Le Cavalier Fortune

Chapitre 12Où Fortune est accosté par l’homme vêtu de deuil.

Il paraît qu’il y avait entre le cavalierFortune et ce précieux duc de Richelieu une ressemblanceextraordinaire, car la plupart des dames qui encombraient la rueSaint-Antoine connaissaient très particulièrement le duc deRichelieu, et pourtant l’erreur fut unanime.

Il n’y eut pas l’ombre d’une hésitation oud’un doute ; la même émotion prit à la fois tout ce charmantessaim, nous dirions presque la même ferveur religieuse, tant il semêla de discrétion et de réserve à l’entraînement général.

Une fois le premier cri poussé, on se tut, etil n’y eut pas une seule imprudente pour se précipiter au-devant dudieu sortant incognito de l’échoppe du frater.

Seulement, toutes les prunellesbrûlèrent ; la foule resplendissante ondoyait comme l’or desmoissons sous la brise, des mouchoirs s’agitaient et un longmurmure tombait des balcons.

Comme si un mot d’ordre eût couru d’un bout àl’autre de la file des carrosses, les princesses, les duchesses,les marquises et les comtesses gardèrent leurs rangs, se demandantavec anxiété ce qu’allait faire l’imprudent captif.

Imprudent au point de se montrer à visagedécouvert si près de la maison qui le réclamait.

Quel était son dessein ? Pourquois’était-il porté à cette extrémité dangereuse ? Dans quel butbravait-il ainsi l’autorité de M. le régent ?

Mme la duchesse de Berry et Mlle deValois, Mme de Parabère et Mme de Sabran,Émilie et la Souris, toutes celles qui approchaient Philipped’Orléans désespéraient désormais de fléchir sa colère.

Mme de Tencin, qui passait pour êtrel’Égérie de l’abbé Dubois, secouait sa jolie tête et disait :Il est perdu !

Mlle de Charolais, remuante comme tous lesCondé, songeait peut-être à élever des barricades.

Fortune fit quelques pas en boitant, et il yeut cent voix de femmes adorables pour dire :

– Comme il boite bien ! ainsi boiteraitl’Amour s’il se cassait la jambe !

Fortune était de méchante humeur, les centvoix ajoutèrent :

– Il a l’air triste, il est inquietpeut-être ; gardons-nous d’ajouter à son embarras !

La méchante humeur de Fortune venait de cefait qu’il savait enfin à quoi s’en tenir sur le démesuré succèsqui accueillait son entrée à Paris.

Il traversa la rue d’un pas imposant, le poingsur la hanche et répondant aux œillades par un regard sévère.

Vous eussiez vu toutes ces pauvres grandesdames pâlir et frissonner, tant la colère du dieu leur glaçait lecœur.

Au milieu du trouble commun, il se commit deserreurs assez drôles : la maréchale se réfugia dans lecarrosse de louage qui avait amené Mlle Émilie, et la Souriss’assit par mégarde entre deux princesses du sang.

Fortune continuait son chemin et longeait lesmaisons situées à droite, en montant la grande rue Saint-Antoine,il suivait tout simplement son premier dessein qui était de rôderautour de l’Arsenal pour voir quelle aventure lui enverrait sonétoile.

Tout en marchant, ses souvenirs lui revenaientet irritaient son dépit ; il devinait pourquoi la sœurd’Apollon, cette piquante Delaunay, lui envoyait tant de sourires,là-bas, sur la route de Madrid à Saint-Jean-Pied-de-Port ; ilcomprenait la malicieuse moue de Thérèse Badin : toutes lesjoyeuses énigmes de son voyage se résumaient en ce mot amer :un quiproquo ! Et il n’y avait pas jusqu’au bouquet de la damemystérieuse qui ne lui semblât maintenant une dérision et unoutrage.

Ces fleurs, il les tenait encore à la main, etnous devons dire que l’essaim des belles darnes y avait donnébeaucoup d’attention, comme à tout ce qui touchait leur héros.

On s’était demandé avec anxiété, dans lescarrosses, quelle était la favorisée dont monsieur le duc avaitaccepté ainsi le bouquet.

Quelle qu’elle fût, on l’enviait, et si elleavait été connue, les têtes chaudes de la confrérie, telle que Mllede Polignac et Mme de Nesle, qui devaient, peu de tempsaprès, acquérir urne gloire immortelle en allant sur le prés pourleur cher duc, auraient certes envoyé un cartel à la préférée.

Cependant Mlle de Charolais dit à Mlle deValois :

– Ne trouvez-vous point, ma cousine, qu’il y aen lui quelque chose d’extraordinaire aujourd’hui ?

– Je le trouve beau comme un astre, réponditl’ingénue du Palais-Royal.

– Il paraît, dit la Renaud, une bourgeoise quiétait à pied et qui ne connaissait pas de vue les princesses, ilparaît que le cher cœur a eu bien raison de fausser compagnie augouverneur de la Bastille. Il n’était que temps. Son traité avecl’Espagne est signé et il y allait pour lui de la tête.

– Ah ! grand dieu ! s’écria laSouris, si monsieur le régent faisait un coup comme celui-là c’estmoi qui le casserais aux gages !

Mais tenez ! tenez ! ajouta-t-elle,voyez donc ce que fait monsieur le duc.

Fortune arrivait à la hauteur de la rueBeautreillis. Son regard sournois avait passé en revue toute cettearmée de ravissantes femmes qui n’étaient point là pour lui.

Dans l’univers entier il eût été difficile deréunir un pareil groupe de délicieux visages.

C’était le paradis de Mahomet en poudre et enpapiers.

Fortune avait vu à travers un éblouissementtoutes ces blondes, toutes ces brunes, ces yeux d’azur ou de jais,ces sourires prodigues de perles, ces bustes d’ivoire que la modedu temps laissait généreusement à découvert.

Fortune était jaloux comme un tigre, et danssa colère il s’en prenait, sans le savoir, au malheureux bouquetque ses mains crispées déchiraient.

Les pauvres fleurs tombaient, semées une à unesur son passage.

La première qui toucha le pavé de la rue fûtramassée par une simple grisette, qui n’appréciait pas, peut-être,toute la valeur de ce trésor, mais les autres…

Ah ! les autres !

Il faudrait une plume étourdissante comme unpinceau de Salvator Rosa pour peindre cette bagarre de déesses.

Tandis que la maréchale jetait sa bourse à lagrisette pour avoir la fleur, tous les carrosses se vidèrent denouveau, et une meute de houris suivit Fortune à la trace pour sedisputer les roses, les œillets, les jacinthes qui tombaient de sesdoigts.

La moindre tige était l’objet d’une lutteacharnée, et jamais la boue populaire de la rue Saint-Antoinen’avait moucheté tant de satin, tant de dentelles ni tant develours.

Il y eut des blessures, il y eut desmeurtrissures, il y eu surtout des coiffures lamentablementdémolies qui étaient pourtant des chefs-d’œuvre au point de vuearchitectural.

Comme autrefois, à cette même place, du tempsde la Fronde, la maison de Turenne et la maison de Condééchangèrent de terribles horions.

Fortune ne se retournait même pas pour donnerun regard à cette bataille éhontée, mais charmante, dont l’histoiren’offrirait peut-être pas un second exemple.

Fortune boudait.

Fortune avait des idées à la Néron, souhaitantque toute cette cohue d’anges, déchus ou non, n’eût qu’un seul dospour le fouetter jusqu’au sang.

Au moment où il allait tourner l’angle de larue du Petit-Musé pour gagner enfin l’Arsenal, une jeune fille,presque une enfant qui portait le costume des ouvrières, passadevant lui en courant et se faufila entre les carrosses pouratteindre l’autre côté de la rue Saint-Antoine.

Un cri s’étouffa dans la gorge de Fortune, quis’arrêta court et suivit la jeune fille d’un regard ébahi.

Certes, celle-là n’était point ici pour.M. le duc de Richelieu.

Elle allait sauvage et vive comme une biche,sans regarder ni à droite ni à gauche.

Elle n’avait même pas vu Fortune sur qui sonaspect venait de produire un si singulier effet.

Il était dit qu’aujourd’hui les cent cinquantepèlerines venues pour adorer M. le duc auraient tous lesétonnements.

Notre ami Fortune, en effet, qui achevait dedétruire son bouquet dont chaque débris avait été ramassé comme uneprécieuse relique, sembla s’éveiller d’un sommeil, et bonditlestement sur les traces de la petite ouvrière.

Il franchit la ligne des carrosses au milieud’un grand murmure, que suivit le silence de la stupeur.

Qu’allait-il faire ? Quelle mouche lepiquait ?

Il entra tout uniment dans une étroite alléeoù la petite ouvrière venait de disparaître.

Ce résultat, si simple en apparence, arrêta lesouffle dans toutes les poitrines.

Derrière lui, un homme vêtu de deuil des piedsà la tête et dont le pâle visage disparaissait presque sous lesplis relevés de son manteau, entra aussi dans l’allée.

Il y eut alors un tumulte inexprimable.L’attroupement féminin, brillant, coquet, irisé de toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel, se massa incontinent devant l’allée oùM. le duc avait disparu.

En cet endroit, toute la rue fut barrée, etmille jolis cris, succédant au silence, montèrent du pavé auxbalcons, qui répondirent par de bruyantes clameurs :

– On le poursuit puisqu’il se sauve !

– La police est à ses trousses !

– Avez-vous vu cet homme noir ?

– Quel regard cauteleux !

– Quel physionomie cruelle !

– Il faut le secourir !

– Il faut le délivrer !

Ces deux derniers avis, qui pouvaient avoirquelque chose de séditieux, furent ouverts par une premièreprésidente et par une abbesse.

Et certes, ils allaient réunir l’unanimité dessuffrages lorsqu’un carrosse, descendant de la Bastille, et quicontenait une demi-douzaine de gentilshommes, demanda passage àl’émeute.

– Monsieur de Melun ! cria Mlle deCharolais.

– Cadillac ! appela Mlle de Sabran.

Mlle de Valois prononça le nom de Brancas.

Les amis du régent, ainsi interpellés, mirentpied à terre et apprirent en souriant la grande nouvelle du dangerque courait M. de Richelieu évadé.

Ma foi, belles dames, dit Brancas, c’estaffaire à vous de puiser vos nouvelles dans de bonsalmanachs !

– Nous l’avons vu, ce qui s’appelle vu !s’écria le chœur féminin.

– Je ne puis vous répondre qu’une chose,ajouta Brancas, c’est que Cadillac, Bezons, Melun et mois nousvenons de dîner avec M. de Richelieu.

– À la Bastille ? clama le chœur.

– À la Bastille, où nous avons fêté de boncœur la réconciliation de ce cher duc avec M. le régent.

Ces dames restaient encore incrédules.

– Le cher duc, dit Melun, doit être mis enliberté demain matin et conduit au château deSaint-Germain-en-Laye, où il pourra recevoir des visites.

On fit place. Brancas et ses compagnonspassèrent ; mais les carrosses au lieu de se disperser,montèrent en procession jusqu’à la Bastille, où une députationnommée à la pluralité des suffrages et toute composée de nomshistoriques, demanda M. Launay, le gouverneur, pour se bienassurer que ce cher duc était en sûreté sous les verrous.

Pendant cela, Fortune, poursuivant sa petiteouvrière et poursuivi par l’homme vêtu de deuil, avait enfilé uneallée sombre aboutissant à une série de passages à ciel ouvert quiformaient une sorte de petite ville intérieure.

Fortune, en sortant de l’allée, vit sa petiteouvrière qui s’engageait dans un passage tortueux, inclinant versla rue des Tournelles.

Il la perdit de vue à plusieurs reprises, laretrouva un nombre égal de fois, et la vit entrer dans une maison àcinq étages qui semblait former la clôture de la cour, du côté dela Bastille.

Fortune n’hésita pas à entrer derrièreelle ; il avait gagné du terrain. Comme il montait quatre àquatre la première volée de l’escalier, il put entendre, à deuxétages au-dessus, le pas léger de celle qu’il poursuivait.

Il redoubla de vitesse.

Comme il arrivait au palier du quatrièmeétage, il entendit, au cinquième, une porte s’ouvrir et serefermer.

En trois bonds il eut franchi la dernièrevolée ; et, guidé par le bruit qu’il venait d’entendre, ilfrappa à la porte faisant face à l’escalier.

On ne répondit pas tout de suite.

Muguette ! appela-t-il biendoucement.

Ce nom n’était pas prononcé qu’un bruit se fitderrière lui.

C’est à peine s’il eut le temps de seretourner et de reconnaître l’homme vêtu de deuil de la, rue de laTixeranderie.

Celui-ci, qui tenait un couteau à la main, luien porta un coup violent dans la région du cœur, et Fortune tomba àla renverse.

L’homme vêtu de deuil dit :

– Tu allais faire une nouvelle victime, jel’ai sauvée. Je suis le frère de Mr Michelin !

Il descendit l’escalier sans se presser.

À ce moment, la porte s’ouvrit et une blondetête de fillette se montra.

C’était presque une enfant.

Quand son regard tomba sur Fortune renversé,elle poussa un grand cri d’épouvante et se précipita sur lui enbalbutiant :

– Raymond ! Raymond ? que vousa-t-on fait, mon cousin ?

Elle se rejeta en arrière, à la vue du sangqui rougissait la chemise de Fortune.

Celui-ci répondit, étourdi qu’il était par lecoup et par la chute :

– La mule du pape ! on m’a assassiné,mais je ne suis pas encore mort. Embrasse-moi ma petite cousineMuguette.

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