.

Mais ce Chizac était de Bordeaux, et je nesais comment l’argent perdu retrouvait toujours le chemin de sapoche.

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