Le Cavalier Fortune

Chapitre 4Où Fortune a peur d’être aimé.

Fortune se frotta les mains de tout soncœur.

– Avec cette belle fille-là, se dit-il, leschoses vont toujours comme sur des roulettes ! elle ne prendpas de gants ; elle ne cherche jamais midi à quatorze heures.Je parie qu’elle va trouver moyen de m’habiller de pied en cap sansmême envoyer chez le fripier !

Et ce n’est pas mal aisé, interrompit-il, car,au pis aller, je prendrais les vêtements d’un de ses valets pourgagner la boutique de maître Mathieu, rue des Deux-Mules, quim’accommodera à miracle, pourvu que j’aie de l’argent.

Une porte située immédiatement sous lesfenêtres éclairées s’ouvrit.

– Et du diable, continua Fortune, si ellerefuse de me prêter quelque argent sur ma bonne mine !

Ce dernier mot cependant le fit réfléchir,car, au lieu de rester au milieu de l’allée, il sauta par-dessusune plate-bande et se réfugia derrière une boule de lilas.

– Où êtes-vous ? demanda en ce momentThérèse.

– Ceci mérite explication, répondit Fortune.Je me suis échappé voici une heure des prisons du Châtelet et celane se fait pas comme on veut. Je n’ai pas la toilette qu’il fautpour me présenter devant une dame.

– Vous n’avez gagné qu’une nuit, répliquaThérèse ; demain matin, vous auriez été mis en liberté.

– Par vos soins ?

– Par mes soins.

– La mule du pape ! s’écria notrecavalier, on m’avait bien dit que vous aviez le braslong !

Thérèse sortait en ce moment de l’ombre portéepar la maison, et la lumière de la lune l’éclairait.

Fortune vit qu’elle était en grand deuil.

– Si j’osais, reprit-il, je vous dirais quej’ai été étonné de ne vous point voir hier dans ma prison.

– J’ai songé d’abord à mon père, réponditThérèse ; mais vous m’avez dit : « Je vousaime », à une heure et en un lieu que je n’oublieraijamais.

– Ceci mérite encore explication, vouluinterrompre notre cavalier.

Mais elle l’arrêta ; disant avec quelqueimpatience :

– Montrez-vous, s’il vous plaît. Qu’importe lecostume ?

– Corbac ! répondit Fortune, il importedu moins d’avoir un costume quelconque, et à part mes souliers quej’ai eu la précaution de garder :…

– Vous vous êtes sauvé à la nage ?demanda Thérèse.

– Je me suis sauvé en noyé, répondit Fortune,et j’y pense, je mettrais aussi bien une robe qu’unpourpoint ; tout ce que je désire, c’est d’être couvert pourla décence, d’abord, ensuite pour un petit vent frais qui va medonner le mal de gorge.

Thérèse resta un moment pensive.

– Vous n’aviez dans Paris personne autre quemoi chez qui vous réfugier ? demanda-t-elle.

– Oh ! si fait, répondit Fortune, mais jene sais pas comment vous dire cela : je n’ai pas honte deparaître devant vous dans une position malheureuse ou ridicule.

Thérèse lui montra de la main un pavillonsitué à l’autre extrémité du parterre et dit :

– Entrez-là, je vais vous apporter desvêtements.

Elle se dirigea en même temps vers lamaison.

Fortune attendit qu’elle eût passé le seuil ettraversa de nouveau le parterre pour gagner le pavillon dont laporte était ouverte.

– Vous êtes là ? demanda en dehors lavoix de Thérèse déjà revenue.

– Je suis là, répondit Fortune.

Tenez, reprit Thérèse, qui lança un paquetdans le pavillon, voici des habits : ce sont ceux de monpère.

Fortune fut frappé.

– C’est bien cela ! dit-il, et si cen’est pas une épreuve, je vous remercie.

– Ce n’est pas une épreuve, répondit la Badinde sa voix ferme et froide. J’ai besoin de causer avec vous,dépêchez ! Vous me trouverez dans l’allée des tilleuls.

Le pavillon était une salle de bains.Quoiqu’il n’eût qu’un rayon de lune pour voir à faire sa toilette,notre cavalier ne fut pas long. Après une large ablution qui effaçadéfinitivement les traces de son passage dans le caveau, il revêtiten un clin d’œil les habits de Guillaume Badin et sortit à larecherche de Thérèse.

Thérèse l’attendait sous les arbres. Elle luilaissa prendre sa main, qui était glacée comme un marbre.

– Je ne suis pas un grand clerc, dit Fortunedont la voix était sincèrement émue, et du diable si je sauraisexpliquer ce que j’éprouve pour vous, mais quand je vous aidit : « Je vous aime », c’était la vérité, et sivous avez besoin de mon sang, prenez-le.

La Badin répondit :

– J’ai besoin de venger mon père.

– Alors, vous ne m’aimez pas ? demandaFortune avec un singulier accent où il y avait presque de lajoie.

Comme elle tardait à répondre, ilajouta :

– C’est que, voyez-vous, si vous m’aviez aimé,je sens que je serais devenu fou. Or, de plus fins que moipourraient vous expliquer la chose, moi je me borne à vous direceci : « Je crois qu’il y a une autre femme qui me tientau cœur encore plus que vous ; je crois que cette femme-là, ouplutôt cette chère fillette car c’est presque une enfant, s’enirait mourant si je ne l’aimais pas… et peut-être que je nel’aimerais pas si vous m’aimiez.

Thérèse répondit enfin :

– Vous êtes un brave garçon.

Il faut aimer celle qui vous aime.

Mais en achevant cette phrase ambiguë, unsoupir lui échappa.

– En un mot comme en mille, demanda Fortunebrusquement, m’aimez-vous, oui ou non ?

Certes, les belles dames qui l’avaient prispour le duc de Richelieu ne s’y seraient pas trompées en ce moment.M. le duc avait une autre manière de faire sa cour.

Thérèse Badin eut un sourire triste.

– Mon père et moi, dit-elle, nous étions toutl’un pour l’autre. C’était un grand, c’était un bel amour, et il mesemblait qu’aucun autre amour ne pouvait entrer dans mon cœur. Onne le connaissait pas, mon père ; pour tout le monde il a été,pendant de longues années, le pauvre artiste qui vendait son talentpour un morceau de pain au maître de musique de l’Opéra ; pourtout le monde encore et pendant quelques jours, il a été un fou quele démon du jeu possédait. Mon père n’a jamais montré le fond deson âme qu’à ma mère, qui est morte quand j’étais encore un enfant,et à moi dès que j’ai eu l’âge de comprendre. Mon père était unnoble esprit, un cœur d’or ; mon père ne ressemblait pas plusà tous ces hommes que j’ai vus passant et bourdonnant autour de moique cette blanche lumière de l’astre qui est au ciel ne ressembleaux lueurs fumeuses d’un flambeau. Tant que j’ai eu mon père, il neme restait rien à désirer en ce monde, et pourtant c’est bien vrai,une inquiétude s’est emparée de moi un jour, une folie a saisi moncerveau, un trouble s’est rendu maître de mon cœur ou de messens : c’est mon secret, je ne le dois à personne et je ne levous dirai pas : Mon père est mort de cette maladie qui achangé mon être. J’essayais de monter, j’essayais de grandir pourmettre mon sourire au niveau des regards d’un homme. Je ne saisplus si je hais cet homme ou si je l’aime.

– Et moi, belle dame, interrompit Fortune, jeveux être brûlé vif si je comprends un mot de votre histoire !À moins, interrompit-il vivement et comme s’il eût été frappé d’uneidée subite, à moins qu’il ne s’agisse encore de cette détestableressemblance !

Les beaux yeux de Thérèse se baissèrent etnotre cavalier crut la voir pâlir.

– Vous n’êtes pas pour moi le premier venu,reprit-elle doucement, je vous l’ai déjà prouvé par trois fois.N’essayez point de percer un mystère qui est peut-être au-dessus devotre portée. Quel qu’ait été mon caprice, mon amour, si vousvoulez, le charme est rompu, je le crois, je l’espère. Ma vie adésormais un autre but ; j’ai besoin d’aide, voulez-vous meservir ?

– Eh bien ! par la corbleu ! s’écriarondement Fortune, vous me tirez d’un mortel embarras, et jereconnais là mon étoile ! Assurément un cavalier tel que moine se gêne pas pour voltiger de belle en belle, comme un papillonqui fait son choix entre les fleurs ; mais depuis que j’airevu certaine jeune fille que j’avais laissée enfant lors de mondépart pour les pays d’aventure, j’ai le caractère bien changé etje ne me reconnais plus moi-même. C’est marché conclu, je vousservirai de mon épée et de mes conseils, et voici mon premierconseil : si j’ai bien compris votre parabole, vous nourrissezou avez nourri quelque joli caprice pour cet ogre blanc et rose quiest maintenant à la Bastille ?

Thérèse secoua la tête lentement etdit :

– Vous avez mal compris.

Puis elle ajouta :

– Si vous voulez parler de M. le duc deRichelieu, il est en liberté depuis quarante-huit heures.

– Alors, que Dieu nous protège ! s’écriaFortune ; il a eu déjà le temps de mettre en train quelquenoire diablerie ; mais un bon averti en vaut deux ; jesais sur quel chemin lui couper le passage, et quand le diable yserait, je ne me sens pas plus de répugnance à couper la gorge d’unduc et pair qu’à tordre le cou d’un canard !

Ils avaient quitté l’allée des tilleuls ettraversaient le parterre pour se rapprocher de la maison.

– Si vous me servez, dit Thérèse, il faudraêtre à ma disposition quelle que soit l’hure du jour ou de lanuit ; je ne vous laisserai pas le temps d’accomplir une autrebesogne.

Fortune haussa les épaules etrépliqua :

– Deux autres besognes s’il le faut, ma bellepatronne, et trois aussi, et dix au besoin ! Vous neconnaissez pas l’homme que votre bonne chance a jeté sur votreroute ! Tout en faisant vos affaires, j’ai une princesse àprotéger et à doter, un prince à délivrer et à marier, et,par-dessus le marché, ma propre personne à garer contre les gens dela police, sans compter ce pauvre La Pistole, à qui je veux dubien, et ce duc de malheur avec qui je veux me rencontrer nez à nezun jour ou l’autre. En conséquence de quoi je vous prierai dem’indiquer la chambre ou je dois reposer, car j’ai grandementsommeil, et il faut que je sois debout demain matin à la belleheure.

Ils étaient entrés à l’hôtel par la petiteporte qui s’ouvrait sous les deux fenêtres éclairées. L’escalierqu’ils montèrent les conduisit précisément dans la chambre danslaquelle Fortune avait vu deux ombres se dessiner sur les rideaux.Il entra sans façon, comme il faisait toute chose, et promena sonregard réjoui sur le luxe coquet de cette pièce qui servait depetit salon.

– La mule du pape ! dit-il en se laissanttomber, de son haut sur les coussins rebondis d’une bergère, jeserai ici tout aussi bien qu’ailleurs, et si vous n’avez pasd’autre chambre à me donner, je me contenterai pour la nuit decette retraite. Je suis si las que je ne vous demanderai même pas àsouper.

Thérèse, qui était toute rêveuse, jeta sur luiun regard et détourna les yeux. Elle avait pris un flambeau ets’apprêtait à se retirer, lorsque Fortune dit tout àcoup :

– J’allais oublier de vous demander le nom dugros galant qui m’a fait croquer le marmot ici dessous dans leparterre.

– Si nous parlons de celui-là, prononçaThérèse à voix basse, vous ne dormirez peut-être pas delongtemps.

– Allez toujours.

Il croisa ses jambes l’une sur l’autre et serenversa voluptueusement.

– La personne qui sort d’ici, murmura Thérèse,est Chizac-le-Riche.

– Ah bah ! fit notre cavalier, voici unbonhomme qui s’arrange de manière à ce que j’entende parler de luibien souvent !

– Il venait me rendre compte, réponditThérèse, des recherches qu’il a faites pour retrouver l’assassin demon bien-aimé père. Il m’a parlé de vous.

– En vérité ? J’ai idée, moi, que je vousparlerai de lui un jour ou l’autre.

– Il ne vous accusait pas formellement,poursuivit Thérèse.

– De sa part, c’est bien de labonté !

– Mais, poursuivit encore la belle Badin, ilgarde un doute à cause de ce La Pistole dont vous avez prononcé lenom tout à l’heure et qui est maintenant sous la main de lajustice.

– Pauvre mouton ! murmura Fortune. Vousqui êtes une personne d’esprit, Thérèse, que pensez-vous de ceChizac ?

– Il a gagné quatre millions avant-hier,répliqua la Badin, deux hier dans la matinée, et l’après-midi, il afait une rafle de cinq millions.

– Onze millions en quarante-huit heures,supputa Fortune, c’est un assez joli denier. Je ferai de mon mieuxpour me procurer un bout de la corde qui le pendra.

Les regards brillants de Thérèse étaient surlui.

– Avez-vous un soupçon ? prononça-t-elletout bas.

Et comme Fortune tardait à répondre, elleajouta :

– Ce n’est pas possible ! il est siriche !

– C’est vrai, il est si riche ! Et à vraidire je n’avais pas de soupçons.

– Mais alors pourquoi a-t-il tendu un piège àce pauvre La Pistole ?

Une flamme sombre était dans les yeux deThérèse.

– Il y a quelqu’un, dit-elle, qui répondra àcette question.

– Et ce quelqu’un là ?

– C’est maître Bertrand, l’inspecteur.

– Sang de moi ! dit Fortune en seredressant d’un saut, j’avais oublié cet original !

– Il est adroit, poursuivit Thérèse, il esthardi…

Fortune l’interrompit et acheva :

– Il est mort !

Thérèse ouvrit ses yeux tout grands et sesouleva, les deux mains crispées sur les bras de son fauteuil.

– Il est mort, répéta-t-elle ;l’inspecteur Bertrand est mort !

En quelques paroles Fortune lui raconta safuite et son passage dans le caveau de la Montre.

– Il avait été déposé à la hâte sur la tablede pierre, acheva-t-il, et il n’était pas même étendu comme ilfaut. Sa blessure ressemblait à celle de Guillaume Badin.

– Vous croiriez ?… commença Thérèse dontla pâleur était livide.

– Je crois comme vous, interrompit Fortune,que l’inspecteur Bertrand était un homme adroit et hardi. Peut-êtreen savait-il trop long.

Thérèse frissonna et pensa touthaut :

– Mais pourquoi ? pourquoi ?… unhomme si riche !

Fortune hocha la tête et conclut :

– Je vous l’ai dit : c’est trèscurieux ; et il y aura plaisir à débrouiller cetteaffaire-là.

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