Le Cavalier Fortune

Chapitre 24Où Fortune prend le frais dans la forêt de Bretagne.

Fortune se frottait les mains en descendantl’escalier de l’hôtel de Tencin ; il se disait :

– Le Dubois était dans le cabinet ! il amordu à l’hameçon et l’affaire de M. le duc est aux troisquarts faite. Seulement, mon rôle est plus épineux que je lecroyais. La mule du pape ! cette jolie échappée de couvent aété deux ou trois fois sur le point de percer à jour ! Il vafalloir jouer serré à l’Arsenal, et la prudence veut qu’on y avaleencore mon demi-flacon de vin de Sicile.

Comme il passait la porte cochère, il vit desombres se glisser le long de la muraille.

– Bravo ! pensa-t-il, la meute est déjàdécouplée ! détalons ! je me charge désormais de mener lachasse jusqu’à la petite maison de la Ville-l’Évêque.

« L’ami, dit-il au cocher en montant dansle carrosse, tu vas me conduire au mail d’Henri IV. Veille bien enchemin, et si tu découvrais quelque figure suspecte, aie le soin deme prévenir.

Le cocher protesta de son zèle, mais il riaitdans sa barbe : les ombres avaient déjà causé avec lui.

Après le départ de Fortune, la chanoinesseavait hésité, pendant la moitié d’une minute, puis elle s’étaitélancée sur ses pas en pensant :

– Le malheureux va se perdre !

– Duc ! s’écria-t-elle au haut del’escalier, car Fortune n’avait pas encore descendu les dernièresmarches, au nom du ciel, prenez garde ! n’allez pas ce soir àl’Arsenal !

Fortune n’entendit pas sans doute, car laporte cochère se referma bruyamment pendant que la chanoinesseparlait encore.

Mais un autre avait entendu. Dubois enfiladerrière elle une demi-douzaine de ces jurons gras et dodus quirendaient sa conversation si accentuée.

– Est-ce que tu veux finir aux Madelonnettes,toi, la belle ! dit-il dans un furieux accès de colère. Jourde Dieu ! à l’heure où tu cesseras d’être un instrumentdocile, tu ne pèseras pas une once !

Il s’arrêta étouffé par un hoquet.

Certes, bien qu’il ne s’en vantât point, commele faux duc de Richelieu, il avait dans l’estomac plus d’undemi-flacon de vin de Sicile ou autre.

Mme de Tencin se redressa et leregarda de son haut.

– Bien, bien, mignonne, fit-il, méprise-moi situ veux, appelle-moi maraud comme le commun des imbéciles, mais neme trahis pas, je te le conseille, ou, par la Mort-Dieu ! tula danseras.

– Et qui songe à vous trahir, ingrat !dit la chanoinesse reprenant son ton doucereux, je crains toujoursque vous ne vous fassiez de trop puissants ennemis.

– Tu es coquine comme un ange ! répliquaDubois soudainement apaisé. Puisque tu ne songes qu’à moi, trésor,et à mes intérêts, je vais te rassurer d’une seule parole : cebichon des dames, ce caniche à l’eau de rose a déjà le lacet autourdu cou. J’ai lâché à ses trousses une demi-douzaine de bons garçonsqui vont le suivre jusqu’à l’Arsenal. L’homme qui les conduit estpassé maître à cette sorte de pêche. Il va lui tendre la nasse etle laissera s’empêtrer jusqu’au fond du filet. J’ai donné l’ordrede mitonner la haute trahison ; cette fois l’amour-perruquierpourrira à la Bastille.

La chanoinesse ne put retenir un grossoupir.

– Je te donne ce bénéfice que tu m’as demandépour ton gourmand de frère, reprit Dubois, et tu peux envoyerprendre cinq cents louis à la cassette demain matin. Es-tu un peuconsolée ?

– Guillaume, dit la chanoinesse attendrie,vous êtes le plus généreux des mortels !

Ils rentrèrent, bras dessus, bras dessous etles meilleurs amis du monde, dans le salon où MM. d’Argenson,Leblanc, de Machault, Law et d’autres les attendaient.

Là, Dubois, redevenu administrateur etministre, dicta au lieutenant général de police une série d’ordresprécis et nets qui devaient parer à tous événements, au cas où leschevaliers de la Mouche-à-Miel viendraient jusqu’à l’Opéra cesoir.

Le carrosse de Fortune s’arrêtait cependantsous les grands peupliers du mail d’Henri IV.

Fortune ordonna au cocher de l’attendre et nequitta point le carrosse sans s’être bien assuré de n’avoir pasperdu ses ombres. Elles étaient là, cachées derrière les peupliers,il put voir qu’il avait affaire à cinq ou six exempts, solides etbien découplés.

– Voici de quoi remplacer le pauvreBertrand ! se dit-il.

L’image des blondins en deuil passa devant sesyeux et lui mit un peu de mélancolie dans le cœur.

Au moment d’entrer à l’Arsenal il hésita, nonparce qu’il eût peur de n’être point introduit, mais parce qu’ilsongeait à ses ombres et qu’il se demandait :

– Comment diable mes gaillards vont-ils fairepour me suivre ? J’ai été les chercher assez loin pour ne pasm’exposer à les perdre !

Pendant qu’il se consultait ainsi, une desombres continua de marcher et le dépassa.

– Corbac ! pensa Fortune, n’allez pasfaire de maladresse ! ce n’est point ici qu’il me fautattaquer, mes braves !

L’exempt, revenant sur ses pas, lui fit ungrand salut et dit à voix basse :

– Monseigneur aurait-il ignoré le mot quidonne accès dans la forêt ?

Fortune se redressa bien haut etrépliqua :

– Qui êtes-vous, l’ami ? je ne vousconnais pas.

– J’ai l’honneur d’être, répondit l’ombre, undes vingt-deux colonels chargés d’appuyer la chasse aux flambeaux.Si vous daignez vous présenter à la porte du Serment, on vous diraEspoir, vous répondrez :

– Espagne, parbleu ! interrompit Fortune.Je sais cela aussi bien que vous.

Le vingt-deuxième colonel salua et s’écarta.Fortune pensait en gagnant la porte du Serment, ainsi baptisée pourla solennité de ce soir :

– La mule du pape ! ceux-là en saventbien long. Est-ce que l’abbé Dubois et moi nous avons laberlue ? au lieu de mouches m’aurait-il donné desconspirateurs ?

Il échangea le mot d’ordre avec deuxsentinelles déguisées en druides, comme il convient à des gens quigardent la forêt de Bretagne, et entra.

Un regard glissé derrière l’assura que sesombres entraient également.

Il pouvait être sept heures du soir. Desguirlandes de lampions éclairaient la petite pelouse,surabondamment garnie de statues, qui faisait face au perron del’Arsenal. Les deux petits jets d’eau lançaient de maigres filetsd’écume, et la façade lourde du vieux palais de Sully regardait parses hautes fenêtres illuminées un spectacle à la fois gracieux etcomique.

C’était le ballet des exempts qui se dansaitsur l’herbe au son des violons de Rameau.

Mme Delaunay, la muse indigente etlaborieuse, avait ouvert la fête, comme de raison, en récitant sousun costume mythologique quelques stances charmantes : Elleétait là pour tout faire même les vers, et six mois plus tard,quand elle sortit de la Bastille, Mme du Maine ne lui envoyaque des compliments aigres-doux.

Plusieurs bons esprits, anciens et modernes,professent, par rapport au cœur des princes, la même opinion quenotre ami Fortune.

Après la cantate était venu le ballet. Onchangea d’œuvre, mais l’auteur était toujours le même, et quand onsonge que cette pauvre Delaunay dansait, voyageait, conspirait etfaisait en même temps la chasse aux maris, personne assurément nel’accusera d’avoir été une demoiselle de loisirs.

L’originalité du ballet nouveau consistait ence fait que toutes les danseuses gardaient leur costume de cour,tandis que tous les danseurs étaient accoutrés en exempts.

L’idée était de la sœur d’Apollon. À l’estimede M. de Malézieux, le père, ainsi que selon l’opinion del’abbé Le Camus, de l’abbé de Chaulieu et autres critiquescompétents, l’idée était d’autant plus ingénieuse qu’elleexpliquait tout naturellement la présence d’un si grand nombred’exempts, réunis au même endroit.

M. le Prince de Conti avait dit, enparlant de son cousin le régent, de Dubois, de Leblanc, ded’Argenson et autres :

– La congrégation de la bedaine n’y verra quedu feu et nous les tenons !

Par le fait, l’Arsenal semblait être en hausseaujourd’hui, et jamais on n’y avait vu plus noble réunion.

Fortune avait son loup sur le visage comme laplupart de ceux qui n’étaient point en scène, et suivaittranquillement les allées du jardin où beaucoup de personnagessemblaient, à son exemple, rechercher l’incognito. Il écoutait, ilregardait, il constatait avec satisfaction que ses ombres ne leperdaient pas un seul instant de vue.

Les beaux noms se croisaient autour de lui,chuchotés par les passants… Il serait inexact d’affirmer que toutce monde fût dans le secret de l’expédition projetée, mais quelquechose planait dans l’air ; on s’attendait à une prochainepéripétie, et personne n’eût versé des larmes bien amères sur lemalheureux sort de Philippe d’Orléans, prisonnier desEspagnols.

– Voici M. de Brancas ! lesroués eux-mêmes abandonnent le régent.

Le prince de Cellamarre est à sonposte :

Mme de Polignac cause là-bas avec lecomte de Toulouse.

Voici Praslin ! voiciChevreuse !

Voici la belle Courcillon avec sa mère,Mme la marquise de Pompadour !

– Et le bataillon des Bretons, Montlouis, DuCouédic Kéranguen !

– On a vu le chancelier d’Aguesseau !

– On a vu le duc de Richelieu !

Fortune tressaillit à ce dernier mot, prononcétout contre son oreille.

Le nom du régent lui-même n’aurait pas produitun plus foudroyant effet dans l’assemblée.

Ce nom de Richelieu se répandit de proche enproche, comme si on eût mis le feu à une tramée de poudre.

– Il vient avec la belle Badin, disaient lesuns.

– Et vous savez, ajoutait-on, que cette belleBadin va hériter de toute la fortune de Chizac-le-Riche !

– Il arrive avec la duchesse, disaient lesautres.

– On lui a assuré dans le traité un joli petitroyaume indépendant…

– Qui sera le plus riche du monde si chaquecotillon paye seulement dix louis d’entrée à lafrontière !

Les derniers accords du ballet vibraient sousles arbres ; un mouvement se fit dans la foule vivementéclairée qui grouillait sur la pelouse, et une sorte de cortègedescendit lentement la grande allée conduisant aux parties les plussombres du jardin.

La tête du cortège était tenue par une petitefemme de tournure assez disgracieuse qui ne portait pas bien soncostume d’impératrice romaine. Elle donnait la main une sorte decolosse, habillé en grand prêtre de la religion celtique, quitenait entre ses doigts une serpe d’or et portait au cou un colliertout composé d’abeilles.

Derrière ce couple magnifique mais dépareillé,venait à cheval Polymnie, la muse de la Rhétorique.

Cette malheureuse Delaunay eût gagné ses gagesamplement rien qu’à changer de costumes !

Elle était suivie par les autres muses, seshuit sœurs, que menait un blond dadais d’Apollon musagète.

– Voici, dit-elle de sa voix harmonieuse, etpeut-être le dit-elle en vers : « Voici l’unionsymbolique de la civilisation et de la nature ! le prince desdruides conduit l’impératrice d’Occident au fond de la forêtceltique où va se consommer la mystérieusealliance ! »

La procession fit en somme grand effet, etplus d’un cœur romanesque battit à la pensée des événementsmémorables qui allaient s’accomplir.

Fortune regardait de tous ses yeux ets’amusait comme au spectacle. Il avait même un peu oublié son plan,lorsqu’il se sentit toucher le bras.

L’ombre qui lui avait parlé au dehors dit toutbas bien respectueusement à son oreille : Monseigneur, voiciet une dame qui vous a reconnu, c’est bien sûr, et un jeuneseigneur qui vous reluque d’un œil mauvais !

Fortune suivit tour à tour les deux restes del’exempt et vit d’abord Thérèse Badin, splendide sous ses habits dedeuil, puis René Briand, tout blême, dont les yeux brûlaient àtravers les trous de son demi-masque.

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