Le Cavalier Fortune

Chapitre 21Où la justice informe contre le cavalier Fortune.

 

L’autre foule, les fidèles, attendait toujoursdans la rue des Cinq-Diamants, et sa constance n’avait pas encoreété récompensée.

On était allé chercher, deux heures en deçà,le commissaire de police du quartier des Innocents, qui se nommaitmaître Touchenot, mais ce magistrat avait passé une partie de lanuit à l’Épée-de-Bois pour veiller au maintien du bon ordre etjouer à la bassette.

On avait frappé à la porte de divers juges dela Prévôté du Bailliage et du Présidial, tous séant au Châtelet, etdont les gouvernantes avaient répondu à l’unanimité que leursmaîtres entendaient dormir la grasse matinée.

Les gouvernantes du Bailliage renvoyaient à laPrévôté, les gouvernantes de la Prévôté renvoyaient au Présidial,les gouvernantes du Présidial renvoyaient au Bailliage.

Et cependant la justice avait le temps deprolonger son dernier somme, songeant à mettre ses pantoufles quandle grand soleil passait à travers les carreaux.

Le premier juge qui arriva appartenait à laPrévôté c’était le sieur Loiseau, suppléant juré de messieurs duBailliage. Il s’était levé plus matin que les autres pour rendrevisite à son compère Chizac-le-Riche, qui lui donnait de bonsconseils pour acheter et vendre les actions de la compagnie.

Son arrivée fit grand effet dans la foule,d’autant qu’il était accompagné du sieur Thirou, commis greffier,qui lui servait de secrétaire pour ses petites affaires privées. Lesieur Loiseau et le sieur Thirou traversèrent la foule, qui lesgourmandait hautement sur leur retard ; mais au lieu de sediriger vers la porte basse, derrière laquelle étaient le coupableet le corps du délit, ils enfilèrent délibérément la voûte quiconduisait chez Chizac-leRiche.

Heureusement pour la foule, qui eût risquéd’attendre encore longtemps, Chizac était absent de chez lui. Cethabile homme n’avait point des mœurs de juge ; il se levait detrès bonne heure et travaillait assidûment, parce qu’il travaillaitpour lui-même, tandis que les juges sont payés pour s’occuper desaffaires d’autrui.

C’était lui, c’était Chizac, nous le disonstout de suite quoique nous soyons destinés à en reparler plus tard,qui avait découvert le meurtre du malheureux Guillaume Badin.

Sortant au petit jour, selon son habitude,pour vaquer à ses nombreuses occupations, il avait trouvé la portede son locataire entrouverte.

Surpris de ce fait qui avait, en vérité, dequoi l’étonner, il avait poussé la porte afin d’avoir des nouvellesde maître Badin.

Ce qu’il vit, nous le savons : un corpsmort couché sur le sol ; auprès d’un scélérat qui avait poussél’endurcissement jusqu’à s’étendre sur le lit de sa victime, et quidormait.

Chizac avait fait alors ce que les juges duBailliage, de la Prévôté et du Présidial, sans parler ducommissaire de police, auraient dû faire : il avait placéquatre de ses valets en sentinelles à la porte du trou, et, couranttout d’un trait au Grand-Châtelet, il était revenu avecmain-forte.

À la suite de quoi, toujours courant, ils’était rendu chez M. de Machault, seigneur d’Arnouville,lieutenant général de police, avec qui il avait eu unentretien.

Le valet de chambre de Chizac-le-Riche, aprèsavoir répondu au sieur Loiseau et au sieur Thirou que son maîtreétait sorti, ajouta :

– S’il vous plaît de voir un peu l’affaireGuillaume Badin en attendant le retour de Monsieur, cela vous ferapasser le temps.

Le sieur Loiseau et le sieur Thiriou nedemandaient pas mieux. Autant cela qu’autre chose. Ils descendirentet requirent un ou deux archers qui flânaient devant la porte pourque passage convenable leur fût ouvert au milieu de à cohue.

Car la foule allait sans cesse augmentant, cequi n’empêchait point le cabaret des Trois-Singes de se remplir,ainsi que les divers repaires de la rue Quincampoix.

Arrivés à la porte du trou, le baillisuppléant Loiseau et son greffier Thirou se rencontrèrent avec lesieur Touchenot, commissaire de police, et firent échange decivilités.

Touchenot dit :

– Le vent semble être à la hausse,Messieurs.

– Heu ! heu ! répondit Loiseau, il ya toujours de méchantes nouvelles d’Espagne, savez-vous ?

– Et l’on parle, ajouta Thirou, d’une nouvelleémission d’actions : les cadettes des cadettes. Cela fait unebien nombreuse famille.

Parmi ses amis et connaissances, ce greffierpassait peur avoir un esprit d’enfer.

– Nous allons entrer, reprit le bailli, pourvoir un peu ce dont il s’agit.

Autour d’eux, la foule frémissaitd’impatience.

Les quatre hallebardiers de gardes’écartèrent ; mais avant de livrer passage, ilsdirent :

– Il faut prendre garde au gaillard qui estlà-dedans ; il est armé.

Aussitôt, le bailli, le greffier et lecommissaire opérèrent avec ensemble un mouvement de retraite.

Mais à l’entrée des gens de justice,l’assassin ne bougea pas ; il n’avait pas prononcé une parole.Il se laissa approcher par les archers et hommes de police ;on lui prit son épée sans qu’il opposât de résistance.

Mais deux suppôts, encouragés par cetteapparente inertie, ayant saisi avec brutalité ses poignets pour ymettre des menottes, ses bras se détendirent violemment, et lesdeux agents furent lancés à trois pas.

En même temps, il se leva et d’un brusquemouvement de tête il rejeta ses cheveux en arrière pour regarderdevant lui d’un air farouche.

Ceux qui étaient en face de la porte,écarquillèrent leurs yeux ; jamais ils n’avaient vu rien de sibeau que ce malfaiteur.

Il y eut des femmes qui murmurèrent :

– Le duc de Richelieu n’est que de laSaint-Jean. Cet innocent-là n’avait pas besoin de pécher ; ilserait devenu riche rien qu’à se laisser regarder par les dames dela cour.

Fortune prononça d’une voix sourde :

– Je n’ai fait de mal à personne, laissez-moim’en aller, mes amis. Poussez ! ordonna du dehors lebailli-suppléant :

Loiseau, je n’ai pas encore déjeuné, onm’attend à la maison. Finissons vite.

Les archers et les exempts obéirent, mais ilsn’y allaient pas de très bon cœur.

L’assassin avait des regards égarés qui neprésageait rien de bon.

Et en effet, quoiqu’il n’eût plus d’épée, ilse défendit comme un lion.

– Poussez ! poussez ! disait lesieur Loiseau. Mon déjeuner refroidit.

La foule commençait à dire :

– Ils ne l’auront pas ?

Et un vague intérêt naissait en faveur de cebeau jeune homme, seul contre dix, qui malmenait si rondement lesgens du roi.

Mais en ce moment un nouveau personnage entraen scène. C’était un homme d’âge moyen, de moyenne taille, carréd’épaules et bâti en force, qui avait l’air d’un bon bourgeois unpeu idiot ! Impossible de rencontrer une face ronde plusdébonnaire et plus insignifiante, et cependant, quand il parut toutà coup entre le bailli et le commissaire, sans avoir dérangépersonne pour passer, il y eut dans la foule un longmurmure :

– Maître Bertrand ! disait-on,l’inspecteur Bertrand !

C’était comme une exclamation de pitié, et lapitié se rapportait à ce pauvre bel assassin dont la résistanceétait désormais inutile.

L’inspecteur Bertrand, malgré son airbonhomme, était, à ce qu’il paraît, de ces gens à qui on ne résistepas.

En effet, après avoir salué le baillisuppléant d’un signe de tête rustique et reçu d’un air engourdi lesinstructions de Touchenot, son supérieur, l’inspecteur Bertrands’introduisit dans le trou, et la bagarre cessa aussitôt.

– Il lui a jeté un lacet aux jambes !dit-on devant la porte.

– Ce subalterne, ajouta Loiseau, ne paye pasde mine, mais il possède une vulgaire habileté en rapport avec sasituation dans le monde.

– Vous pouvez entrer, Messieurs, annonçal’inspecteur Bertrand, qui montra son sourire benêt à la porte dutrou.

– Est-il bien ficelé ? demandaTouchenot.

Bertrand mit ses mains dans ses poches ettourna sur ses talons.

– C’est une brute, murmura le commissaire,mais pour ce métier-là on ne peut pas avoir des membres deAcadémie… Passez, Monsieur le bailli.

Loiseau hésita, mais les exempts et lesarchers étaient paisiblement des deux côtés du seuil ; celalui donna confiance.

– Passez, Monsieur le greffier, ajoutaTouchenot.

Le sieur Thirou était un homme de politesse etbonnes manières, qui répondit :

– Je n’en ferai rien, Monsieur lecommissaire ; après vous.

Un combat courtois menaçait de s’établir,lorsque la foule ondula du côté de la rue des Lombards. Le nom deChizac-le-Riche fut prononcé par cent voix à la fois, et leseigneur suzerain des Cinq-Diamants apparut escorté de sesvassaux :

Certes, la cohue avait cruellement attendu,mais le spectacle en valait bien la peine.

Le roi Chizac était un peu pâle ; ilavait l’air fatigué. Ses joues bouffies tombaient et les deuxpoches qui étaient sous ses gros yeux semblaient plus gonflées.

Le sieur Thirou et le sieur Touchenots’effacèrent avec respect pour lui livrer passage. Chizac eut labonté de partager entre eux un geste bienveillant.

– Comme c’est aimable à vous ! s’écria lebailli suppléant dès qu’il le vit entrer ; Julien !Bénard ! Robert ! voyons, n’importe qui ! qu’onaille chercher un fauteuil pour M. mon ami, qui ne peut pasrester debout, je suppose.

– Une chaise suffira, répondit Chizac ;mais qu’on apporte en même temps de la lumière, car il fait noirici comme dans un four.

Touchenot dit tout bas au bailli :

– Je vous serais obligé de m’introduire auprèsde M. de Chizac.

– Palsambleu ! s’écria Loiseau, qui pritun air de cour, voici M. le commissaire qui veut vousprésenter ses devoirs et qui vous appelle M.  de Chizac, trèscher ! M. le régent vous devrait bien un titre demarquis, car vous faites honneur à notre siècle.

Touchenot se confondait en révérences etmurmurait :

– M. le régent y songe sans doute. Ce neserait que justice. J’ai quelques capitaux improductifs, et lesconseils d’un homme de génie…

– Monsieur le commissaire, interrompit Chizac,je suis votre serviteur.

Thirou serra la main de Touchenot.

– Recevez mes félicitations, murmura-t-il. Onvous a souri.

Pour sa part, le greffier n’osait même pasparler à Chizac ; il le contemplait d’en bas avec unereligieuse vénération.

Ainsi avaient lieu les préliminaires del’enquête criminelle dans ce réduit où un cadavre gisait à terre,auprès de l’assassin garrotté.

– Si ce n’était montrer trop de familiarité,reprit Touchenot avec une assurance modeste, je demanderais àM. de Chizac ce qu’il pense de cette  nouvelleémission de titres faits par la Compagnie. Cela occupe beaucoup lepublic.

On apportait en ce moment le propre fauteuildont Chizac se servait au cabaret des Trois-Singes, et une paire deflambeaux allumés.

Les heureux, qui étaient en face de l’entréepensèrent :

– Quand l’intérieur va être éclairé, nousallons tout voir !

Et, en effet, les flambeaux ayant été poséssur le billot éclairèrent distinctement le meurtrier chargé deliens et sa victime étendue sur le sol, le visage contre terre.

Mais Chizac, ayant pris place dans sonfauteuil, ordonna de fermer la porte.

Il y eut des femmes qui pleurèrent au dehors,tant leur désappointement fut amer.

Chizac ajouta :

– Mes chers Messieurs, je n’ai point à vousrappeler quel est ici votre devoir. Je suis venu, parce que j’aides renseignements à donner, un témoignage à apporter.

– Quel homme ! balbutia le greffierThirou.

Le bailli Loiseau et Touchenot le commissaireprirent l’attitude de deux écoliers à qui le magister vientd’adresser une réprimande méritée.

Thirou alla plus loin : voyant avecchagrin que les pieds du roi Chizac étaient sur le sol humide, ilplia sa houppelande en quatre et en fit un tabouret qu’il déposadélicatement sous les semelles du riche.

 

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