Le Cavalier Fortune

Chapitre 29Où le cavalier Fortune retrouve son ami La Pistole.

Fortune mangea son souper de meilleur appétitencore qu’il avait mangé son dîner.

Il se sentait le cœur léger comme s’il avaiteu déjà ville gagnée.

Après son souper et comme la nuit allaittomber, Fortune écouta pendant quelque temps le bruit du travailsouterrain accompli par Courtenay.

Il s’assoupissait tout doucement et déjà sesidées se perdaient, lorsque trois coups frappés à la cloison lemirent sur ses pieds en sursaut.

La voix du chevalier passa à travers lesplanches.

– Je ne peux pas continuer mon travail,dit-elle, parce qu’on marche dans la galerie de l’Est, mais il n’ya plus que la dalle à desceller et il se peut que nous partionscette nuit même.

– Je vais me tenir prêt, dit Fortune,bravo !

– Faites un somme plutôt ; si tout vabien, je vous éveillerai.

Ce ne fut pas de son plein gré que Fortuneprofita de la permission.

Il attendit une heure, puis deux heures, sepromenant de long en large pour écarter le sommeil ; maisenfin, las de tourner dans sa cage comme une bête fauve, il s’assitsur son grabat, écarquillant les yeux et se disant : « Jesuis bien sûr de ne pas m’endormir ! »

Il se dit cela une douzaine de fois pour lemoins, et la dernière fois ce fut en songe qu’il se le dit.

Nous savons qu’il dormait ferme quand il s’ymettait et qu’il avait abondance de songes.

Cette nuit, dans son sommeil, il entendittoute sorte de bruits qui se mêlèrent à ses rêves comme c’est lacoutume.

Fortune rêvait justement que son ami lechevalier venait de l’appeler et lui jetait par-dessus la cloisonles deux poignards dont l’un avait atteint son bras.

Toujours en songe, il se mit bravement àl’ouvrage et piqua les poignards dans les madriers pour escaladerla cloison.

Quand il s’éveilla le lendemain matin, il futtrès étonné de se retrouver couché sur son grabat, dans sa celluleoù le grand jour entrait à flots.

Il se leva et s’approcha de la cloison àlaquelle il frappa.

Personne ne répondit.

Seulement, il crut entendre un gros soupir etcomme un gémissement.

– Chevalier, demanda-t-il avec précaution,est-ce que vous êtes malade ? que diable avez-vous à gémircomme cela ?

Voici ce qui lui fut répondu :

– Je ne suis pas chevalier, mais je suis bienmalade. C’est ma femme qui est la cause de tout. Chaque fois qu’ilm’arrive malheur, je reconnais sa main perfide. Elle a le bras longet quelque gros bonnet de la pouce peut bien avoir pris un capricepour elle : elle aura su que j’étais de retour à Paris et ellea essayé de faire la fin de moi.

– Corbac ! gronda Fortune qui avaitécouté cette jérémiade jusqu’au bout, où m’a-t-on mis mon petitBourbon ? Si j’étais bien sûr d’être éveillé, je jurerais quec’est la voix de ce benêt de La Pistole !

Le plus simple aurait été assurémentd’interroger à travers la cloison, mais Fortune venait d’entendrele pas lourd de maître Lombat cheminant dans le corridor, etpresque aussitôt la serrure de la cellule voisine grinça.

– Eh bien ! mon garçon, dit le bonguichetier en entrant, commencez-vous à vous habituer à votrelogis ? Je vous ai choisi une cellule toute chaude, car vousêtes arrivé avant une heure du matin et votre prédécesseur étaitparti après minuit ; un joli seigneur, celui-là, et quim’avait envoyé hier chez une jeune demoiselle plus aimable que lesamours, quoiqu’elle ait le teint trop pâle, les yeux fatigués etque je n’aie pas pu lui arracher une parole !

– Pauvre Aldée ! pensa Fortune, voilàbien son portrait ! Si par chance il avait aperçu ma petiteMuguette, il en dirait un mot, puisqu’il est amateur.

Le prisonnier à qui s’adressait maître Lombat,ne répondit point, mais on pouvait entendre ses soupirs à fendrel’âme.

– Eh bien ! eh bien ! reprit leguichetier, il faut pourtant vous faire une raison, vous ne serezpas pendus tous les deux pour le même meurtre, à moins qu’il nesoit prouvé que vous l’avez commis de compagnie.

Fortune écoutait de toutes ses oreilles.

Le prisonnier murmura d’un tondolent :

– C’est ma femme ! je vous dis que c’estma femme !

– Eh bien, mon camarade, reprit encore Lombat,si c’est votre femme, on peut dire que l’estocade était biendonnée, car le pauvre Guillaume Badin est mort sur le coup.

– Et qui pourrait croire des chosessemblables, ajouta-t-il en déposant son assiette sur lecarreau ; j’ai été vous voir bien souvent à la foireSaint-Laurent tous les deux, votre femme et vous. Vous faisiezl’Arlequin à ravir et votre sémillante compagne n’avait pas sapareille pour les Colombines. Vous souvenez-vous de cette petitemouche qu’elle se campait toujours sous l’œil droit.

La poitrine du prisonnier rendit un véritablegémissement.

– La figure d’un ange ! balbutia-t-il,l’âme d’un démon !

– Oh ! d’un ange, d’un ange, répéta leguichetier, entendons-nous ! Elle vous avait un air fripon àtout casser dans l’intérieur d’un ménage, et la dernière fois quej’ai conduit dame Lombat à la foire, elle me disait enrevenant : « Ah ! maître Lombat, maîtreLombat ! il vous faudrait une coquine de ce numéro pour vousmettre à la raison »… C’est un écu par jour, monsieur LaPistole, pour la miche tendre, la viande et le vin.

– Remportez la miche tendre, le vin et laviande, répliqua La Pistole d’un accent tragique ; je n’ai pasbesoin de tout cela. Mon dessein est de me laisser mourird’inanition.

Le guichetier se prit à rire et Fortune devinaqu’il haussait les épaules en répondant :

– Bon, bon, monsieur La Pistole, nousconnaissons ces beaux projets. Mon habitude est de faire crédit lepremier jour ; je reviendrai ce soir. À l’avantage !

La grosse clé joua dans la serrure, et Lombatredescendit le corridor pour faire le tour de ses pratiques.

– Dieux immortels ! déclama La Pistolesur un mode noble et pathétique, ne serez-vous jamais las de mepersécuter ?

– Le fait est, pensa Fortune, que voilà unedrôle d’histoire. Est-ce que ce serait lui qui… ? Paspossible ! Et pourtant il m’avait dit en me quittant :« J’irai jouer dans la rue Quincampoix… » Mais de partous les diables ! qu’a-t-on fait de mon chevalier ?

La clé de Lombat attaqua la serrure et ilentra d’un air rogue.

– Il y a quelqu’un ici près, dit-il, qui neveut pas de mes fournitures : quelqu’un que vous connaissezbien, car il paraît que vous étiez deux pour mettre à mal le pauvreGuillaume.

– Moi, je ne dédaignerai pas votre prébende,maître Lombat, répondit Fortune, car j’ai un appétit d’enfer.

– C’est le cas de se brosser le ventre,répliqua le guichetier rudement, quand on ne possède pas seulementune paire d’écus pour contenter son monde. Je vous ai nourri hier,et je vous ai donné de quoi écrire.

– J’ai gâté mon papier… commença Fortune.

– À d’autres ! je suis sûr que vousn’avez pas dans Paris un seul chrétien à qui emprunter une couplede pistoles. Au moins, M. le chevalier de Courtenay avaitcette pauvre belle demoiselle qui ne répondait pas à ses lettres,mais qui lui faisait tenir quelque argent, en recommandant bien dene pas la trahir.

– Et qu’est-il devenu, monsieur lechevalier ? demanda Fortune vivement.

– Ah ! ah ! fit le guichetier, cequ’il est devenu ! Disputez-vous avec les hommes tant que vousvoudrez, mais ne mécontentez jamais les dames ni M. le duc deRichelieu qui vaut, à lui tout seul, un demi-cent de cotillons. LeCourtenay est de bonne maison, oui, mais c’est pauvre comme Job, etil paraît qu’il avait contre lui trois bonnes lames : madamede Parabère, mademoiselle de Charolais et mademoiselle de Valois.Il est venu, cette nuit, une lettre de cachet, pressée,morbleu ! on eût dit que le feu était au Châtelet !Monsieur le geôlier s’est levé à plus de minuit qu’il était, on apris le pauvre jeune homme, on l’a planté dans un fourgon attelé enposte, et fouette cocher pour le château de Blaye, pour le châteaude Pignerol ou pour la forteresse du Mont-Saint-Michel !Requiescat in pace !

– Comment ! s’écria Fortune, vouscroyez ?…

Je ne crois rien, repartit Lombat, et cela neme regarde pas. Voici une cruche d’eau et du pain noir. Àl’avantage Fortune ne fit point trop d’efforts pour le retenir. Ilsavait où prendre son déjeuner …

Quand maître Lombat eut retiré la clé de ladernière serrure et que son pas pesant eut cessé de se faireentendre, Fortune se mit sur ses pieds.

– Holà ! fit-il avec précaution, moncamarade La Pistole !

Il n’eut point de réponse, parce que LaPistole se disait :

– Je crois bien reconnaître cette voix-là,mais c’est peut-être un piège de ma femme.

Fortune, du reste, n’appela pas deuxfois : il avait hâte de tenter l’épreuve de l’escalade.

Il prit les deux couteaux de Leurs AltessesRoyales et se mit tout de suite en besogne, comme ces preux del’ancien temps qui montaient à l’assaut des forteresses en fichantleurs dagues entre les pierres.

Ces deux bijoux de poignards avaient unetrempe excellente ; ils perçaient le bois comme un couteauentre dans le fromage ; au bout de cinq minutes, Fortune étaità cheval sur la cloison.

Il vit une cellule toute pareille à lasienne.

Le pauvre La Pistole était couché à platventre sur le grabat, et l’assiette apportée par le guichetierlaissait sourdre encore un mince filet de fumée.

Mais il y avait autre chose qui tenaitdavantage encore au cœur de Fortune ; son regard fit le tourde la cellule cherchant à terre, du côté de la muraille, une tracequelconque qui lui indiquât l’entrée du boyau pratiqué parCourtenay.

Il ne vit rien ; tous les carreauxavaient la même physionomie.

– La Pistole ! dit-il encore.

Le malheureux Arlequin ne répondit que par uneplainte sourde où l’on pouvait distinguer ces mots :

– Ah ! scélérate, après ma mort, jereviendrai te tirer par les pieds !

Fortune joua des poignards.

Quand sa main se posa sur l’épaule de LaPistole, celui-ci poussa un grand cri et fit un saut de carpe.

Ma femme !… commença-t-il.

Puis, s’arrêtant stupéfait, mais non pointrassuré, il ajouta :

– Le cavalier Fortune ! est-ce que vousallez me traiter comme vous avez fait de maître GuillaumeBadin ?

– La mule du pape ! s’écria notrecavalier qui le regarda d’un air mauvais, on dit que la besogne aété faite par toi ou par moi, garçon : comme il est bien sûrque ce n’est pas moi, serait-ce toi, par hasard ?

Sans y penser, il avait gardé à la main lesdeux couteaux catalans.

La Pistole tremblait de tous sesmembres ; pourtant, il dit :

– Je ne tiens plus à la vie ; allez,dépêchez-moi d’un seul coup.

Fortune mit ses couteaux dans sa poche et luiprit les deux mains pour le considérer mieux.

– Du diable si ce bonhomme a l’air d’unassassin ! pensa-t-il tout haut.

La Pistole se disait de son côté :

– Il a pourtant une bonne figure !

– Voyons, reprit notre cavalier d’un ton demagistrat instructeur, en me quittant avant-hier tu as été jouerrue Quincampoix : tâche de répondre avec franchise.

– J’ai été jouer rue Quincampoix, répondit LaPistole, au cabaret de l’Épée-de-Bois.

– Et là, continua Fortune sévèrement, tu asperdu tes 15 000 livres comme un innocent que tu es ?

– Mais du tout ! s’écria La Pistole, jesuis un innocent pour ce qui regarde maître Guillaume Badin, maisau jeu personne ne peut m’accuser d’être un manchot. Entre deuxheures de l’après-midi et deux heures du matin, j’ai triplé monpetit avoir pour le moins.

L’ancien Arlequin commençait à se retrouverlui-même et l’idée de son gain lui rendait quelque verdeur.

– Alors, dit Fortune, si tu avais les pochespleines, c’est donc que tu étais ivre pour avoir fait ce méchantcoup !

Les poings de La Pistole se crispèrent.

– Nous avons déjà été sur le point d’endécoudre, fit-il résolument ; je ne suis pas un bravache commevous, maître Fortune, mais je deviens un lion quand on m’échauffeles oreilles et que je ne peux pas reculer. Êtes-vous payé par mafemme ? dites-le tout de suite et prêtez-moi un de voseustaches, nous allons mener la chose rondement !

Fortune lui caressa le menton d’un geste toutpaternel.

– Par la morbleu ! fit-il, quand je vousdisais que ce nigaud était un bon petit compagnon.

« Tiens-toi en paix, mon camarade,reprit-il, je suis fixé, tu n’es pas coupable.

La Pistole baissa les yeux ; sessourcils. étaient froncés.

– Si vous êtes fixé sur moi, prononça-t-iltout bas, moi je ne suis pas fixé sur vous.

– Quant à cela, répliqua Fortune paisiblement,c’est la moindre des choses, et tu comprends bien qu’un homme de masorte ne prendra point la peine de se disculper vis-à-vis de toi.Nous avons d’ailleurs autre chose à faire.

Tout en parlant, il s’était installéconvenablement sur le lit, tenant l’assiette découverte entre sesgenoux.

– Encore de l’oie ! murmura-t-il.

Il rompit le pain tendre et se mit à manger detout son cœur.

La Pistole le regardait faire avecmélancolie.

– Je ne t’offre pas de partager, repritFortune, parce que je n’ai aucun droit sur toi et que tu asmanifesté l’intention de te laisser mourir de faim.

Il y avait des larmes dans les yeux de LaPistole qui se tordait les mains en murmurant :

– Ah ! la coquine ! lacoquine !

– Là ! s’écria Fortune, j’ai déjeuné debon appétit. Ton histoire n’est pas des plus récréatives, maisquand je mange, cela me fait plaisir d’entendre radoter quoi que cesoit.

« Maintenant nous allons travailler ànotre délivrance… y es-tu ?

La Pistole secoua la tête tristement.

– Cavalier Fortune, dit-il, vous pouvez fairetout ce que vous voudrez ; vous avez confiance en votreétoile, tant mieux pour vous. Moi, je suis certain, au contraire,d’être né sous un astre défavorable. Si je parvenais à quittercette prison, je trouverais ma femme en dehors des murs avec unecorde qu’elle me passerait au cou pour m’étrangler.

Pendant qu’il parlait, Fortune s’était mis àgenoux sur le carreau de la cellule, du côté qui confinait aumur.

Arès avoir tâtonné pendant une minute ou deuxil sentit une tuile qui basculait sous la pression de sesdoigts ; il retira cette tuile, puis trois autres, ce quiforma un carré béant qui pouvait aisément donner passage à unhomme.

La Pistole le regardait faire avecdécouragement.

– La coquine ! se disait-il, quand on memettra la corde au cou, je demanderai la permission de faire undiscours au populaire et je l’accuserai d’être une hérétique, unesorcière, une empoisonneuse. Je la ferai brûler vive, s’il sepeut.

Fortune avait déjà disparu dans le trou.

Dès les premiers pas, il comprit à ses risqueset périls comment le chevalier Courtenay avait pu faire disparaîtreles terres déblayées ; il fut, en effet, sur le point detomber dans une crevasse ouverte à sa gauche et d’où sortait un airchargé d’humidité.

Ce devaient être les caves de l’antiqueforteresse, et le chevalier avait dû incliner sa tranchée vers lesud pour les éviter.

La tranchée était longue d’environ dixpas.

Elle était dirigée à fleur de sol.

Certes on ne s’y promenait point à l’aise,mais un homme jeune et leste comme l’était notre cavalier, ypouvait remuer avec assez de facilité.

La nuit était noire là-dedans comme au centrede la terre.

Quand Fortune eut atteint l’extrémité duboyau, il put entendre distinctement un grand bruit de pas et mêmedes voix qui causaient activement.

Le corridor de l’Est servait un peu de salledes pas perdus au Châtelet.

La dernière toise du boyau allait en serelevant et aboutissait à une dalle dont l’épaisseur seule séparaitFortune des promeneurs.

La première voix qu’il reconnut fut celle dubailli-suppléant Loiseau, et ce digne magistrat disait :

– Je l’ai réduit au silence avec cette simplequestion Pourquoi n’avez-vous pas couché à votre auberge ?

– Deux millions ! chantait le greffierThirou, il a gagné deux millions ce matin à la baisse après avoirgagné hier quatre millions à la hausse ; c’est uncolosse !

Loiseau qui revenait sur ses pas,dit :

– Il m’a fait manger ma soupe froide, mais ilsera pendu, parce qu’on couche à son auberge quand on n’a point dedesseins criminels. Qu’il réponde à cela ! Je l’endéfie !

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