Le Cavalier Fortune

Chapitre 10Où Fortune remet La Pistole à sa place.

Notre drame n’est pas la conspiration de laCellamare nous disons cela pour rassurer le lecteur.

Mais toutes les conspirations seressemblent.

C’est un commerce où les promesses ne coûtentrien. Si seulement, le quart d’heure de Rabelais amène parfois desmécomptes pénibles.

À la double déclaration faite par Fortune etLa Pistole ; nos gentilshommes bretons devinrent inquiets,comme s’il y avait eu danger d’être pris à caution pour un amiinsolvable.

Au pays d’où ils venaient, les gens tirentgénéralement plus volontiers leur épée que leur bourse.

Mlle Delaunay, qui avait toutes les finesseset connaissait son monde sur le bout du doigt, ne leur laissa pasle temps de marquer trop naïvement un inutile et fâcheux mouvementde retraite.

– Voyez la différence ! dit-elle. À vousles places et les honneurs. Ceux-ci se contentent d’un peud’argent.

Elle quitta les Bretons, rassurés par sonsourire, et vint droit à Fortune.

– Cavalier, dit-elle, vous avez affaire à unebonne maison, et j’espère que vous attendrez bien jusqu’àdemain.

– Dites non ! suggéra La Pistole parderrière. Il faut du comptant.

Fortune regarda les trois Bretons et repartitmalicieusement :

– Ces trois respectables seigneurs nepeuvent-ils se cotiser pour vous tirer d’embarras, belledame ! Nous sommes de simples mercenaires et, pour ma part, jene puis attendre à demain, n’ayant pas même en poche ce qu’il fautpour payer mon souper et ma couchée.

La Pistole, rendu hargneux par ce contretemps,ajouta :

– Sans compter que la maison où est ma coquinede femme ne saurait être une bonne maison.

Cette belle Thérèse Badin écoutait tout celad’un air riant, et le malaise général ne semblait pointl’atteindre.

La sœur d’Apollon, qui voyait compromis lecrédit de la conspiration et la dignité de la cour de Sceaux,tourna vers elle un regard sournois où il y avait deuxnuances : de la prière et de la rancune.

Thérèse reprit dans sa poche ce bijou decarnet que nous avons admiré déjà.

– Laissez, Messieurs, je vous en supplie,dit-elle aux gentilshommes bretons, comme si elle eût feint decroire qu’ils allaient s’exécuter.

Et il y avait dans son accent une raillerie simordante, que les trois braves seigneurs mirent la main au gousseten rougissant jusque derrière les oreilles.

Les sourcils de la Muse étaient froncés.

– Laissez, répéta Thérèse, personne ne doitm’enlever l’honneur et le plaisir de rendre un léger service à MlleDelaunay, qui veut bien admettre à sa familiarité une fille de lapetite bourgeoisie telle que moi. D’ailleurs, je suis en comptedéjà avec S. A. R, madame la duchesse du Maine.

Elle ouvrit son carnet.

– Seulement, ajouta-t-elle, j’ai donné à cesbraves gens des halles, dans la cour, toute ma menue monnaie ;et je n’ai plus ici que des coupons de cinquante mille livres.

Elle en avait, en vérité ; elle en avaitplusieurs qu’elle déplia complaisamment pour laisser voir la sommeénoncée.

Les yeux de Fortune brillèrent, tandis que laphysionomie de la sœur d’Apollon se rembrunissait de plus enplus.

Quant aux trois gentilshommes bretons, ilséchangeaient des regards ébahis et Pontcallec, le «marquisd’Opulence », contemplait avec une sorte de stupeur ce carnetmignon qui renfermait le prix de deux ou trois de ses domaines.

– M’est avis, dit Fortune, que ces messieursauront du moins de quoi faire le change…

– Ma foi de Dieu ! gronda Pontcallec,avant de partir on nous a conseillé de n’avoir jamais plus de cinqécus en poche, la ville de Paris étant pleine de voleurs.

– Attendez ! attendez ! s’écriaThérèse, voici justement un bon de quinze cents louis. Chèredemoiselle, s’il vous plaît de payer votre dette, je me fais unejoie de vous l’offrir.

– J’accepte jusqu’à demain, répondit Delaunayavec sécheresse.

Fortune reçut le bon qui était à vue sur lafinance du roi.

Il l’examina fort attentivement avant deremercier.

La Muse avait tourné le dos et rejoignait déjàses Bretons qui lui dirent tous trois ensemble :

– Cette jeune dame est donc plus riche qu’unereine !

Delaunay haussa les épaules imperceptiblementet murmura ces mots en guise de réponse :

– La rue Quincampoix… le carnaval desécus…

– Cavalier, disait cependant Thérèse,soulevant sa basquine garnie d’émeraudes pour remettre le fameuxcarnet dans sa poche, en sortant de la maison, à droite, voustrouverez la boutique du juif Élëazar. Il vous changera ce papiercontre argent ou or, moyennant un bénéfice de quelques livres.

– Madame, répondit Fortune, qui baissa la voixjusqu’au murmure, un compagnon maçon n’oserait approcher de seslèvres la main d’une divinité telle que vous. Ne vous plairait-ilpoint savoir quelle tournure a le pauvre Fortune quand il porte seshabits de cavalier ?

Leurs regards se croisaient.

Celui de Thérèse était souriant et doux.

– C’est comme si je vous avais déjà vu,répondit-elle en se jouant ; je connais quelqu’un qui vousressemble trait pour trait.

– Qui donc, à la fin ? demanda vivementFortune. La peste ! Voilà bien des fois qu’on me parle de celasans que j’aie pu savoir jamais le nom de ce gentilhomme.

– Il est jeune, il est beau, murmuraThérèse ; je ne sais pas s’il est aussi beau que vous.

Il se redressa et dit, croyant déjà avoirville gagnée :

– Ça, ma déesse, où aurons-nous demain notrerendez-vous ?

– Chez moi, répondit Thérèse sans hésiter, jedemeure en mon hôtel au coin du quai et de la rue des Saints-Pères.Je vous attendrai demain matin, à dix heures. Soyez exact.

– À moins d’être mort ou chargé de chaînes…commença Fortune.

Mais elle l’interrompit d’un geste gracieux etrejoignit le groupe formé par la Muse aux prises avec ses troisBretons. Fortune resta un peu déconcerté par la brusquerie de cecongé.

– Allons, lui dit La Pistole, venez, lesboutiques de Lombards ferment de bonne heure.

Mais tout vrai comédien a besoin du derniermot pour faire sa sortie.

Fortune éleva la voix et dit à la sœurd’Apollon, qui affectait de ne plus le voir :

– Belle dame, je ne veux point attribuer votreméchante humeur à l’obligation où je vous ai mise d’acquitter votredette ; je veux plutôt compléter ma mission en rapportant lespropres paroles du vieil homme de Saint-Jean-Pied-de-Port que vousappeliez monseigneur. Tout à l’heure sur le palier, avant defrapper à cette porte, j’ai entendu messieurs vos amis dénombrerles ressources de la conspiration en Bretagne et, soit dit enpassant, une autre oreille que la mienne aurait pu profiter durenseignement. Je vous conseille de parler moins haut à l’avenir.Voici le message verbal de monseigneur :

« Dans deux mois, cent vaisseaux deguerre espagnols peuvent croiser entre Brest et Lorient. »

Pontcallec, Sourdéac et Goulaine accueillirentcette annonce avec des transports de joie. L’armada, la féeriquearmada ! c’était le rêve de tous les conjurés bretons.

Fortune salua et sortit, précédé par LaPistole qui descendit l’escalier quatre à quatre.

La cour était vide, mais nos deux compagnonsretrouvèrent à la porte de la rue une partie de l’attroupementoccupé à regarder le brillant carrosse de la Badin.

À la vue de Fortune et La Pistole,l’attroupement se dispersa pour se reformer aussitôt qu’ils eurenttourné l’angle de la maison…

– C’est lui ! dit la poissarde, qui mitla main au-devant de ses yeux pour mieux regarder Fortune.

– Et n’a-t-on pas dit, demanda la grained’apothicaire, qu’il s’était blessé en lâchant la corde à nœuds quipendait jusque dans les fossés de la Bastille ?

– Voyez ! s’écrièrent dix voix, voyezcomme il boite !

– L’autre boite aussi, risqua un garçonferronnier.

– C’est son domestique, répliqua laharengère ; si le maître s’est blessé, le valet a bien pufaire de même.

Nos deux compagnons entraient en ce momentdans la boutique du juif Eléazar.

– Les pauvres maçons n’ont pas souvent affairechez le Lombard, fit observer la regrattière des Innocents.

– C’est lui, parbleu ! conclut-on detoutes parts ; il n’y a que lui pour être si joli quecela !

– Pour en revenir à Thérèse Badin, reprit laharengère, elle peut bien payer ses dettes. Voilà ce qui court larue Quincampoix : son père est maintenant le maître desTrois-Singes. Il lui donne tout. Elle a acheté son carrosselundi ; elle a acheté, mardi, son hôtel de la rue desSaints-Pères, et, mercredi, elle a acheté un château je ne saisplus où. Ce vieux fou de Badin a une veine à faire trembler, et quidure et qui dure ! Il joue du matin au soir sur les actions,et du soir au matin il joue aux cartes ou aux dés dans son tripotde la rue des Cinq-Diamants. Ce qu’il y a de triste c’est queChizac-le-Riche perd à mesure que le vieux Badin gagne.

– Pas de danger pour celui-là ! s’écrial’apprenti droguiste ; il pourrait perdre un million par jourpendant trois mois !

– Oh ! je ne le plains pas, répliqua labonne femme. Chizac est un grigou, tandis que la Thérèse feradanser les écus du vieux Badin.

Fortune et La Pistole sortaient de l’échoppedu juif, et l’attention générale se reporta aussitôt sur eux.

– Ah ça ! dit notre cavalier, que diablenous veulent ces braves gens ?

La Pistole protégeait à deux mains la poche oùétaient les louis d’or que le juif venait de compter en échange dubon de caisse.

– Ils vous reluquent, murmura-t-il, comme sivous étiez un miracle !

– Venez là, la mère, appela Fortune en faisantun signe de la main à la poissarde.

Tout le monde s’approcha d’un communmouvement.

La Pistole noua ses mains sur sa poche.

– Voulez-vous m’indiquer, demanda Fortune, lameilleure maison de friperie qui soit aux environs ?

On se regarda dans la foule en clignant del’œil.

– Oui bien, mon compagnon, réponditgaillardement la harengère, on n’est pas assez bête pour donner dumonseigneur à quelqu’un qui veut se faire passer pour un gâcheur deplâtre. Allez rue des Deux-Boules, ici près, chez maître Mathieu,qui fait la livrée de monsieur le régent, et vous sortirez de saboutique luisant comme un marguillier !

Fortune remercia, puis fit un geste. La foules’écarta respectueusement.

– Mon garçon, dit Fortune en regardant de hautLa Pistolet qui marchait auprès de lui ; quand on a matournure, il ne sert à rien de se déguiser. Les gens voient tout desuite à qui ils ont affaire.

– Ce que je voudrais, répondit La Pistole,c’est un bon coffre pour mettre mes quinze mille livres.

Ils entrèrent chez maître Mathieu, où LaPistole choisit un costume de ville un peu fané, mais très voyantet prétentieux, qui ne lui allait point. Fortune, aucontraire ; trouva du premier coup bague à son doigt et fut enun clin d’œil transfiguré de pied en cap.

Les garçons de maître Mathieu commençaient àle lorgner comme tout à l’heure la foule et se disaient entreeux :

– Serait-ce lui, par hasard ?

– Mes enfants, demanda Fortune, en jetant unlarge pourboire sur la table, y a-t-il à votre boutique une autreissue par où puisse sortir décemment un gentilhomme que poursuit lacuriosité publique ?

On lui indiqua une petite porte donnant sur lequai, et il prit ce chemin, toujours suivi par La Pistole.

– Ça, mon brave, lui dit-il, une fois sur lepavé, nous allons nous séparer ici. Que vas-tu faire dansParis ?

– Maintenant que je suis riche, répondit LaPistole, je vais tâcher de m’enrichir. Vous voyez par l’exemple dece Guillaume Badin ce qu’on peut gagner dans la rue Quincampoix. Jeveux faire crever ma femme de dépit par le spectacle de monopulence.

– Tu aimes toujours ta femme, mon pauvregarçon, dit Fortune, et cela fait pitié de voir une créature sifaible ! Moi je rends grâce à Dieu de m’avoir créé robuste decœur autant que de corps ; les femmes sont des degrés surlesquels un galant homme pose le pied, et puis voilà tout.

Ils allaient tous deux dans une de ces petitesrues dont l’inextricable réseau contournait le Grand-Châtelet, enremontant vers l’Hôtel de Ville.

– Il y a une drôle de chose, dit LaPistole : le chien n’avait pas envie de vous mordre, là-bas,dans les terrains ; il ne vous a pas gardé rancune pour votrecoup de pied, qui était pourtant bien détaché ; et moi, quivous ai donné à déjeuner de bon cœur. Je croyais que nous allionsêtre une paire de camarades.

Fortune se retourna pour le toiser de la têteaux pieds. Son regard était plein de bonté.

– Tu as trop d’argent pour être mon valet,répliqua-t-il ; et pour être le compagnon de mes aventures tun’as pas assez galante mine.

La Pistole regarda son pourpoint et seschausses.

– Je suis pour le moins aussi bien couvert quevous, murmura-t-il.

Fortune eut un sourire de pitié.

– Tu sens la foire Saint-Laurent d’une demilieue, mon bon, dit-il. Au théâtre, les femmes sont charmantes etles hommes ridicules, on ne peut pas changer cela. Moi, aucontraire, je suis né grand seigneur, et cela saute aux yeux. CetteDelaunay est une friponne assez avenante, as-tu vu les agaceriesqu’elle me faisait ? As-tu vu les œillades que me lançait lafille à Badin, qui est belle comme les amours ? Je n’auraisqu’à me baisser pour les prendre, et qui sait si je ne produiraipas le même effet sur Mme la duchesse elle-même ?

– De ce côté-là, interrompit La Pistole, quandmême vous le voudriez, je ne pourrais pas vous suivre. Lesconspirations ne sont bonnes à suivre que dans le premiermoment ; celle-là finira mal comme les autres, et d’ailleursje ne voudrais pas être du même parti que ma femme. Ah ! plussouvent !

– Donc, conclut Fortune, souhaitons-nousmutuellement bonne chance, mon ami. Où vas-tu de ce pas ?

– Je vais, répondit La Pistole, montrer mesécus à mon oncle Chizac-le-Riche. Cela lui donnera, j’en suis sûr,l’idée de me faire du bien.

– Moi, dit Fortune, avant d’aller au châteaude Sceaux qui sera bientôt ma demeure, je veux rôder un peu autourde l’Arsenal où Mme du Maine m’offrira sans doute un logisprovisoire.

Ils se donnèrent la main, arrêtés qu’ilsétaient au-delà de l’Hôtel de Ville, dans la rue de laTixeranderie.

Un carrosse passa au trot de quatre beauxchevaux.

Un bouquet lancé par la portière décrivit unecourbe adroitement calculée et vint frapper Fortune en pleinepoitrine.

La Pistole ouvrit de grands yeux.

– Laquelle est-ce ? demanda froidementFortune pendant que le carrosse s’éloignait.

Il songeait à Thérèse et à Delaunay.

– Ce n’est ni l’une ni l’autre, répondit LaPistole, c’est une jolie petite dame qui a au cou des perles pourplus de vingt mille livres.

Fortune ramassa le bouquet et l’examina d’unœil exercé. Il y avait un billet entre les fleurs ; Fortunel’ouvrit et vit ces mots tracés au crayon :

« Cher imprudent, cachez-vous, au nom duciel !

– Autre imbroglio ! s’écriaFortune ; mon étoile travaille comme une folle !

La Pistole et lui s’étaient rangés pour faireplace au carrosse. Tout à coup, Faraud gronda sourdement.

Sur le pas d’une porte, à quelques toisesd’eux, il y avait un homme qui portait un costume de deuil et quiramenait les plis de son manteau sur son visage singulièrementpâle.

En voyant le regard que cet homme attachaitsur Fortune, La Pistole ne put retenir une exclamation defrayeur.

À ce cri, l’homme recula et referma bruyammentla porte. La Pistole aurait juré qu’il avait distingué un couteaudans sa main, demi-cachée sous le revers sombre de sonpourpoint.

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