Le Cavalier Fortune

Chapitre 26Où Fortune assiste encore à une fête

– Mes braves, disait Fortune à ses ombres,vous me suivez depuis le logis de Mme de Tencin, et vousavez fort adroitement exécuté les ordres de ce bon abbé Dubois quivous avait bien recommandé de ne point vous hâter, et de me laisserdescendre tout au fond de la ratière.

Soit de parti pris, soit par mégarde, notrecavalier avait cessé de déguiser sa voix. Son masque était tombédans la bagarre : mais il faisait nuit noire sous les arbres,et le chef des exempts essayait en vain de distinguer les traits deson visage.

– Je ne l’ai pas perdu un seul instant de vue,murmura-t-il.

– Avez-vous peur qu’on vous ait changé votreRichelieu ? demanda Fortune en riant. Ils sont capables detout, dans cette maison de carnaval !

« Mes braves, interrompit-il en prenantun ton sérieux, je vous offrirais bien d’attendre encore unedemi-heure afin d’exécuter en perfection les ordres de ce bon abbéDubois. Dans une demi-heure, en effet, toute la mascarade va sortirdes jardins de l’Arsenal et se rendre à Court-Orry, sous prétextede prendre M. le régent au piège, et par le fait, pour tomberdans le traquenard tendu pour M. le régent. Nous aurions ainsile flagrant délit, c’est vrai ; mais n’avez-vous point ouïparler, comme tout Paris, de la célèbre gageure et du fameux petitsouper qui réunit ce soir la fleur de nos courtisans chezM. le duc de Richelieu, à sa folie de laVille-l’Évêque ?

En ce moment, Thérèse mit la tête à laportière du carrosse et appela.

– Je suis à vous, chère belle, réponditFortune, qui reprit la voix flûtée de Richelieu ; nous allonspartir tout à l’heure.

Le chef des exempts lui mit rudement la mainau collet.

– De par tous les diables, s’écria-t-il, noussommes bernés ! ce coquin se moque de nous ! je connaissa voix, je cherche son nom…

Fortune n’essaya même pas de se dégager. Danssa colère, le chef des ombres avait repris, lui aussi, sa voixnaturelle, qui n’était point celle de tout à l’heure.

– La mule du pape ! murmura notrecavalier, non sans émotion, vous seriez donc encore en vie, mon amiBertrand ?

– Fortune ! Fortune ! c’estFortune ! dit le chef des exempts dont les bras tombèrent. Etje n’ai pas songé à cela ! Je vous croyais mort, mon,camarade.

– Et moi, donc ! s’écria Fortune ;corbac ! j’ai vu les petits pleurer. Donnez-moi, je vous prie,des nouvelles de Mme Bertrand, qui est une aimable femme.

Ils s’embrassèrent de bon cœur, au milieu desombres étonnées, et l’inspecteur, tirant notre cavalier à part, luidit :

– Julie et moi nous avons failli y passer,mais les blondins auront de bonnes rentes, et je vais vivredésormais en honnête homme. Je me souviens maintenant d’un plandont vous m’avez parlé ; éclairez-moi en deux mots, car je n’yvois goutte. Que voulez-vous faire de Thérèse Badin et de ce grandgarçon collé derrière le carrosse ?

– Les mariés qu’on mène à l’église, répliquanotre cavalier, ne vont pas ainsi souvent l’un dedans, l’autrederrière ; mais à la guerre comme à la guerre, maître,Bertrand ! Vous m’avez bien manqué depuis hier ; jecomptais sur vous, et j’ai été obligé d’aller chercher les hommesde police jusqu’à l’hôtel de Tencin, comme un gibier qui prendraitla peine de courir après la meute.

«  Quand nous aurons du loisir, nous nousraconterons, mutuellement nos histoires ; mais, pour leprésent, vous avez vu M. le duc de Richelieu tremper les deuxmains jusqu’aux coudes dans un complot de haute trahison ;cela suffit. Cette belle demoiselle, qui est là dans le carrosse,emporte le traité d’Espagne à la petite maison de laVille-l’Évêque ; soyez prudent, prenez bien vos mesures,j’espère arriver à temps pour être de la fête et voir la figure quefera M. le duc en retournant à la Bastille.

Pour la seconde fois, Thérèse appela.

Fortune marcha vers le carrosse et dit toutbas à René en passant :

– Vous êtes revenu de loin moncompagnon ; je vous laisse à la garde de votre bien. Necommettez pas d’imprudence et tenez pour certain que Thérèse necourt aucun danger ce soir.

Thérèse, penchée à la portière, demanda d’unevoix émue :

– Qu’attendez-vous, monseigneur ?

– Belle amie, répondit Fortune en lui baisantgalamment la main, gardez bien le dépôt que je vous aiconfié ; ne remettez le traité qu’à moi-même, quand vous allezme retrouver tout à l’heure, à ma petite maison du quartierd’Anjou. Il y va de ma liberté ; peut être de ma vie.

– Il faudrait me tuer pour m’arrachez ceparchemin ! murmura Thérèse en le pressant sur son cœur.

– Une mission d’État, reprit Fortune, me privedu bonheur de vous accompagner, mais je serai rendu avant vous, etvous me trouverez en mon logis. Fermez la portière, et àbientôt.

Il y eut un dernier baise-main et le carrosses’ébranla, suivi à distance par les ombres.

En ce moment, les portes de l’Arsenals’ouvrirent et les conjurés, divisés par petits groupes de quatreou cinq exempts, descendirent à bas bruit le quai des Célestins,pour gagner le Palais-Royal.

Fortune et l’inspecteur Bertrand échangèrentun au revoir, puis notre cavalier s’éloigna en courant par la ruedu Petit-Musc.

La rue du Petit-Musc était silencieuse etdéserte, comme d’habitude à cette heure , mais, à mesure queFortune, jouant des jambes dans la boue, sans respect pour soncostume ducal, approchait de l’étroite embouchure qui donnait accèsdans la rue Saint-Antoine, il put entendre des clameurs confuses etvoir un grand mouvement de populaire.

Les gens couraient dans une directionuniforme ; se poussant les uns les autres, bavardant etriant.

Quand Fortune dépassa la dernière maison de larue du Petit-Musc, il vit la rue Saint-Antoine presque aussipleine, plus bruyante et plus agitée que le fameux jour où il avaitassisté à l’émeute amoureuse des princesses, des maréchales, desduchesses, des présidentes, de toutes les dames de Paris, enfin,accomplissant leur galant pèlerinage au pied des murs de laBastille.

Le tableau n’était certes point le même.

La nuit remplaçait le jour, l’imposante filedes carrosses armoriés manquait, ainsi que cette longue guirlandede beautés éblouissantes, toutes pompeusement parées et portanttoutes l’auréole de leur effrontée dévotion.

Mais il y avait encore plus de monde et plusde bruit.

Les maisons se vidaient avec une rapiditéextraordinaire, vomissant des flots de bourgeois et de bourgeoises.qui se précipitaient à pleine course vers un plaisirassuré :

Aux fenêtres qui étaient toutes ouvertes, desgrappes de curieux pendaient, et de temps en temps quelque largeéclat de rire qui naissait sur le pavé pour s’épanouir en gerbejusqu’aux toits, donnait à cette scène nocturne un caractère depantagruélique joyeuseté.

Le groupe principal, le centre de la fêteétait précisément au lieu vers lequel Fortune dirigeait sacourse.

Une immense cohue, houleuse comme la mer auxbourrasques d’équinoxe, ondulait devant la cour.

Il y avait là de nombreuses lanternes et aussides flambeaux qui éclairaient le noyau du rassemblement au-dessusduquel on découvrait les profils d’un carrosse avec un cocher enlivrée sombre, immobile sur son siège.

La maison voisine, vivement, illuminée par leslueurs d’en bas, montrait les cinq étages de ses croisées qui,littéralement, menaçaient ruine sous le poids des curieux.

Et ceux-là surtout donnaient la mesure del’allégresse générale ; on voyait les convulsions de leur fourire, les battements de main des hommes et les pâmoisons des femmesvaincues par l’excès de leur hilarité.

Fortune resta un instant ébahi, mais déjàvaguement inquiet. Il était le seul ici pour n’avoir pas la moindreidée du mot de l’énigme ; car la plupart de ceux qui ledépassaient en courant avaient vu de loin par les fenêtres lecommencement de l’aventure.

– Qu’est-ce donc, mon camarade ?demanda-t-il en arrêtant un petit bourgeois au hasard.

Le petit bourgeois le repoussa et continua decourir, répondant :

– C’est une maîtresse Picarde,oui-da !

– Mon camarade, qu’est-ce donc ? demandaencore Fortune, qui s’accrocha à un artisan.

– C’est un coquin d’exempt ! répliqual’ouvrier en se dégageant d’une bourrade.

Fortune se mit aussi à courir, ne sachantmieux faire.

De l’exempt, il ne pensait rien ; mais cemot de Picarde éveillait son imagination. Il n’avait pas uneconfiance absolue dans la sagesse du chevalier de Courtenay et sedisait :

– Est-ce que Marton serait là, en train defaire des siennes ?

En se dressant sur ses pointes, il aperçut lehaut d’un bavolet qui ne lui laissa aucun doute. Le bavoletexécutait des mouvements caractéristiques et Marton semblait danserune furieuse sarabande.

Comme il arrive en pareil cas, Fortune, enapprochant davantage, ne vit plus rien, parce que la muraillehumaine grandissait au-devant de lui.

Il n’était pas homme à s’arrêter pour si peu,et commença de suite à fendre vaillamment la presse. Dans la fouleet selon les dispositions de chacun, il y en eut qui firent place,parce qu’il avait un bel habit ; d’autres qui, pour la mêmeraison, lui prodiguèrent des bourrades.

Fortune, insensible aux politesses comme auxoutrages, suivait stoïquement son chemin vers le centre d’oùpartaient un tapage infernal et une gaieté toujours croissante.

– Six blancs pour l’exempt ! criait-on.C’est dommage de voir un si joli garçon dans un métierpareil !

– Une pièce de douze sols pour laPicarde ! Voilà une salée commère !

D’autres disaient :

– L’exempt a un faux air deM. de Richelieu, savez-vous ?

– Il aura voulu se conduire commeM. de Richelieu !

– Et la Picarde s’est fâchée parce qu’il n’apas un poil de barbe !

Autour de Fortune, qui travaillait comme unnègre, on grondait :

– Ne poussez donc pas, l’homme !

– Vous allez gâter vos rubans !

– Maman Rouxel, cria une voix de rogomme, sensdonc cet agneau-là en passant : il embaume !

Fortune se laissa flairer par maman Rouxel, etplanta son coude comme un coin d’acier dans les derniers rangs quile séparaient de l’arène.

Désormais, il n’avait plus besoin des’informer. Du moment que l’exempt, adversaire de la Picarde, avaitun faux air de Richelieu, la charade n’était pas difficile àdeviner.

Ce pauvre La Pistole, pensait-il, a bienraison d’adorer la coquine ! Il n’y a qu’elle pour avoirsemblables idées, et, je parie bien qu’elle lui aura mis monuniforme tout chaud sur le corps !

Un immense applaudissement fit explosion etgrime en s’éparpillant le long des façades où chaque croiséerenvoyait des battements de main.

– Bravo ! la Picarde !

– Elle aura l’exempt, vous verrez ! Harosur l’exempt !

– À bas l’épée !

Le dernier bruit que Fortune entendit avant devoir le ton sec et vif que produit une rapière quand on la brisesur le genou.

Il n’y avait plus que l’épaisseur de deuxforts garçons bouchers entre lui et l’enceinte libre. Un brave coupd’épaule sépara les deux patauds, et il se trouva dans une sorted’arène de forme ovale, au centre de laquelle était un carrossesans armoiries, avec son cocher immobile sur le siège.

Des lanternes, des flambeaux, des bougeoirséclairaient cette enceinte, autour de laquelle un cordond’artisans, les bras nus, faisait bonne garde, repoussantvigoureusement de minute en minute le flot envahisseur descurieux.

Cela ressemblait en très grand au cercle quise forme autour des charlatans, les jours de foire.

Et le carrosse, loin de nuire à l’illusion,représentait assez bien ce char classique du haut duquel lesarracheurs de dents haranguent la foule. Il ne manquait que lamusique.

Dans ce champ, terriblement clos par unebalustrade vivante, un combat se livrait, solennel comme unjugement de Dieu, mais plus grotesque mille fois que les parades dela foire.

Les deux adversaires : une Picarde hautesur jambes, et solidement découplée, d’un côté, et, de l’autre, unpauvre joli garçon d’exempt qui semblait tout jeune (un prince etun duc, s’il vous plaît ! Richelieu et Courtenay) semblaientarrivés au dernier degré de l’exaspération.

Le combat durait depuis longtemps déjà, et lafoule avait entouré peu à peu les champions, de manière à supprimerla ressource de la fuite.

La bagarre avait pris son origine dans la courde Guéménée.

Nous savons que la cohue ne se trompait pas endisant que l’exempt était en bonne fortune : le coquin ne serefusait rien, ce soir, et le carrosse était à lui.

Il était arrivé jusqu’à la portière, battanten retraite de son mieux, repoussant comme il pouvait les coups depied et les coups de poing de la Picarde ; mais il n’avaitjamais pu parvenir à franchir le marchepied.

Chaque fois, en effet, qu’il cessait de fairevolte-face, cette damnée Picarde le saisissait aux cheveux et lemalmenait lamentablement.

Paris était déjà Paris, c’est-à-dire le lieudu monde où il est le plus facile de rassembler cinq cents badaudsdes deux sexes en un clin d’œil. Aussitôt que le premier noyau decurieux fut formé, il poussa ce bon cri d’allégresse parisienne quiouvre toutes les portes et toutes les fenêtres.

Deux minutes après la marée de la foulemontait comme si le feu eût été à la Bastille.

Et c’était un transport inouï. La Picarde, quitapait comme un marteau de forge, inspirait de folles admirations,et le malheureux exempt, de plus en plus timide et qui semblaithonteux de son rôle, n’excitait qu’une pitié railleuse.

Hélas ! ce n’était plus le divin Armand,dont un seul regard eût fait reculer la cohue. Il était pris aupiège, il recevait les coups avec un désespoir silencieux ; cequ’il craignait le plus au monde, c’était d’être reconnu, et il seserait laissé assommer sur place avant de crier : « Jesuis le duc de Richelieu ! »

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