Le Cavalier Fortune

Chapitre 3Où Fortune, déguisé en noyé, se présente chez une belle dame.

L’armée, qui se rangeait en bataille sous levestibule, était ainsi composée : maître Magloire Séverin,gardien juré et greffier des écritures de la Morgue ;Françoise Jodelet, sa femme légitime ; Anne-Gertrude Séverin,sa sœur aînée, et Denis Museau, son valet.

Anne-Gertrude Séverin, qui était demoiselle àplus de cinquante ans qu’elle avait, s’était réveillée en sursautau premier son de cloche ; elle avait appelé Magloire Séverin,son frère, qui avait secoué Françoise Jodelet laquelle gardaittoujours dans la ruelle de son lit une gaule pour mettre un terme,vers 4 heures du matin, au sommeil de Denis Museau, ledomestique.

Denis Museau avait allumé la chandelle.

Et la chandelle allumée avait éclairé quatrefaces bouleversées, et si blêmes qu’elles s’étaient fait peur lesunes aux autres.

L’armée sortit donc en bon ordre avecl’intention d’assommer ou de hacher tout mort qui se permettrait debouger.

Arrivé sous le vestibule, Magloire dit d’unevoix qui tremblait un peu :

– Je ne vois rien.

Et les autres, plus affirmatifs,répondirent :

– Il n’y a rien !

En effet, derrière la montre, la lampesépulcrale éclairait l’immobilité la plus complète. Mais, en cemoment, la cloche de pitié tinta pour la troisième fois.

– J’ai vu remuer la corde ! s’écriaAnne-Gertrude, dont les cheveux gris se hérissèrent sur soncrâne.

– Il y a quelqu’un derrière la table, ajoutaFrançoise Jodelet, prête à s’évanouir.

Denis Museau dit en frissonnant de tous sesmembres :

– Le mort du milieu manque !

Ces derniers mots portèrent au comblel’épouvante de l’armée. Il n’y avait pas à dire non ; le mortdu milieu manquait.

– Il faut rentrer et se barricader, conseillaFrançoise Jodelet. Mais Anne-Gertrude, qui était une fille decourage, s’écria :

– Mon frère Magloire, il s’agit de se montrer.Vous avez des ennemis et des gens qui souhaitent votre place ;faites les sommations voulues et procédons par la force.

Magloire n’hésita pas ; il était à lahauteur de ses fonctions.

– De par le roi, dit-il à haute etintelligible voix et en faisant sonner la crosse de son arquebusecontre le pavé, il est enjoint au mort du milieu…

Il s’arrêta, soupçonnant vaguement qu’il yavait peut-être quelque ridicule au fond de sa situation.

– Eh bien ! fit Anne-Gertrude.

– Denis, ordonna le gardien juré, introduisezla clef dans la serrure et que chacun se tienne prêt à faire sondevoir.

Ce fut un instant solennel. Denis Museauouvrit la porte de la Montre et ressaisit vivement son merlin.Magloire mit son arquebuse en joue.

Anne-Gertrude qui, comme elle le dit plus tardbien des fois, avait fait le sacrifice de sa vie, saisit sa brocheà deux mains et la croisa comme une hallebarde, tandis queFrançoise Jodelet, plus timide, se cachait derrière elle avec soninoffensif coutelas.

Rien ne bougea cependant à l’intérieur ducaveau.

En ces moments suprêmes, la plus cruelle detoutes les souffrances, c’est l’attente. Le pauvre Magloiresoufflait et suait.

Changeant de formule et laissant le roi decôté pour prendre son point d’appuis haut, il déclara :

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit ! « vade retro Satanas ! », où estle mort du milieu ?

Pour toute réponse, un silence complet etl’immobilité de la tombe.

Un accès de courage désespéré monta au cerveaude Magloire, il lâcha son arquebuse et mit l’épée à la main encriant :

– Il faut aller au fond de ce noir mystère, etvoir ce qu’il y a derrière les tables. Qui m’aime mesuive !

Il s’élança en avant, tournant autour de latable qui supportait le corps de maître Bernard ; Denis Museaufit le tour en sens inverse avec son merlin levé. Il ne restaitauprès de la porte que les deux femmes.

Mais à ce moment la cloche de pitié se mit àcarillonner à pleine volée, et le mort du milieu se leva de sonhaut, cachant sa figure derrière les grandes mèches de sescheveux.

Magloire et Denis s’arrêtèrent l’un à droite,l’autre à gauche ; les deux femmes tombèrent sur leurs genouxen murmurant des patenôtres.

Le mort du milieu, cependant, doué d’uneagilité vraiment surprenante, surtout si l’on considère l’état dedécomposition déjà fort avancé où on l’avait laissé la veille, sependit à la corde, prit du champ et passa par-dessus la table pouraller tomber auprès du seuil, qu’il franchit en poussant un cri devictoire.

Anne-Gertrude avoua depuis qu’elle ne s’yconnaissait pas, il est vrai, mais que malgré les lambeaux,repoussants dont il était couvert, ce mort du milieu lui avait paruavoir la taille bien prise et la jambe agréablement tournée.

On le vit danser sur les pavés mouillés quebrillantaient les rayons de la lune et enfiler le pont au Change,où il se perdit dans les ténèbres comme un vrai fantôme qu’ilétait.

Magloire Séverin était payé par le roi pourgarder les cadavres du caveau de la Montre ; il ne peut moinsfaire que de s’élancer à la poursuite de ce défunt qui allaitrendre ses écritures presque impossibles. Toutefois à la tête de safamille fidèle, il traversa la place du Châtelet, le pont au Changeet même une partie de la rue de la Barillerie ; mais, comme iln’avait point pris le temps de prendre ses chausses, il dut sonnerla retraite dans la crainte de gagner un rhume.

Ils revinrent tous et rentrèrent dans lecaveau pour chercher au moins les traces du mystérieux fuyard.

Là, une surprise nouvelle les attendait, deuxsurprises et même trois en comptant les habits de Fortune quiétaient éparpillés sur le sol.

Il n’y avait plus personne sur la table depierre où gisait encore tout à l’heure feu l’inspecteurBertrand.

Et le mort du milieu, qu’on avait vu sauterpar-dessus la table, était paisiblement étendu sur le carreau,incapable assurément de se livrer à aucune gymnastique.

Le greffier juré et sa famille, après avoirrefermé la Montre, rentrèrent dans la loge et passèrent le restantde la nuit à chercher en vain le mot de cette lugubre charade.

Pendant cela, notre cavalier Fortune couraitles quai sous ses guenilles de spectre et regrettait déjà d’avoirpris tant de peines pour passer sur le ventre de l’armée Séverin.Il se disait : «Avec de semblables adversaires, je n’avais pasbesoin de quitter mes habits ; et que faire dans Paris, àcette heure, sans un rouge liard dans la poche, avec les loquesimpures qui me couvrent le corps ?

Dix minutes auparavant, pour acheter laliberté, il eût consenti à voyager tout nu pendant unesemaine ; mais nul d’entre nous n’est parfait, et Fortune secroyait en droit d’adresser les plus vifs reproches à son étoile,qui ne lui avait point conseillé de garder au moins ses chausses etsa chemise.

Son costume de noyé n’était pas cependantd’une scrupuleuse exactitude car il avait conservé ses bonssouliers neufs qui permettaient d’aller grand train sur le pavé. Lanuit était claire, mais il n’y avait personne sur les quais etFortune comptait sur son fantastique accoutrement pour écarter lespassants effrayés.

Il s’arrêta pour la première fois au bout dupont Saint-Michel, après avoir traversé la Cité tout entière ;il écouta pour savoir s’il était poursuivi. Derrière lui aucunbruit ne venait, et les alentours étaient si calmes qu’il pouvaitentendre, le murmure de l’eau coulant sous le pont.

Vais-je tourner à droite ou à gauche ? sedemanda-t-il.

À gauche, il y avait un refuge ; c’étaitle logis de Muguette. Si misérable que fût son accoutrement,Fortune était bien sûr de n’être point repoussé chez Muguette.

Et pourtant il ne tourna point à gauche etpoursuivit sa course à grands pas dans la direction contraire.

– Corbac ! se disait-il en arpentant lequai, je suis le bienfaiteur de cette enfant là, c’est vrai, et jen’ai point à me gêner, je ne suis en vérité point vêtu selon leslois de la décence, et j’emporte avec moi l’odeur de ce caveau. Sije suis destiné à faire un jour ou l’autre cette folie de prendrefemme il y a gros à parier pour Muguette, et je ne veut pointqu’elle me voie jamais autrement que sous un aspect galant et même,s’il se peut, héroïque.

Il dépassa la tête du Pont-Neuf, à l’autrebout duquel une patrouille du guet chevauchait paisiblement encausant amour et politique.

Le guet fait songer aux voleurs. Fortune, nousdevons l’avouer à son blâme, eut bien un peu l’idée de faire lachasse aux bourgeois attardés afin de conquérir au moins uncostume.

Mais une pensée plus folle encore avait prispossession de son cerveau ; il s’était mis en tête de pénétrerchez Thérèse Badin, dont la demeure était désormais touteproche ; il avait même ébauché un plan, dont l’extravagantenaïveté plaisait à son imagination.

Il comptait frapper bravement à la porte del’hôtel coquet, acheté par la fille de Guillaume Badin, et traiterles valets de Thérèse comme il avait fait pour la familleSéverin.

La plume est lente, nous avons mis beaucoup detemps à raconter dans ses détails l’évasion de notrecavalier ; mais, par le fait, les événements avaient marchétrès vite, et quand Fortune arriva devant l’hôtel de Thérèse Badin,au coin de la rue des Saint-Pères et du quai, minuit venait desonner à l’horloge des Quatre-Nations.

Fortune tourna bravement le coin de la rue,mais il s’arrêta interdit à la vue d’un beau carrosse arrêté à dixpas de lui.

Le cocher et le laquais de ce beau carrosseavaient quitté leurs sièges et s’entretenaient à la porte même del’hôtel.

Fortune fit un coude et passa comme un trait,bien heureux de n’avoir pas été aperçu par cette valetaille. Ilrôda un instant sur le quai, allant et venant, car il n’avait plusde but.

Derrière l’hôtel de Thérèse s’étendait un murassez long, mais peu élevé, qui entourait un jardin pris, commel’hôtel lui-même, sur les anciens terrains du Pré-aux-Clercs. Notreami Fortune se dit après mûre réflexion :

– Il importe que j’entre par-devant oupar-derrière.

Et, prenant son élan, il fit un saut que n’eûtpas désavoué le petit Bourbon lui-même. Ce saut, bien calculé,l’accrocha des deux mains au faite de la muraille, et, l’instantd’après, il retombait sur une plate-bande fraîchement labourée àl’intérieur du jardin.

C’était déjà quelque chose, Une fois là ;il n’avait plus à redouter la curiosité des passants.

Il pénétra sous une belle allée de tilleulstaillés et commença une promenade qui eût été fort agréable à deux,si le sort lui eût voulu rendre un pourpoint et des chausses.

Il se disait, toujours plein de sens dans sesréflexions :

– J’entendrai bien partir le carrosse, et ilsera temps alors de prendre mes mesures.

Fortune quitta son allée de tilleuls ettraversa le parterre pour se rapprocher de deux fenêtreséclairées.

Quand il fut en face des deux fenêtresilluminées, il vit sur l’une d’elles, dont les carreaux étaientdoublés par une draperie en mousseline des Indes, deux silhouettesqui se détachaient comme une paire d’ombres chinoises.

C’était d’abord la taille d’une jeune femmesvelte et hardie, c’était ensuite quelque chose de gros etd’informe qui pouvait bien être un homme chargé d’obésité.

– Il n’y a pas à dire, pensait Fortune, cettefille-là est belle à faire perdre la tête, et je la crois bonnepar-dessus le marché. Mais qui donc est ce galant qui semble d’iciplus gros qu’un éléphant ?

Fortune devait attendre un peu la réponse àcette question indiscrète ; il eut le temps de faire plus d’untour dans le parterre et de voir bien des fois la double silhouettegrandir ou disparaître sur le rideau.

La dernière fois, le couple s’arrêta uninstant tout près de la fenêtre. Thérèse se tenait droite etrejetait sa charmante tête en arrière ; le gros galant, aucontraire, se courbait en deux, et sur la mousseline, le profil deson dos était rond, comme celui d’un ballon.

Fortune le vit qui prenait respectueusement lamain de Thérèse et qui la portait à ses lèvres, je ne sais pas s’ilfut jaloux, mais il jura un peu la mule du pape.

Après ce baise-main, la lourde silhouette dugalant s’exagéra en tous sens pour disparaître définitivement.

Thérèse restait debout auprès, de lafenêtre.

Au bout d’une minute écoulée, Fortune putentendre le bruit de la porte cochère qui s’ouvrait puis serefermait ; il y eut quelques mots prononcés à haute voix dansla rue, et le carrosse roula au grand trot vers le Pont-Neuf.

C’était le moment. Fortune se rapprocha de lamaison et lança son bouquet vers les carreaux. ; mais lebouquet, trop léger s’arrêta à moitié route.

– Thérèse ! appela Fortune.

Sa voix n’alla pas plus loin que le bouquet,car la silhouette s’éloigna des rideaux.

– La peste ! pensa notre cavalier ;il ne faut pourtant pas qu’elle s’aille coucher commecela !

Et, sans plus de façon, il prit à ses piedsune pleine poignée de gravier, qu’il envoya dans les carreaux.

Presque aussitôt après, la fenêtre s’ouvrit etThérèse parut au balcon.

Qui est là ? demanda-t-elle toutbas ; d’une voix ferme et exempte de frayeur. – C’est moi, lecavalier Fortune, répondit ce dernier. Thérèse murmura – Je pensaisà vous. Elle rentra et la porte fut refermée.

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