Le Cavalier Fortune

Chapitre 22Où Fortune et Richelieu partagent en frères.

– Pour fabriquer un duc, commença Zerline enpréparant son papier à papillotes, il faut d’abord un cavalierimmobile et sage comme une image.

– Je ne bougerai pas, dit Fortune, je neparlerai pas…

– Ah ! si fait ! interrompit-elle,parlez un petit peu, car ce sera long, et je ne peux pas causertoute seule.

Elle s’était emparée déjà des cheveux deFortune, et les maniait avec un art infini.

– Il y a la barbe, dit Fortune ; j’auraisdû me faire raser avant de venir ici.

Zerline, qui avait fini de mettre lespapillotes, entra dans le cabinet de toilette et en ressortit avecun plat à barbe où le savon moussait déjà.

– Grâce à Dieu, dit-elle, nous sommes assezbien montés et je sais faire tout ce qui concerne l’état.

Fortune, barbifié, se lavait le visage àgrande eau.

– Maintenant, reprit Zerline, immobilitéabsolue nous entamons l’œuvre d’art.

Elle rangea sur la tablette ses godets avecses pinceaux :

– Je vous plante une petite ride au coin droitde la bouche, parce que M. de Richelieu rit toujours plusblanc de ce côté ! Mais ce sont les fossettes qui vont êtredifficiles à faire !

« Jetez un coup d’œil à la glace, s’ilvous plaît, dit-elle au bout d’un instant.

Fortune se regarda et laissa échapper un crid’admiration.

– Corbac ! fit-il, quel jolipoupard ! Est-ce que c’est moi, ce bonhomme en sucre ? Sij’étais femme, j’aurais envie d’en manger.

– Sérieusement, demanda Mme La Pistole,insatiable d’encens comme tous les grands artistes, comment voustrouvez-vous ?

– C’est-à-dire, répliqua Fortune, que j’aienvie de me donner à moi-même une volée de coups de canne, tantl’illusion est complète !

Encore n’êtes-vous point coiffé, dit Zerlineenchantée, ni habillé, ni retouché, car il faut diminuer un peu vossourcils, éclaircir notablement la nuance de vos cheveux et donnerle vernis général.

Ses doigts de fée arrachèrent les papillotesen un tour de main.

– Et coiffé à miracle ! s’écriaFortune.

– Maintenant, il faut passer dans le cabinetpour changer d’habits.

Fortune, ayant passé le seuil du cabinet,repoussa la porte et opéra vivement le troc entre son costumed’exempt et la dépouille de M. le duc.

Elle remit aux mains de notre cavalier unecanne à pomme d’or, car il y avait de tout dans son magasin.

On trouva un chapeau fort sortable. On étaiten train de chercher un manteau lorsque, sur le carré, une voixsucrée se fit entendre, disant :

– Coquin, ne pouvais-tu me conduire jusqu’enhaut ? me voilà entre deux portes et je ne sais laquelle estcelle de cette soubrette !…

À écouter cette voix, Fortune et Zerlinerestèrent immobiles, comme s’ils eussent été changés enstatues.

Ils se regardèrent, puis tous deux partirenten même temps d’un irrésistible éclat de rire.

– On va pouvoir comparer ! murmuraZerline, qui était la vaillance même et ne s’étonnait jamais derien ; rabattez votre chapeau, relevez votre manteau.

Fortune n’eut que le temps d’obéir ; lebout d’une canne heurta la porte au dehors.

– Entrez ! dit Zerline qui avait tiré leverrou.

La porte s’ouvrit et une seconde épreuve deFortune, grimé en Richelieu, parut sur le seuil.

C’était M. de Richelieu enpersonne.

Et Zerline avait raison : Fortune étaitun peu plus Richelieu que lui.

M. le duc promena l’impertinence suprêmede son regard tout autour de la chambre.

– Ah ! ah ! petite, dit-il, vousn’êtes pas seule ?

Zerline mit ses mains au-devant de ses yeux,comme pour parer à un éblouissement.

– Je serai seule dès que monseigneur levoudra, répondit-elle.

– Ah ! ah ! tu me connais ? fitencore le duc. Eh bien ! sois seule, mignonne.

Zerline prit aussitôt la main de Fortune, quise laissa faire docilement, et le conduisit vers la porte.

Le duc se rangea et dessina une moitié desalut, car il était gentilhomme, après tout, et ne pouvait oubliercomplètement la courtoisie.

– Mon cher monsieur, dit-il en pirouettant surles talons, je suis désolé de vous déranger, mais jugez qu’ils’agit d’une affaire majeure ! Pour venir ici, j’ai fait fauxbond a Mme de Tencin et perdu ainsi l’occasion demortifier cruellement ce coquin de Dubois.

Sur le carré, Zerline dit à Fortune.

– Mme de Tencin n’est quemarquise.

– On peut voir, après la duchesse !repartit Fortune.

– Surtout, n’abusez pas des secrets que jevous ai confiés, recommanda l’ancienne Colombine.

Elle rentra toute rose d’émotion et decuriosité.

– J’attends les ordres de M. le duc,dit-elle.

– Petite, répondit le duc, ta réputation estvenue jusqu’à moi ; tu passes pour déguiser les gens àmerveille. Je suis embarqué dans une aventure qui n’a pas le senscommun ; cherche-moi un travestissement sous lequel personnene puisse me reconnaître.

Il posa sans bruit sur la table une boursebrodée de perles et très convenablement garnie.

Zerline fit semblant de réfléchir, et dit encontenant à grand-peine l’envie de rire qu’elle avait :

– Si monseigneur se déguisait enexempt !

– Le diable, en effet, n’irait pas me chercherlà-dessous, répliqua Richelieu. Tu es une friponne de génie. Mais,dis-moi, as-tu tout ce qu’il faut ?

– Tout ce qu’il faut, repartit Zerline ens’élançant dans le cabinet.

Elle disparut un instant, puis revint avecl’uniforme complet que venait de dépouiller Fortune.

Le duc s’assit dans le fauteuil encore chaudde notre cavalier, et dit, en se livrant aux soins de lasoubrette :

– Enlaidis-moi tant que tu pourras, mabonne ; je te donne carte blanche. En somme, il doit être plusfacile de faire un exempt avec le duc de Richelieu que de faire unduc de Richelieu avec un exempt ?

– Quant à cela, Monseigneur, répondit Zerlineen plantant le peigne dans ses cheveux et en riant de bon cœur, ilne faut pas demander l’impossible. Pour faire le duc de Richelieu,il a fallu l’amour, les grâces et les fées !

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