Le Cavalier Fortune

Chapitre 11Où Fortune obtient des renseignements sur M. le duc deRichelieu.

La Pistole n’était pas un chevalier. La vue decet homme pâle, habillé de deuil des pieds à la tête, cachant uncouteau et jetant sur Fortune un regard tout flamboyant de haine,augmenta manifestement le désir qu’il avait de rejoindre son oncleChizac-le-Riche.

Il prit congé avec une certaine précipitation,mais son dernier mot fut celui-ci :

– J’ai du regret à vous quitter, moncompagnon, et j’aurais du plaisir à vous revoir. Promettez-moiseulement que vous vous abstiendrez de faire la cour à ma scélératede femme.

Fortune lui rit au nez et s’écria :

– La mule du pape ! pour qui meprends-tu, mon garçon ? Ta femme a-t-elle quatre chevaux pourtraîner dans un carrosse ? Non pas, non pas, je ne lui feraipoint la cour, et si cela peut te garder en joie, je te le jure surmon étoile !

La Pistole remercia et descendit aussitôt àgrands pas vers l’Hôtel de Ville.

Il fut obligé de siffler par trois fois lechien Faraud qui semblait s’éloigner de Fortune avecrépugnance.

Celui-ci pensait :

– Il n’y a pas jusqu’aux bêtes qui nes’attachent à moi ! On dirait que l’ai un talisman dans mapoche !

La journée n’était pas encore trèsavancée ; quand Fortune arriva à l’extrémité de la grande rueSaint-Antoine, deux heures sonnaient au clocher deSaint-Gervais.

Il tenait à la main avec ostentation lebouquet lancé par la portière du beau carrosse et le flairaitchaque fois qu’une femme passait à droite ou à gauche.

Presque toutes les femmes qui le croisaientainsi, avaient pour lui des regards d’admiration, d’effroi ou desurprise.

C’étaient pour la plupart des grisettes ou despetites bourgeoises, et Fortune leur accordait juste l’attentionqu’elles méritaient.

Il y avait sur le pavé une grande quantité decurieux, parmi lesquels on distinguait nombre de bourgeois et mêmequelques gentilshommes ; presque toutes les fenêtres desmaisons, surtout du côté droit, étaient ouvertes et allaient segarnissant de têtes curieuses.

Les femmes s’y montraient en grandemajorité.

Il pensa tout bonnement qu’il y avait làquelque fête préparée ou que quelque grand personnage allaitdescendre la rue Saint-Antoine, venant du château de Vincennes oude la Bastille.

Ce qui fortifia en lui cette opinion, c’estqu’un assez bon nombre de carrosses de la plus noble espèce étaientrangés aux environs de la forteresse et qu’à chaque instant il enarrivait d’autres.

Les balcons eux-mêmes se décoraient ; ony tendait des tapisseries, on y suspendait des guirlandes defleurs.

Il se disait :

– La dame au bouquet est peut-être là-bas avecles autres. Je n’ai pas promis sous serment d’être fidèle à cettepiquante Delaunay et à ma belle Thérèse. Je dois bien garder à lajoue quelque trace de plâtre, et vive Dieu ! quand je sortiraides mains du frater, je veux que toutes les dames de Paris mesuivent comme si j’étais le berger de leur aimabletroupeau !

Un énorme plat à barbe en cuivre se balançaità la porte d’une échoppe au coin de la rue Saint-Paul.

Il entra chez le barbier le cœur gonfléd’espérance et de joie.

– Ça, dit-il en jetant son chapeau à la têtedu maître de la maison qui l’attrapa au vol respectueusement, quetout le monde s’occupe de ma personne ! Mes minutes valent del’or, il faut que, dans un quart d’heure, je sois le gentilhomme leplus galamment coiffé de la cour.

– Monseigneur, répondit le frater, vous nepouvez pas mieux tomber. C’est moi qui vais tous les matins à laBastille trousser M. le duc de Richelieu.

Le drôle mentait effrontément ; iln’avait jamais vu le duc de Richelieu, sans cela il eût parléautrement au cavalier Fortune.

– Oui-da ? fit celui-ci, j’ai ouï causerdans mes voyages de ce duc de Richelieu qui est, à ce qu’onprétend, la coqueluche de Paris. Est-il plus beau fils que moi àton idée ?

Il se tenait campé devant le frater, tendantle jarret, élargissant sa poitrine et souriant d’un airvictorieux.

– Cela dépend des goûts, répondit-il enmanœuvrant sa savonnette ; je vous comparerais volontiers àAdonis, monseigneur, mais le duc de Richelieu… Ah ! le duc deRichelieu !

Il y avait une telle emphase dans ce nom ainsiprononcé que Fortune, jaloux ; fronça le sourcil.

– Appelle ton monde, ordonna-t-il, tout tonmonde ! J’ai l’habitude d’avoir plusieurs valets autour demoi.

La figure du barbier s’allongea.

– Monseigneur, répliqua-t-il, depuis lechâteau de la Bastille jusqu’au Palais-Royal, vous ne trouverez pasde maison mieux montée que la mienne, mais nous vivons dans unsingulier temps. Mon premier valet m’a quitté parce qu’il estdevenu millionnaire en deux semaines à l’Épée-de-Bois ; monsecond valet a été nommé barbier en chef d’un roi sauvage quihabite les bords du Mississippi, et il a emmené avec lui mafemme ; mon troisième valet s’est pendu à la grille d’un hôtelde la rue Quincampoix. Les quatre autres sont présentement enville, à l’hôtel de Carnavalet, à l’hôtel de Lamoignon, à l’hôtelde Sully et à l’Arsenal, accommodant les dames pour la promenade deM. le duc.

– Quel duc ? demanda Fortune, dont lajoue était blanche de savon.

– Comment ! quel duc ? répondit lefrater. Il n’y a qu’un duc, M. le duc de Richelieu.

– Tu m’as dit tout à l’heure qu’il était à laBastille.

Au lieu de répondre, le barbier passalestement son rasoir sur la peau de sa main et murmura :

– On voit que monseigneur vient de laprovince.

– Je viens d’Espagne, dit Fortune, et quand ons’occupe des affaires de l’État, vos petits cancans parisiens nefont pas plus d’effet à l’oreille que des bourdonnements demouches.

Le barbier lui prit le nez délicatement pourtendre la peau et assurer la manœuvre du rasoir.

– J’avais bien deviné, dit-il avec un grandsérieux, que monseigneur était pour le moins ambassadeur.

Fortune, qui n’osait ouvrir la bouche, fit ungrave signe d’assentiment.

– Cela se voit, dit le frater, je connais,Dieu merci, mon monde, ayant l’honneur de soignerM. de Cadillac, M. de Brancas etM. de la Grange-Chancel, le poète qui m’a appris à fairedes vers. Veuillez ne point bouger monseigneur, voici ma dernièrechanson, elle est sur l’air des Pendus :

Lundi, j’achetai des actions,

Mardi, je gagnai des millions,

Mercredi, j’arrangeai mon ménage,

Jeudi, je pris un équipage,

Vendredi, je fus au bal,

Et samedi à l’hôpital !

Le barbier lâcha le nez de Fortune qui respirabruyamment.

– Je vois que tu n’aimes pas M. Law,dit-il.

Le barbier faisait mousser son eau de savonavec fureur.

– C’est lui qui m’a pris mon premier valet,répliqua-t-il, mon second valet, ma femme, mon troisième valet etmes économies ! Ah ! il y en a contre lui deschansons !… Tendez votre joue, je vous prie… Voici lepont-neuf de l’abbé Genest qui confesse Mme la duchesse duMaine :

Ce parpaillot, pour attirer

Tout l’argent de la France,

Songea d’abord à s’assurer

De notre confiance ;

Il fit son abjuration,

La faridondaine, la faridondon,

Mais le fourbe s’est converti, Biribi,

À la façon de Barbari, mon ami…

– La mule du pape ! gronda Fortune,complètement rasé, Mme la duchesse a là un bien agréableconfesseur ! Mais, dis-moi, l’ami, voici la foule qui augmentedans la rue, comme si nous étions au jour de la Saint-Louis ;j’ai vu des fleurs et des tentures aux fenêtres : quelle fêteva-t-on célébrer aujourd’hui ?

Le frater, qui passait le peigne dans la bellechevelure de Fortune, repartit :

– Je l’ai déjà dit à monseigneur, c’est lapromenade de M. le duc.

– Le duc de Richelieu vient se promenerjusqu’ici, prisonnier qu’il est à la Bastille !

– Non pas, s’il vous plaît, monseigneur ;mais tous les jours, à la même heure, M. le duc vient uninstant prendre le frais au haut des tours, accompagné du sieurLaunay, le gouverneur ; et, depuis deux semaines que celadure, les dames de la cour et de la ville, qui sont folles deM. le duc, ont pris la coutume de venir se promener dans larue Saint-Antoine afin de l’admirer et de lui envoyer leurshommages.

– Ah ça ! ah ça ! s’écria Fortunehumilié dans ses prétentions à l’égard du beau sexe, vas-tu mefaire croire que ce duc de Richelieu ait dans Paris assezd’amoureuses pour remplir la grande rue Saint-Antoine !

– Monseigneur veut-il être parfumé au benjoinou à la tubéreuse ? demanda le barbier.

Puis il continua :

– On a compté dans l’après-midi d’hierquatre-vingt-un carrosses et cent soixante-neuf dames, dont troisprincesses, treize duchesses, vingt-quatre marquises, je ne saisplus combien de comtesses et deux demoiselles de l’Opéra ! Lesvicomtesses et les baronnes passent pardessus le marché, et quantaux bourgeoises, vous avez dû les voir à leurs fenêtres.

– Mais c’est prodigieux ! dit Fortuneavec abattement ; je donnerais un de mes châteaux pour merencontrer avec ce duc l’épée à la main !

Pendant que Fortune se faisait arranger lepoil, l’aspect de la rue avait complètement changé.

C’était l’heure de la fête, il y avait unevéritable émeute de carrosses.

De l’église Saint-Paul au coin de la rue desTournelles, les carrosses étaient échelonnés, et comme on voulaitvoir, mais surtout se faire voir, le suprême bon ton étaitd’abandonner les coussins de l’intérieur pour s’asseoir en grandetoilette aux lieu et place du cocher.

Cela faisait le plus bizarre effet dumonde.

Le pavé de la rue était littéralement couvertde curieux, de badauds et de galants, car le culte de Richelieun’excluait pas du tout les autres intrigues.

D’ordinaire on arrivait, on se montrait, lesmouchoirs jouaient, les écharpes faisaient des signaux ; puis,quand l’astre avait disparu, on s’en retournait.

Mais aujourd’hui il y avait dans la fête unefièvre tout à fait inaccoutumée ; on causait bruyamment d’uncarrosse à l’autre ; et le trouble grandissait jusqu’à cepoint que quantité de belles dames, portant les noms les plusflamboyants de la monarchie, allaient et venaient de portière enportière, mettant pour la première fois leurs pieds immaculés dansla boue.

Une grande nouvelle courait, renduevraisemblable par ce fait que M. le duc de Richelieu n’avait pointparu aujourd’hui sur le rempart à l’heure accoutumée.

On avait pensé d’abord que M. le ducpouvait être malade et tous les cœurs s’étaient serrés sousl’étoffe éblouissante des corsages ; mais bientôtMme de Sabran avait dit à Mlle de Nesle, qui l’avaitrépété à Mme de Polignac, que M. le duc s’étaitévadé à l’aide d’une corde à nœuds, déguisé en compagnon maçon.

C’était tout simplement absurde : lesprisonniers de la catégorie à laquelle appartenait le duc deRichelieu ne s’évadent jamais.

Mais M. le duc de Richelieu avaitamplement le droit de tenter une absurde équipée.

Les détails venaient à l’appui du faitprincipal : Mme la duchesse de Berry, fille de M. lerégent, apprit à Mlle de Valois, sa sœur , que ce cher etmalheureux jeune homme s’était blessé à la jambe en tombant.

Il boitait. Richelieu était boiteux !C’était à renier la justice céleste.

Mlle de Charolais, fille du prince de Condé,menaçait de son joli poing l’injuste Providence ; la maréchalede Villars, la belle Goëzbriant, Mme de Parabère, MlleÉmilie et la Souris, deux filles de l’Opéra que Philippe d’Orléansavait mises à la mode, s’agitaient, discutaient, se mêlaient en undésordre épileptique.

Ce jour-là, les distinctions de castes furenteffacées, les haines tombèrent et le pavé fangeux de la rueSaint-Antoine reçut les larmes des duchesses avec celles desbourgeoises.

Tout à coup un grand cri s’éleva, un cri aiguet harmonieux à la fois, un cri de passion, un cri d’ivresse.

Il sortait à la fois de cent bouches, rosesnaturellement ou par l’effet de la peinture.

– Le voilà, c’est bien lui ! et voyezcomme il boite ! le voilà ! le voilà ! levoilà !

C’était notre ami le cavalier Fortune quisortait de chez son barbier.

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