Le Cavalier Fortune

Chapitre 13Où Fortune prend le parti de se jeter à l’eau

La jolie Mme Bertrand ne voyait qu’unechose en tout ceci : le gros lot gagné par Thérèse.

– Nous voilà bien ! murmura-t-elle ;pour être comtesse, la Badin vendra notre secret !

– Et te voilà veuve pour tout de bon,n’est-ce-pas ?

interrompit maître Bertrand ; car Chizacne me pardonnera pas les cauchemars de ses dernières nuits.

Le regard de Mme Bertrand fut une réponsenette et affirmative.

– Ferme la porte, Julie, reprit l’inspecteur,et assieds-toi là. Il ne faut pas mal penser de Thérèse Badin, quiest une honnête fille comme tu es une honnête femme.

– Bien dit, approuva Fortune. J’en mettrais mamain au feu ; mais l’idée d’épouser la fille d’un honnêtehomme qu’on a poignardé, voilà ce qui ne peut entrer dans monesprit.

– Il a justement compté là-dessus !s’écria Bertrand et vous donnez raison à son talent, camarade.Savez-vous ce que c’est qu’un alibi comme ils disent aupalais ? C’est l’impossible opposé au probable.

« Avec tous ses millions, Chizac nesaurait acheter un alibi puisqu’on sait l’heure à laquelle il estsorti du cabaret et qui, dans le premier moment, il a déclarélui-même avoir passé la nuit dans sa chambre, d’où il peut sortiret où il peut rentrer, sans éveiller personne ; mais leschoses qui ne peuvent entrer dans l’esprit des gens sont aussil’impossible.

« Chizac s’est dit, après avoir biencherché et il me semble que je l’entends :

« – Épousons la fille du mort, lessoupçons reculeront devant ce coup d’audace !

– Et il a raison, appuya Julie ; puisque,du premier mot, il a converti cette Badin.

– Je ne connais pas Thérèse depuis bienlongtemps, répliqua Fortune, mais j’ai confiance en elle comme enmoi-même. Avec celle-là le Chizac perdra son latin.

– Comme il travaille, pensa tout hautl’inspecteur, dont la figure intelligente exprimait une sorted’admiration, comme il s’efforce ! comme il combat ! etil ne sait pas même encore qu’il a des ennemis, desaccusateurs ! Il ne se connaît jusqu’à présent, qu’un seuladversaire, sa conscience, et il a déjà fait plus d’efforts qu’iln’en faudrait pour embaumer M. le régent à St-Denis et mettrePhilippe V sur le trône de France ! Il a intrigué, il s’estingénié, il a remué ciel et terre ; – il a tué une fois, deuxfois, – il tuera dix fois, il tuera cent fois ! il mettra,s’il le faut, le feu aux quatre coins de Paris !

La mule du pape, gronda Fortune, est-ce qu’onne pourrait pas tout bonnement l’assommer au coin d’unerue ?

– Non, répliqua l’inspecteur, il est gardé parson argent, amoncelé autour de lui comme un rempart. Depuis troisjours, il se dit : on ne soupçonnera pas un homme qui donnetant, d’avoir volé si peu ! S’il n’était pas Chizac-le-Riche,tout ce qu’il fait tournerait contre lui.

La pendule sonna neuf heures, et maîtreBertrand s’interrompit tout à coup.

– Ma journée est finie, mais ma nuit vacommencer. Il faut nous séparer, s’il vous plaît.

Fortune vida son verre et se leva.

– Corbac ! dit-il, vous me prenez decourt. J’avais une consultation à vous demander et un plan à voussoumettre. Le plan, ce sera pour une autre fois, et à la rigueur jepourrais bien me passer de vous pour l’exécuter…

– Prenez garde ! voulut direl’inspecteur.

– Je suis un Nestor pour la prudence ! Necraignez rien. La consultation, la voici : je ne voudraistrahir aucun secret, mais il se pourrait, le cas échéant, quej’eusse à faire arrêter un conspirateur sans nuire autrement à laconspiration… comprenez-vous ?

– Je comprends, répondit maître Bertrand, quevous courez deux lièvres à la fois.

La mule du pape ! s’écria Fortune qui luiprit la main pour la serrer rudement, c’est ici mon meilleurlièvre, camarade, et si je l’attrape, dans dix ans j’aurai autantd’enfants que vous !

L’inspecteur, dont les sourcils s’étaientfroncés, ne put s’empêcher de sourire.

– On fera ce que vous voudrez, cavalier,dit-il ; mort ou vivant, nous exerçons toujours notre petiteinfluence au Châtelet. Demain matin, je serai tout à vous pourarrêter votre conspirateur.

– Grand merci, camarade, répondit Fortune, etau revoir !

Ils se séparèrent.

– Demain matin, pensait-il, j’espère bienamener maître Bertrand à me donner un coup d’épaule ; mais, enattendant, j’ai mon plan qui mûrit vite et qui se débrouille d’unefaçon admirable. Quand la nuit aura passé dessus, je crois, envérité, que ce sera un chef-d’œuvre.

Le diable, s’interrompit-il, c’est qu’il mefaudrait un camarade ou deux, car je ne peux pas être partout à lafois, et cela me fend le cœur de laisser notre belle Aldée sansgarde du corps. Si La Pistole était un homme au lieu d’être unjocrisse…

Il avait dépassé le terre-plein de Henri IV etarrivait déjà aux abords du quai Conti, lorsqu’il entenditpar-derrière un bruit de pas précipités.

Il se retourna et vit au clair de lune, quiremplaçait les réverbères éteints par économie, un homme arrivantsur lui à pleine course, tête nue et les cheveux au vent.

Comme la lune éclairait cet homme à revers, ilne put distinguer les traits de son visage.

Derrière le fugitif, toute une meute humainecourait.

Le fugitif, qui était jeune et bien pris danssa taille gracieuse, avait l’air harassé de fatigue. La meutegagnait sur lui.

En apercevant Fortune, qui avait misd’instinct l’épée à la main, il eut un mouvement d’hésitation. Celalui fit perdre une grande avance.

Il était sans armes.

Fortune le vit faire un geste dedécouragement, puis se retourner pour mesurer toute la distance quile séparait encore de la meute.

Comme si une idée soudaine l’eût pris, lefugitif sauta sur le parapet d’un bond facile et gracieux.

Il était si près de Fortune que celui-cil’entendit murmurer, en se lançant dans le vide à corpsperdu :

– Le malheur, c’est que je ne sais pasnager ! À la grâce de Dieu ! Les drôles ne m’auront pasvivant.

Les drôles, qui étaient des archers de laPrévôté, s’arrêtèrent un instant déconcertés, puis reprirent leurcourse vers le quai Conti en disant :

– Allons à la berge, nous trouverons unbateau !

Fortune ne les suivit point. Sans trop savoir,ce qu’il allait faire, il monta, lui aussi, sur le parapet dupont.

– Corbac ! murmura-t-il, je veux mourirsi je n’ai pas entendu cette voix-là quelque part ! Il ne saitpas nager ! C’est de la pâture pour les poissons.

il resta pensif deux ou trois secondes, aprèsquoi, déposant son manteau et son feutre sur la murette, il joignitson épée au paquet en disant :

– Ce ne peut être que lui, puisqu’on l’adirigé sur une forteresse, au nord, à l’ouest ou au midi. Les voixpeuvent se ressembler comme les visages ; mais, la mule dupape ! quand je ne repêcherais qu’un garde du corps pour notreAldée, ce serait encore un bon coup de filet. Au petitbonheur !

Il prit la pose des gens qui piquent une têteselon l’art, et se précipita à son tour dans le fleuve, dont leseaux blanchâtres et hautes bouillonnaient en passant sous lesarches.

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