Le Cavalier Fortune

Chapitre 18Où Fortune soutient avec talent une thèse généalogique.

Au moment où Fortune entrait dans la chambre àcoucher de Mme la comtesse de Bourbon d’Agost, celle-ci étaitdebout au-devant de son lit et se tenait appuyée sur une longuecanne.

– Approchez, jeune homme, dit-elle à Fortune,et donnez-moi votre bras.

« Je ne suis pas encore tout à faitremise, mais cela viendra, et, avant qu’il soit huit jours, jepourrai me rendre au Palais-Royal pour soumettre mes griefs àmonsieur mon cousin, Philippe d’Orléans, régent de France.

Fortune l’assit dans la bergère et se redressadans une respectueuse attitude.

Quand la comtesse eut retrouvé sa respiration,car ces quelques pas l’avaient essoufflée, elle lui dit :

– Ce qui me plaît en vous, jeune homme, c’estque vous savez garder votre distance. Aussitôt que j’aurai recouvrémon crédit, je ferai quelque chose, pour vous.

Fortune s’inclina en manière de remerciement,et la vieille reprit encore :

– Je ne suis pas éloignée, reprit la vieilledame, en changeant de ton tout à coup, d’approuver ce que vous avezfait, jeune homme, en engageant pour notre compte une servanterobuste de corps ; cela vaut mieux qu’un homme dans une maisoncomme la nôtre, et les faits graves que je vous ai confiés hiervous donnaient le droit de vous mêler de nos affaires. Mais, commeje n’ai plus d’intendant ni même de majordome, je dois m’occupermoi-même de ces détails, qui ont leur importance. Quel est l’âge decette villageoise, s’il vous plaît ?

– À vue de pays, répondit Fortune, elle peutbien avoir vingt-cinq ans.

La comtesse approuva d’un signe de tête.

– Son nom est Marton, poursuivit la comtesse,cela sent la comédie et nous la nommerons Marthe. Quels gagesdemande-t-elle ?

– Elle s’en remet à la générosité deMme la comtesse, répliqua Fortune, chez qui apparaissaientdéjà quelques signes d’impatience.

Il alla chercher, tout à l’autre bout de lachambre, un fauteuil qu’il fit rouler bruyamment sur lecarreau.

– Eh bien ! eh bien ! s’écria lacomtesse scandalisée, à quoi songez-vous, jeune homme ?

– Noble et respectée dame, répliqua Fortune,qui se campa carrément dans le fauteuil, nous avons à causerd’amitié. Ne croyez pas que je veuille vous rabaisser ou merelever ; vous êtes une princesse, et je ne suis rien du tout,ceci est chose convenue ; mais pour causer, il faut être nez ànez, voilà mon opinion. Laissons de côté, je vous prie, Marthe ouMarton, et parlons un peu du mari que j’ai trouvé pour ma sœurAldée.

Les deux mains sèches de la vieille dame secrispèrent si violemment sur les bras de son fauteuil, que lesossements de ses doigts craquèrent.

– Aldée ! votre sœur ! répéta-t-elleavec indignation.

– Madame la comtesse, continua-t-il, dansl’état où est Mlle de Bourbon, je vous supplie de considérer qu’illui faut un défenseur, et que, malgré toute ma bonne volonté, je nesuis point pour elle un tuteur convenable. J’ai mes préjugés, commevous avez votre foi ; je n’aimerais pas à répandre le sang demon autre frère en Jésus-Christ, M. de Richelieu… C’estcomme cela. Vous avez beau froncer le sourcil ; entre lui etmoi, il y aura toujours ce vieil homme qui m’embrassait jadis à ladérobée… D’un autre côté, M. de Richelieu, étant marié,ne pourrait…

– Jour de Dieu ! s’écria la comtesse,dont tout le corps trembla, fût-il garçon ou veuf, as-tu pensé,malheureux, qu’un fils de Richelieu pût avoir la main d’une fillede M. de Bourbon !

Non, sur ma foi ! s’écria Fortune engardant sa bonne humeur imperturbable. Pour une princesse, j’aicherché tout naturellement un prince, et je vous offre un camaradequi a dans son sac à noblesse pour le moins autant de quartiers quevous.

– Pour le moins ! fit la vieille dameétonnée. Est-il donc Bragance, Stuart ou Habsbourg ?

– Il est Courtenay, répondit Fortune.

La vieille dame enfla ses joues et poussa unlong soupir ; puis elle s’éventa lentement avec le mouchoirbrodé qu’elle tenait à la main.

– Courtenay ! dit-elle ; certes,MM. de Courtenay sont des gentilshommes. La brancheaînée, qui s’est établie en Angleterre, possède, dit-on, de fortnobles domaines. Dans la maison de Bourbon, nous n’aimons pas lesAnglais.

– Le Courtenay dont je parle est Français,s’empressa de dire Fortune.

La vieille comtesse le couvrit d’un regardsérieux et dit :

– Voilà malheureusement, jeune homme, levéritable état de la question ; or, comme à l’impossible nuln’est tenu, et que le genre particulier de folie dont Mlle deBourbon est affectée ne semble point pronostiquer une vocationparticulière pour le célibat, nous vous demandons le temps deréfléchir. Courtenay, à tout prendre, est peut-être ce qu’il y a demoins sujet à caution parmi la noblesse européenne.

Fortune se frotta les mains.

– Pour réfléchir, bonne dame, demanda-t-il,vous faudra-t-il plus d’une demi-heure ?

Une réponse foudroyante était sur les lèvresde la comtesse, mais notre cavalier la prévint.

– C’est que, dit-il d’un ton insinuant, noussommes un peu chez vous dans le pays des fées ; les muraillesn’y sont pas de verre, mais on passe au travers comme si ellesétaient en papier.

– Ce que la petite Muguette m’a raconté,murmura la comtesse avec étonnement, a-t-il donc quelquefondement ?

– Votre logis, répondit Fortune, le logisvoisin et toute cette partie de la cour de Guéménée sont lapropriété d’un coquin nommé Chizac, qui appartient corps et âme àM. le duc de Richelieu.

– En quel temps vivons-nous ! balbutia ladouairière.

– Par suite de quoi, continua Fortune, si, aulieu de réfléchir une demi-heure, vous vouliez bien vous déterminerincontinent, on pourrait fiancer le prince et la princesse… et,vive Dieu ! si M. le duc nous arrivait par un trou delambris, par la porte ou par la cheminée, il trouverait à quiparler.

La vieille dame changea de posture dans sonfauteuil, baissa les yeux et eut une petite toute sèche.

– Est-ce que M. de Courtenay connaîtl’état de santé de Mlle de Bourbon ? demanda-t-elle.

– Certes, certes, répondit Fortune, je l’aimis au courant de tout.

– Il y consentirait nonobstant ?

– Il est amoureux comme Roland etchevaleresque comme Amadis !

La vieille dame garda un instant lesilence.

– Eh bien ! fit-elle ensuite, lagénérosité de M. de Courtenay me touche, elle me touchebeaucoup ! Je ne me refuse pas à le voir, et comme l’urgenceest grande, à cause des menées de ce Chizac, je consens à recevoirM. de Courtenay aujourd’hui dans l’après-midi.

– C’est que je serai loin à cette heure-là,objecta Fortune ; vous ne pouvez pas vous faire une idée desmille et une besognes que je dois accomplir aujourd’hui. Si vousvouliez voir le prince tout de suite ?

– À cette heure, jeune homme ! se récriala douairière, il ne fait jour chez aucune personne de qualité etle prince lui-même ne consentirait pas…

– C’est tout le contraire, corbac ! Ditesseulement un mot, et il paraîtra.

– M. de Courtenay est-il donc siprès d’ici ? demanda la vieille dame étonnée.

Fortune ne répondit que par un signe de têtesouriant.

Le mouchoir brodé de la comtesse se reprit àjouer le rôle d’éventail, tandis qu’elle murmurait :

– M. le prince serait-il dans mamaison ?

Fortune se leva et gagna la porte qu’ilouvrit.

– Marton, ma fille, dit-il, venez ça qu’onvous présente à votre nouvelle maîtresse.

Marton passa le seuil aussitôt.

Si habile que fût Mme La Pistole en faitde déguisement, la comtesse de Bourbon, qui était une femme degrande expérience, et dont les soupçons étaient éveillés,d’ailleurs, par les dernières paroles du cavalier Fortune, n’eutpas besoin de plus d’un coup d’œil pour reconnaître le sexe deMarton.

Il eût été difficile de définir en ce momentl’expression de sa physionomie.

Quelque chose souriait derrière la sécheressede ses traits.

C’est qu’elle songeait, irritée, maisémue :

– Le scélérat portait des habits de femmequand il s’introduisit au château de mon père !

Le scélérat, c’était l’autre duc de Richelieu,celui qui se cachait jadis pour embrasser Fortune enfant dans lescorridors.

Notre cavalier prît la main de Marton etl’amena jusqu’à la comtesse.

– Madame, dit-il rondement, chacun fait, cequ’il peut, et il fallait un garde du corps à Mlle Aldée deBourbon. Le danger qui la menace est prochain et terrible, ledéguisement de M. le prince de Courtenay ici présent n’est pasun moyen de comédie, mais un gage de salut. Tout sera pour le mieuxsi vous faites que ce soit un fiancé qui veille sur sa fiancée.

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