Le Cavalier Fortune

Chapitre 12Où Fortune et maître Bertrand tiennent conseil.

Fortune et maître Bertrand, après avoir soupéd’excellent appétit, prenaient leur café en tête-à-tête dans uncabinet de travail fort proprement meublé, qui était à l’usageparticulier de l’inspecteur.

Entre eux, le chien Faraud, accroupi, tendaitson museau pensif et semblait écouter la conversation qui nelaissait pas que d’avoir un certain intérêt.

– Il y a des choses qui nous sautent aux yeux,à nous autres, disait maître Bertrand en retournant sa cuiller danssa tasse ; au bout de cinq minutes, je savais que vois étiezentré dans le cellier par hasard… ou plutôt je m’étais mis en têteque c’était Chizac qui vous y avait poussé.

– Vous connaissiez donc bien à fond votreChizac ? demanda Fortune.

– Non, pas beaucoup ; je savais seulementque c’était un assez brave homme, faible et mou de caractère, quiétait parti de rien pour gagner une immense fortune…

Entendons-nous ! interrompit ici maîtreBertrand. Je ne suis pas de ceux qui disent : Aux innocentsles mains pleines ! Neuf fois sur dix, une grande fortuneconquise prouve le talent ou à tout le moins, la vaillance ;mais une fois sur dix le hasard fait des siennes et donne le groslot au premier venu. Alors, il faut se méfier de ce premier venu,parce que tout le monde ne sait pas porter la richesse.

– Vous le croiriez fou ? s’écriaFortune.

– Non pas comme vous le comprenez, réponditl’inspecteur. Si vous lui demandiez un conseil pour tenter lehasard, rue Quincampoix, et qu’il voulût bien le donner, vousseriez sûr de rentrer chez vous les poches pleines. Il fait sesaffaires admirablement, et depuis deux jours que je le suis commeson ombre, il a remué des montagnes pour les entasser entre lui etla justice, qui ne songe guère à l’attaquer. Mais il y a ColetteBesançon…

– Colette Besançon ? répéta Fortune.

Maître Bertrand humait le fond sucré de satasse en amateur.

– Colette Besançon, reprit-il, était uneancienne jolie fille qui demeurait ici près, rue de l’Arbre-Sec, etqui gagnait sa vie à tirer les cartes. Voilà six mois, pour lemoins, que Chizac-le-Riche n’a pas manqué un seul jour de fairevisite à Colette Besançon.

– Les avis sont partagés, dit Fortune avec unecertaine gravité, j’ai connu des personnes respectables quicroyaient à la bonne aventure. Il y a quelque chose au fond de toutcela.

– Certes, certes, répondit l’inspecteur, ettelle sotte créature, comme Colette Besançon, est capable de tuerbien des honnêtes gens en sa vie.

Le regard de Fortune interrogea. MaîtreBertrand lui versa un verre de genièvre hollandais etpoursuivit :

– C’est Colette Besançon qui a passé l’épée deChizac au travers du corps de Guillaume Badin.

– Corbac ! s’écria Fortune, quellevirago !

– Sans sortir de chez elle, reprit maîtreBertrand, et sans seulement lever le doigt. je n’ai jamais tanttravaillé que depuis ma mort, et je puis bien vous dire que jeconnais maintenant l’histoire sur le pouce. Les créatures commeColette Besançon guettent la pensée des niais qui les consultent,et dès qu’elles ont découvert un dada, elles le caressent. Il yavait déjà quatre ou cinq jours que Chizac s’inquiétait d’une veineréellement extraordinaire poursuivie par Guillaume Badin. Lesparvenus de l’espèce de Chizac sont jaloux jusqu’à la maladie, etil se trouvait par malheur que les habitués des Trois-Singes, soitmalice ou sottise, disaient du matin au soir : « MaîtreGuillaume deviendra plus riche que Chizac ! » Le jour quiprécéda cette nuit où vous avez dormi dans le lit du pauvreGuillaume, Chizac s’était fait tirer les cartes pour savoir simaître Badin deviendrait plus riche que lui.

– Et les cartes de la Besançon avaient ditoui ? demanda Fortune.

– Les cartes de la Besançon avaient dit :« Si Chizac ne défend pas ses millions, ils passeront dans lapoche de Guillaume. »

– Ah ! fit notre cavalier, qui écoutaitces choses avec un vif intérêt. Chizac a cru défendre sesmillions ! Et vous êtes un rude gaillard, maîtreBertrand ! Tout ce que vous dites-là doit être vrai commeÉvangile. je les ai vus en face l’un de l’autre au cabaret desTrois-Singes, Chizac-le-Riche et Guillaume Badin. Chaque fois queGuillaume gagnait, le tic du riche démanchait son visage comme. sion lui eût arraché des dents. je vois ce qui en est : il seraentré dans le cellier de Guillaume Badin en sortant du cabaret.

– Non pas, interrompit maître Bertrand ;cet homme-là est mou comme une poire blette et il n’a pas pour sixblancs de méchanceté. Il a fallu l’insomnie, la fièvre, letransport, pour lui mettre l’épée à la main. Il est rentré chez luitout uniment, j’en suis sûr, il a essayé de dormir, et laprédiction de la Colette lui est revenue, montrant ses millions,ses chers millions, qui fuyaient hors de sa caisse comme unruisseau pour couler dans le taudis de Guillaume. Il a suivi sesmillions, entendez-vous, comme un misérable fou qu’il était, etcomme un misérable fou il a tué Guillaume pour défendre sesmillions !

– Un fou se serait laissé prendre, ditFortune.

– Ah ! voilà ! s’écria Bertrand. Jevous dis que j’ai travaillé cette histoire-là comme une bijouterie.Je l’ai brodée, je l’ai fouillée. Chizac-le-Riche s’est éveilléaprès le meurtre ; il a eu horreur et peur, puis il a faitappel à tout ce qu’il y a eu en lui de sang-froid et de couragepour juger sa position.

Il s’est dit : Ma position est bonne, jen’ai qu’à enlever l’argent de Badin et à laisser la porteentrouverte, on accusera les voleurs et personne n’aura la penséequ’un homme tel que moi ait pu commettre une action pareille.C’était sage, il n’y avait rien autre à faire, et s’il s’en étaittenu là, tout était dit. Mais il y a une chose qui perdraéternellement les coupables, c’est le besoin d’éloigner lessoupçons. Après avoir été sage pendant une heure, pendant deuxheures, le besoin d’éloigner les soupçons s’empara de Chizac quifut pris d’une autre fièvre et redevint fou. Impossible de restertranquille ! Vous les tueriez sur place plutôt que de lesempêcher d’amonceler les preuves de leur innocence.

On ne soupçonne pas les gens qui se mettent enavant. Chizac se mit en avant d’autant que la bonne chance luirestait fidèle et qu’un malheureux homme, pris de vin, s’étaitintroduit à l’aveugle dans le cellier où gisait le cadavre. C’étaitlà un coup de partie pour Chizac, mais il avait compté sans unhonnête garçon du nom de Bertrand, qui n’était pas là pour le roide Prusse, et dont le métier est de déchiffrer lesphysionomies.

– Corbleu ! interrompit Fortune, jevivrais cent ans, que je me souviendrais toujours du plaisir quevous m’avez donné en dégainant mon épée pour montrer que la lamen’avait jamais servi !

– Mon camarade, répondit maître Bertrand, jen’avais pas encore l’avantage de vous connaître, et ce n’étaitpoint pour vous que je faisais cela. Vous avez vu ma compagne quiest grasse, bien portante et, certes, bien couverte aussi ;vous avez vu mes enfants qui sont tous dodus, joyeux et habilléscomme si j’étais un conseiller du Châtelet ou un collecteur desfinances ; mon logis est convenable, vous ne pouvez pas direle contraire, et comme nous ne vous attendions point à dîner, vousavez pu voir que l’ordinaire de notre table est sain, appétissantet savoureux.

– J’ai voyagé, déclara Fortune, mais je n’aijamais rencontré dans mes voyages une famille en si bon point quela vôtre.

– Cela coûte cher, répliqua maître Bertrand,et l’émolument de ma place d’inspecteur est de neuf cents livrespar années, plus vingt écus d’étrennes. Il y en a pour trois mois,à peu près, en se serrant un peu les côtes. Il faut donc que monindustrie me fournisse les moyens de tenir ma maison en joie et ensanté pendant les neuf autres mois. Pour cela, voici maméthode : je cherche des Chizac.

– Et quand vous en avez trouvé un, dit Fortuneen riant, vous l’empaillez ?

– Du tout, point, je le sale et je le metsdans mon garde-manger.

– Et il s’est trouvé, cette fois, dit encoreFortune, que le Chizac en question ne voulant point aller ausaloir, a borné ses libéralités envers vous à un coup d’épée plantéen pleine poitrine… Pas si fou, le gaillard !

– Il a des moments lucides, répliqua bonnementl’inspecteur. S’il avait piqué un pouce plus à droite et si sa mainn’avait pas tremblé à faire pitié, bonsoir les voisins ! Lafamille Bertrand tombait dans la misère. Mais, à cause de cetremblement de la main et de cette différence d’un pouce, voici aucontraire la famille Bertrand qui sort de l’ornière et qui vadevenir une bonne maison, c’est moi que vous le dis ! De deuxchoses l’une : ou Chizac, vivant, nous mettra à même de roulercarrosse, ou Chizac, mort, nous fera ses héritiers.

– Qui entendez-vous par ce nous ? demandaFortune.

– Oh ! tout le monde, répliqual’inspecteur rondement ; et il y a, Dieu merci, de quoipartager : Thérèse Badin, vous, moi, et même cet original deLa Pistole. Vous avez tous droit : la belle Thérèse, du faitde son père, dont la mort aura ouvert pour nous cette richesuccession ; vous, parce qu’en m’ouvrant les portes du caveaude la Montre, vous m’avez fourni les moyens de jouer la comédie quidictera le testament de Chizac ; et La Pistole, parce qu’il maprêté son chien, dont l’instinct merveilleux m’a mis sur une pisteque je n’aurais pas trouvée moi-même. Je sais où est le mouchoir deGuillaume Badin : le mouchoir où il avait enveloppé son or etses valeurs avant de sortir du cabaret des Trois-Singes.

– Ceci devant moi ! s’écria Fortune. Jevois encore le mouchoir qui était bourré comme un boudin !

Bertrand se leva et roula un marchepied quiétait auprès de la fenêtre jusqu’à la bibliothèque.

– Je n’en ai pas beaucoup, dit-t-il en seguindant sur le plus haut degré du marchepied, mais enfin j’en aiquelques-unes, et je les ai mises hors de la portée de notre amiFaraud.

Tout en parlant, il ouvrait un livre qui étaitsur le rayon le plus élevé de la bibliothèque.

En écoutant le bruit du papier froissé, Farauddressa l’oreille et remua la queue.

– Retenez-le un peu sur le collier, ditBertrand, il ne me donnerait pas le temps de faire mes préparatifs,et c’est une épreuve curieuse que j’ai déjà répétée plus d’unefois.

Fortune passa la main dans le collier deFaraud, qui entra dans un état d’agitation inquiète pendant quel’inspecteur redescendait du marchepied. L’inspecteur souleva undes carreaux qui pavaient la chambre et qui était descelléd’avance, il mis dessous les papiers qu’il tenait à la main etreplaça le carreau en l’affermissant d’un coup de pied.

Fortune avait grand-peine à retenir le chien,qui gémissait comme un limier qu’on empêche de piller sousbois.

Vous pouvez le lâcher, dit maîtreBertrand.

Fortune obéit, et Faraud, bondissantpar-dessus le guéridon, vint tomber juste sur le carreau mobile,qu’il attaqua des pattes et du museau en poussant de sonoresaboiements.

– À bas ! bonhomme, ordonna l’inspecteuren caressant Faraud. Tu as trouvé le pot aux roses.

Il souleva la tuile, sous laquelle il prit unedouzaine d’actions de la Compagnie, qu’il glissa dans sa poche.

Le chien se mit alors à gambader joyeusementet aboya une véritable fanfare de triomphe.

Maître Bertrand revint s’asseoir etdit :

– Autour de certain carreau qui est auprès dulit, dans la chambre à coucher de Chizac-le-Riche, notre ami Farauden a fait autant avant-hier.

– Ici, bonhomme ! ajouta-t-il.

Il écarta le collier de Faraud, qui s’étaitapproché en rampant, et montra une plaie qui allait déjà secicatrisant.

– Bon, s’écria Fortune, encore leChizac !

– Le Chizac a deviné, lui aussi, dit Bertrand,et il a essayé de tuer le chien. Ce n’est pas tout : ColetteBesançon est morte hier soir empoisonnée.

– La peste ! fit notre cavalier, nousn’avons qu’à bien nous tenir !

– Ne riez pas, dit l’inspecteur, il faut avoirl’œil en tout lieu et en toute heure.

– Vous disiez que ce brave Chizac était sidébonnaire !

– J’ai dit aussi qu’il était fou. La folie dela peur le tient et nous le livrera, mais à la condition que noussachions nous garer de ses coups. Il est lancé sur une pente où ilne s’arrêtera point ; c’est une sorte de fascination quil’entraîne : il croit cacher un meurtre par dix meurtres. Ilsouffre, il s’épuise, il se meurt : il vieillit d’une annéepar jour, mais il suit résolument son chemin, et tant pis pourcelui qu’il rencontrera sur sa route !

– Corbac ! dit Fortune, vous êtes mort,vous, maître Bertrand, et vous n’avez plus rien à craindre ;mais nous autres, vivants, ne pourrions-nous un peu nous adresseraux tribunaux ?

La justice et la police ont l’une contrel’autre cette bonne haine des voisins du même carré, haine solideet implacable.

Maître Bertrand ne répondit que par unhaussement d’épaules et ces seuls mots :

– Les millions !

« Qu’est-ce ? ajouta-t-il en setournant vers la porte où l’on frappait tout doucement.

– C’est une lettre de la fille Badin, réponditd’un air un peu pincé la petite Mme Bertrand, dont la têteblonde se montra sur le seuil.

– Donne, répondit l’inspecteur, et reste, cartu es jalouse, malgré toutes mes vertus, et tu as bonne envie deconnaître le contenu de ce message.

Mme Bertrand rougit, mais ne dit pasnon.

L’inspecteur ouvrit la lettre etlut :

« Tous vos soupçons à propos deM. Chizac étaient erronés. Il faut chercher ailleurs, car il ya des choses impossibles. M. Chizac sort de chez moi ; ilm’a offert de m’épouser, d’acheter la noblesse avec un titre decomte et de me constituer par contrat la totalité de safortune.

– Voyez un peu la chance de cescréatures ! émit la petite Mme Bertrand.

– Ah ça ! murmura Fortune en s’adressantà l’inspecteur, est-ce que vous vous seriez trompé ?

– Les fous, répondit Bertrand quiréfléchissait, ont des éclairs de génie. Ceci est un trait degénie, car il doit croire que nous ne pouvons nous passer deThérèse. Tenons-nous bien ! il cherche, il travaille, ilfermente. Si on ne noie pas cette mine d’or, il éclatera sous nospieds comme cent tonneaux de poudre !

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