Le Cavalier Fortune

Chapitre 22Où Chizac-le-Riche témoigne en faveur de Fortune.

 

– Nous allons, reprit Loiseau timidement etcomme s’il eût demandé conseil à Chizac-le-Riche, procéder àl’enquête.

Chizac approuva du bonnet.

Le greffier Thirou vida ses poches, où il yavait tout ce qu’il faut pour écrire, et s’agenouilla près dubillot.

– L’examen des lieux, reprit Loiseau enélevant la voix, ne nous prendra pas beaucoup de temps. L’évidencedu calme saute aux yeux, et nous avons seulement à constaterl’identité de la victime. Monsieur le commissaire, ceci rentre dansvos fonctions.

Touchenot avait déjà fait signe à ses hommes,qui s’approchèrent du cadavre et le relevèrent.

Guillaume Badin avait dû tomber de son hautsur le visage, car ses traits étaient excoriés et meurtris.

Touchenot s’était penché sur lui etl’examinait froidement.

La figure a été endommagée seulement par lachute, dit-il, je ne vois pas d’autres traces de violences.

Le sieur Loiseau, qui s’était retourné versChizac, lui dit tout bas :

– Hier soir, j’ai soupé avecM. l’intendant de Bechameil, entre hommes, bien entendu ;j’ai une vie sage et réglée. Tout le monde était à la hausse, à lahausse des pieds à la tête ! Mais j’ai ouï parler ce matind’un complot, les princes légitimes se remuent, et M. lerégent soupçonne, dit-on, l’ambassadeur d’Espagne. Vous êtes aufait de tout cela ? Est-ce de la baisse ?

Chizac lui imposa silence du geste. Il étaittrès calme ; mais son tic allait et ses yeux ne se tournaientpas du côté du cadavre.

L’inspecteur Bertrand, au contraire, regardaitle corps de loin, d’un air indifférent et nigaud.

– Les habits sont intacts, poursuivaitTouchenot, sans les souillures résultant de la chute et le trou paroù l’épée a passé pour atteindre le cœur.

Tout en parlant, il avait déboutonné lasoubreveste de Guillaume Badin et ouvert sa chemise.

Le greffier écrivait.

Il y avait en effet au pourpoint, à lasoubreveste et à la chemise un trou presque imperceptible,correspondant à une blessure de même dimension qui n’avait pointsaigné et qui laissait une trace violâtre au côté gauche de lapoitrine, juste à la place du cœur.

Ces énonciations furent dictées à haute voixpar le commissaire.

Chizac disait :

– Je connaissais ce malheureux homme ; ilétait mon locataire et presque mon ami, car on s’attache aux gens àqui l’on fait du bien. Hier soir, je l’ai quitté joyeux et bienportant : personne ne s’étonnera de l’émotion que j’éprouve enle revoyant mort.

– Quel cœur ! murmura Thirou, qui lâchasa plume pour s’essuyer un œil. Comme il gagne à êtreconnu !

Ce drôle de corps, l’inspecteur Bertrand, segrattait le menton d’un air pacifique.

– L’homme, demanda brusquement Loiseau, quivenait de consulter sa montre, quels sont vos noms etqualités ?

Il s’adressait à Fortune, lequel semblaitn’avoir point conscience de ce qui se passait autour de lui.

– Je souffre de l’estomac quand je dérange mesheures, reprit le bailli suppléant avec une certaine énergie.Réveillez-moi ce garçon, et qu’il réponde en deux temps !

La main brutale d’un exempt heurta l’épaule deFortune.

On lui répéta la question, et ilrépondit :

– Je m’appelle Raymond.

– Raymond qui ? interrogea encoreLoiseau.

Raymond tout court, et l’on m’appelaitFortune, parce que jusqu’à ce jour j’avais eu du bonheur.

Touchenot, qui avait abandonné le corps,revint vers Chizac et lui dit avec un sourire aimable :

– C’est aussi par trop naïf de s’endormir dansle lieu même où l’on a fait le coup. Les nouvelles actionsfont-elles prime ?

– Ce pauvre Guillaume Badin laisse une fillerépliqua Chizac d’un ton pénétré.

– Une gaillarde ! murmura le commissaireen ricanant.

– Avouez-vous le crime dont vous êtesaccusé ? demandait en ce moment Loiseau.

– Je n’ai pas commis de crime, répliquaFortune avec force ; celui qui est mort avait été bon pourmoi.

– J’en suis témoin, prononça tout bas Chizac.Guillaume Badin était le meilleur des hommes.

– Et pourquoi êtes-vous entré ici ?interrogeait toujours Loiseau.

– J’avais bu, répondit Fortune, du vin et desliqueurs en grande quantité.

– Voilà où mène l’ivrognerie ! fitobserver Thirou, dont le nez avait quelques rubis.

– Aviez-vous joué ? demanda le juge.

– Oui, répliqua Fortune, qui ajouta delui-même : Et j’avais tout perdu.

– Il s’enferre, dit Touchenot. Pas fort, cegarçon-là.

Le visage débonnaire de l’inspecteur Bertrand,qui s’était animé un instant, venait de reprendre son somnolentaspect.

– Votre réponse, reprit Loiseau, ne nous ditpas pourquoi vous êtes entré ici. C’est le point capital.

– J’étais à la belle étoile et j’ai trouvé uneporte entrouverte.

– Comment n’avez-vous pas plutôt regagné votreauberge ?

– Je n’ai pas d’auberge.

– Alors vous êtes sans feu ni lieu ?

– Quand je suis entré au cabaret desTrois-Singes, j’avais quinze mille livres dans ma poche.

D’où vous venait cet argent ? demandavivement Loiseau.

Fortune garda le silence.

– Il s’enferre ! grommela pour la secondefois Touchenot.

– M’est-il permis de faire uneobservation ? dit en ce moment Chizac-le-Riche.

La voix de celui-ci avait le privilège deramener l’attention de l’inspecteur Bertrand, qui ôta les mains deses poches et se prit à tourner ses pouces.

– Vous avez toujours le droit de parler,Monsieur mon ami, dit Loiseau avec emphase. Nous nous ferons unplaisir de vous écouter.

Chizac reprit :

– On a omis d’adresser à ce jeune hommecertaines questions nécessaires. Quelle est sa famille ?Quelle est sa profession ? D’où vient-il ?

– C’est juste, dit Loiseau, mais nous yserions venus.

Et Thirou ajouta du fond de sonadmiration :

– Quel juge il aurait fait ! Il estpropre à tout.

Aux trois questions nouvelles posées parLoiseau, Fortune répondit :

– Je suis soldat ; je ne me connais pasde famille, et j’étais arrivé d’Espagne hier, dans la journée.

– A-t-il au moins quelque répondant ?suggéra Chizac, comme s’il n’eût point voulu interroger lui-même,des relations ? une attache quelconque ?

– Je ne connais, répliqua Fortune, que troispersonnes à Paris, à l’exception d’une pauvre noble famille dont jene veux point dire ici le nom. Ces trois personnes sont l’anciencomédien La Pistole, neveu du sieur Chizac, ici présent…

La figure du millionnaire restaimpassible ; sauf les gambades de son tic, qui allaientmaintenant de la bouche jusqu’aux yeux.

Bertrand, l’inspecteur, avait autour de sesgrosses lèvres un sourire atone.

Fortune poursuivait :

– En second lieu, Mlle Delaunay, dame de laduchesse du Maine, et enfin Thérèse Badin, la fille de celui quiest là.

Il y eut un silence. Le bailli Loiseauconsulta de nouveau sa montre.

– Les faits sont clairs comme le jour, dit-il,l’évidence saute aux yeux. Il y a une question qui dominetout : pourquoi est-il entré ici plutôt que d’aller à sonauberge ? Un homme est mort d’un coup d’épée, on a trouvé surle lit de cet homme un étranger porteur d’une épée.

– La voici, dit en ce moment l’inspecteurBertrand, qui avait quitté sa place contre la muraille et quitenait l’épée de Fortune dans son fourreau.

Fortune ne se tourna même pas vers l’homme quiportait cet accablant témoignage. Il murmura entre sesdents :

– J’ai été heureux pendant un bon bout detemps ; il paraît que mon étoile se lasse. Si on a l’idée deme pendre, je n’y puis rien, seulement, je suis innocent, je lejure.

– Quand on est innocent, dit Loiseaupéremptoirement, on rentre coucher à son auberge.

En même temps il voulut prendre des mains del’inspecteur Bertrand l’épée qui pouvait servir à quelque mouvementoratoire, mais l’inspecteur la retint et fit sauter la lame hors dufourreau.

– Voici le fer, s’écria Loiseau pour ne pasperdre son mouvement oratoire, le fer qui s’est baigné dans le sangde cet infortuné !

L’inspecteur Bertrand lui coupa la parole enmettant sous son nez tout près de ses yeux myopes, la lamebrillante qui gardait le poli intact des choses neuves.

– Elle a été essuyée avec soin, dit le baillisuppléant.

Touchenot secoua la tête. Ce fut Chizac quidéclara, après avoir examiné l’arme :

– Ceci n’a jamais servi.

Bertrand lui adressa un petit signe de têteapprobateur et au moment où leurs yeux se rencontraient, le tic deChizac dansa une véritable sarabande.

Je ne suis pas un homme d’épée, dit Loiseaudont l’impatience grandissait, je vis honnêtement et j’ai mesheures réglées. Ce n’est pas l’épée qu’on soupçonne, c’est cetaventurier. La plus simple prudence ordonne de le placer sous lesverrous. S’il y a doute, nous avons la question ordinaire, cela luiapprendra à coucher hors de son auberge. Ne perdez pas de vuel’auberge.

Pendant qu’il parlait, l’inspecteur s’étaitapproché de Fortune et avait retourné ses poches avec une prestesseextraordinaire.

Il ne dit rien, mais son regard, qui peignaitl’insouciance la plus absolue, se dirigea vers Chizac-le-Riche.

Celui-ci murmura aussitôt :

– Il n’y a point d’auberge pour ceux qui n’ontni sous ni maille.

Loiseau perdit toute mesure.

– Je connais des gens qui mangent volontiersune soupe réchauffée, dit-il avec une véritable colère, moi celam’incommode ! Voilà comment on entrave une instruction. J’aima méthode, je me moque de l’épée comme d’un grain de sel ;quant aux poches vides, la belle malice ! Si ce gaillard-làavait de l’argent plein ses poches, il serait moins suspect d’avoirassassiné Guillaume Badin pour le dépouiller ensuite. En prisond’abord, et ensuite la question, voilà la marcherationnelle !

Touchenot le commissaire n’était pas éloignéde partager cet avis.

Thirou le greffier n’avait jamais d’opinion.Cela faisait partie de son emploi.

L’inspecteur Bertrand remit l’épée aufourreau, croisa ses mains derrière son dos et regagna sa place,dans son coin contre la muraille.

Il régnait parmi les bases fonctionnaires dela justice et de la police une émotion sourde comme si on leur eûtdonné une charade à deviner.

L’épée vierge. Les poches vides !

Ils ne comprenaient pas.

Au-dehors, la voix de la foules’enflait : il y avait des rires et des huées : celaressemblait un peu au tapage qui emplit une salle de spectaclequand l’entracte se prolonge outre mesure.

Ils ont raison, que diantre ! Ils ontraison de s’impatienter, murmura Loiseau, nous gaspillons ici un…temps précieux. Voyons ! Il faut en finir ! L’homme estassassiné, personne ne le nie : il y a un assassin, c’estmanifeste. Eh bien ! je dis qu’on n’a pas répondu à cetargument qui peut paraître subtil, mais qui est le fond même de lacause : pourquoi ce vagabond est-il entré ici justement, aulieu d’aller coucher à son auberge ! J’ordonne enconséquence…

Il fut interrompu par Chizac quidit :

– Maître Bertrand, l’inspecteur passe pour unhomme très habile.

Tout le monde, excepté Bertrand lui-même,regarda curieusement Chizac.

Il s’était installé de nouveau dans sonfauteuil et avait repris toute son importance.

– L’opinion dudit sieur Bertrand, reprit-il, afait sur moi une certaine impression. Il y a l’épée qui évidemmentn’a jamais touché le sang d’un homme, et il y a le dénuement absolude ce malheureux. Guillaume Badin avait, hier soir, une sommeconsidérable dont je ne puis préciser le chiffre, plus son gain dela journée dont le montant est à ma connaissance : il avaitemporté des Trois-Singes plus de cent mille écus en argent et envaleurs.

– Plus de cent mille écus ! répétal’assistance.

– Monsieur mon ami, supplia Loiseau d’unaccent découragé, où voulez-vous en venir ? Ce sont là chosesà dire quand la cause viendra au Bailliage ou au Présidial. Je suisattendu chez moi pour mon potage et par ma femme, qui s’inquiètesans doute…

– La femme, dit Thirou à Touchenot ;quant au potage, il refroidit. Ce Chizac présiderait au Parlement,savez-vous !

Chizac glissa une œillade vers l’inspecteurqui regardait au plafond, et reprit :

– Personne ici, je le pense, n’a desoccupations plus importantes que les miennes.

– Ah ! je crois bien, firent ensemble, lecommissaire et le greffier. Chacune de ses heures vaut letraitement d’un conseiller.

La tête de Loiseau tomba sur sa poitrine enjetant à Fortune un rancuneux regard.

– Coquin, tu me paieras ma soupe !

– Si j’ai pris la peine de venir, poursuivaitcependant Chizac, c’est que j’ai cru être utile au bien de lajustice. Il y a ici un problème à la solution duquel mon témoignagepeut aider. Je prie Monsieur le greffier de noter avec soin mesparoles : je diviserai ma déposition en deux parties. Hier,cet homme a joué au cabaret des Trois-Singes ; il avait del’argent et quand je me suis retiré, il était en train de perdre.En ce moment Guillaume Badin était déjà rentré chez lui. J’ai dûpasser devant sa porte pour gagner mon logis, mais je n’ai pointremarqué s’il l’avait ou non fermée. Je dis ceci, parce qu’aucunetrace d’effraction n’a été constatée.

– Est-ce précis ! est-ce concis !fit le greffier, qui écrivait à perdre haleine.

Loiseau s’était assis sur le pied du lit avecrésignation.

– Voilà tout pour ce qui regarde la soiréed’hier, reprit Chizac. Ce matin, au petit jour, je puis affirmerque la porte de mon protégé et locataire Guillaume Badin étaitentrouverte, car je suis entré chez lui. Et comment aurais-je puentrer, sans cela, puisque la clé se trouvait en dedans ?

Ici, l’inspecteur Bertrand eut une légèrequinte de toux, et le tic de Chizac manœuvra vigoureusement.

Personne ne prit garde à la toux de maîtreBertrand, et, à part les équipées de son tic, jamais la figurebouffie de Chizac-le-Riche n’avait été plus impassible.

Il acheva :

– Les choses étaient exactement comme vous lesavez vues quand vous êtes entrés, sauf un seul fait : ce jeunehomme dormait et ronflait, étendu sur le lit.

– Et bien entendu, murmura Touchenot, l’argentde Guillaume Badin était déjà envolé ?

Chizac ne répondit que par un signe de têteaffirmatif.

– Et que voyez-vous dans tout cela, s’écriaLoiseau en bondissant sur ses pieds, qui puisse empêcher de coffrerce drôle ? « Sunt verba et voces ! » y a-t-ilun mot, un seul mot qui explique pourquoi il n’est pas rentré à sonauberge ? Pour la seconde fois, j’ordonne …

– Un instant ! interrompit encoreChizac ; je désirerais connaître l’avis formel de maîtreBertrand. Vous ne pouvez me refuser cela.

L’inspecteur, ainsi interpellé, répondit d’unair innocent :

– Moi, je suis toujours du même avis queM. le bailli. La prison et la question, voilà la bonnemanière !

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