Le Cavalier Fortune

Chapitre 24Où Fortune retrouve la parole.

 

Au premier moment, le désespoir de cettepauvre belle fille avait mis dans tous les cœurs un mouvement deterrible colère.

La foule a des cruautés de tigre : onvoulait déchirer l’assassin.

Mais la foule a des tendresses d’enfant.Maintenant qu’elle voyait en face l’assassin, ce jeune homme auvisage charmant dont les mains enchaînées ne pouvaient essuyer seslarmes, la foule avait pitié, la foule doutait, la foule disaitavec ses cent voix :

– Est-ce bien ce chérubin qui a tué maîtreGuillaume ?

Les hallebardiers hochaient gravement la têteen signe d’affirmation.

La foule ne voulait plus les croire etcriait :

– Voici Chizac-le-Riche dans son fauteuil,quand les juges et les commissaires sont debout ! Chizac n’estpas là pour rien. Nous voulons savoir ce que penseChizac :

– Et maître Bertrand ! ajoutèrentquelques voix au moment où l’inspecteur se rapprochait de la porte,maître Bertrand n’a ni bésicles ni perruque comme messieurs duBailliage. Il y voit clair, maître Bertrand !

Maître Bertrand faisait la sourde oreille.

Chizac, au contraire, se tourna vers la porteet adressa à la foule un regard souriant.

– Vive Chizac ! cria la foule, c’est unbon riche.

Thérèse subissait en ce moment un état dedouloureuse prostration. Ses yeux baissés n’avaient plus delarmes ; elle semblait prête à se trouver mal.

– Chizac ! criait-on dans la foule,donnez-lui votre fauteuil.

Chizac se leva aussitôt et sa débonnairefigure exprima naïvement le regret qu’il avait d’avoir étéprévenu.

– Merci, mes amis, dit-il en agitant sa mainvers la porte, j’aurais dû songer à cela de moi-même.

– Vive Chizac ! répéta la foule.

Et d’autres voix ajoutèrent :

– Rangez-vous, maître Bertrand, que nouspuissions voir Chizac !

Soit pour obéir à cette fantaisie de la cohue,soit pour accomplir plutôt quelque besogne ayant trait à sesfonctions, l’inspecteur fit un pas vers le billot et s’agenouillaauprès du corps.

La foule cessa aussitôt de regarder son Chizacpour suivre avec une attention nouvelle les mouvements de maîtreBertrand.

Chizac faisait comme la foule et son ticallait.

Voici ce que virent Chizac et la foule :l’inspecteur Bertrand tira de sa poche un étui où il y avait unepaire de ciseaux. À l’aide de ces ciseaux et avec beaucoup de soin,il découpa un petit rond dans le drap du pourpoint de Guillaume,puis il fit de même pour la soubreveste, et de même encore pour lachemise.

Au centre de chacun de ces petits rondss’ouvrait le trou exigu par où avait passé l’épée qui avait tuémaître Guillaume.

Bertrand remit ses ciseaux dans leur étui,plaça les trois ronds dans son portefeuille et fourra le tout danssa poche.

Touchenot et Thirou qui avaient pu enfinprendre position auprès de Chizac lui dirent :

Touchenot à droite :

– Il ne vous en coûte rien pour faire desheureux.

Thirou à gauche :

– Moi je ne demande pas l’opulence ; lamédiocrité dorée du poète suffirait à ma modeste ambition.

Il est permis de croire que Chizac n’écoutaitpas. L’inspecteur Bertrand et lui venaient d’échanger unregard.

Depuis que Thérèse était assise, toute laforce factice qui l’avait soutenue jusqu’alors s’était évanouie.Elle pleurait comme une pauvre enfant.

Fortune, qui la contemplait malgré lui,semblait attiré vers elle par une invincible fascination. Sesgardes étaient obligés de le retenir ; on voyait en quelquesorte la fièvre qui lui montait au cerveau et qui allait se changeren transport.

Les yeux baignés de Thérèse se relevèrent surFortune ; elle secoua la tête lentement.

Notre cavalier bondit sous ce regard. Ilrepoussa ses gardiens d’un mouvement si violent et si désespéré queceux-ci lâchèrent prise. Fortune écarta le bailli, qui seuldésormais lui barrait le passage, et tomba aux pieds de Thérèse endisant :

– Vous n’avez pas cru cela ! Que Dieuvous récompense ! Si j’avais tué votre père, je mourrais à vospieds, car je vous aime !

Il n’y eut dans toute l’assistance que Thérèseelle-même pour entendre ces derniers mots. Thérèse, et peut-êtrel’inspecteur Bertrand qui était auprès d’elle.

Mais la foule vit le mouvement et s’agita plusémue. L’âme des spectateurs passa dans leurs yeux.

Ce qui survit fut rapide comme l’éclair.

La belle Thérèse mit ses deux mains sur lesépaules de Fortune agenouillé. Leurs yeux se touchaient presque.Elle le regarda jusque dans le cœur.

Puis elle écarta de sa main frémissante lescheveux mêlés qui voilaient le front du jeune homme, et ses lèvreseurent un vague sourire.

– Ce n’est pas celui-là, murmura-t-elle, qui atué mon bien-aimé père.

La foule, houleuse comme une mer, renditau-dehors un grand murmure, et l’émotion contagieuse gagnajusqu’aux suppôts de la justice.

Mais le bailli Loiseau était à l’abri de cesentraînements qui égarent le vulgaire. Il avait puisé dansl’écuelle de faïence brune une nouvelle et indomptable vigueur.

– Sac à papier ! dit-il, arrivant àblasphémer dans le paroxysme de son indignation, je crois quel’effrontée en tient pour ce vagabond ! En quel tempsvivons-nous !

– Monsieur mon ami, reprit-il en s’adressant àChizac, j’estime comme je le dois l’importance de votre capital,mais vous abaissez votre caractère en pactisant avec ces badauds.Monsieur le commissaire, faites votre devoir. Il y a une pierre detouche. Ce drôle a-t-il couché à son auberge ? non ! Les500 000 habitants de Paris seraient là devant cette porte que jedirais encore non, il n’a pas couché à son auberge ! Qu’on lesaisisse, qu’on l’emmène et qu’il soit écroué jusqu’à plus ampleinformé !

La cohue s’ouvrit aussitôt sans essayer defaire résistance.

Ils le laissèrent passer, majestueux et fierde ce qu’il regardait comme une victoire.

Mais quand le commissaire voulut passer, à sontour, avec Fortune dont les exempts s’étaient emparés de nouveau,la foule se referma en criant :

– Chizac ! Chizac-le-Riche ! puisquecelui-là n’est pas coupable, faites-le mettre en liberté.

Maître Bertrand se trouvait en ce momentauprès du millionnaire. Il lui toucha le coude doucement et ditavec ce singulier accent qui semblait toujours railler, quoiqu’ilfût exempt de tout sarcasme :

– Il faut leur parler un petit peu. Cela peutavoir son utilité plus tard.

L’œil de Chizac essaya de l’interroger, maisce diable de Bertrand n’avait jamais rien sur la physionomie.

Chizac murmura :

– Je désirerais vous entretenir enparticulier, monsieur l’inspecteur.

– Ah ! ah ! répliqua Bertrand, jecrois bien !

– Qu’est-ce à dire ? fit Chizacvivement.

Il s’était redressé de son haut et toisait lesubalterne avec sérénité.

– C’est-à-dire, répondit Bertrand bonnement,que vous désirez me parler en particulier. Je ne m’y oppose pas,voilà tout.

– Chizac ! Chizac ! Chizac !criait la foule qui cédait petit à petit à l’effort des gens duroi.

On emmenait Fortune qui se laissait fairedésormais. Thérèse restait demi-couchée dans le fauteuil etpressait son front à deux mains.

Chizac vint sur le devant de la porte.

– Mes amis, dit-il avec cette solide autoritéque donnent les écus, soyez raisonnables. Vous nuiriez à celui quevous voulez protéger en résistant à la loi. J’étais l’ami, je diraiplus : j’étais le bienfaiteur du malheureux GuillaumeBadin…

– C’est la vérité ! fit-on de toutesparts. Avant de connaître Chizac, Guillaume Badin avait les pochespercées !

– Je m’engage, poursuivit le riche, à protégerla fille de Guillaume Badin. Je m’engage aussi à faire tout ce quiest possible pour ce malheureux jeune homme, victime d’un hasardque je ne m’explique pas…

Il appuya sur ces derniers mots.

La foule murmura et s’agita.

– Est-il coupable ?… poursuivitChizac.

– Non ! non ! crièrent cent voix, iln’est pas coupable !

– Est-il innocent ? ajouta aussitôt leRiche. C’est une question qui regarde le Bailliage.

– Il faut vous en mêler Chizac ! ordonnala cohue.

– Je m’en mêlerai mes enfants, et pensez-vousque j’aie quitté mes affaires ce matin pour le roi de Prusse ?je m’en mêlerai, je vous le promets, et fallût-il dépenser vingtmille francs…

– Vive Chizac !

– Fallût-il dépenser le double, je vouspromets que nous saurons la vérité sur le meurtre de GuillaumeBadin.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent,et l’on organisa une tentative pour porter Chizac en triomphe.

Pendant cela, Fortune, escorté par ses gardestournait la rue des Lombards et descendait vers leGrand-Châtelet.

Des porteurs étaient en train de charger lecorps de Guillaume Badin, que sa fille avait réclamé. La foules’écoulait repue du drame.

Thérèse trouva de bonnes âmes pourl’accompagner et la soutenir pendant qu’elle suivait les porteurs.Avant de la laisser partir, Chizac lui avait baisé paternellementla main.

Les valets des Trois-Singes vinrent chercherles flambeaux et le fameux fauteuil. Quand ils furent éloignés, ilne restait dans le trou que Chizac-le-Riche et l’inspecteurBertrand, occupé à fureter autour du billot.

Chizac l’appela par son nom.

– Plaît-il ? fit maître Bertrand quifourrait ses mains sous le grabat.

– Allez-vous enfin me dire, demanda Chizac, ceque vous pensez de tout ceci ?

– Et vous ? dit Bertrand au lieu derépondre.

En même temps, il se releva et vint vers leRiche en croisant ses mains derrière son dos.

Chizac réprima un mouvement de colère.

– Je vous interroge, dit-il durement.

– Moi aussi, répliqua l’inspecteur, dont levisage n’avait jamais exprimé une plus rare innocence.

Chizac tourna le dos et sortit.

L’inspecteur le suivit, et les bonnes gens quirestaient dans la rue se dirent les uns aux autres en le voyantpasser :

– Voici Chizac-le-Riche qui accomplit déjà sapromesse. Il va donner ses instructions à maître Bertrand.

Chizac entendit cela et son visage sérieux sedérida.

– Venez, fit-il en se tournant versl’inspecteur.

– Je viens, répondit paisiblementcelui-ci.

Quand ils furent sous la porte cochère duRiche, Bertrand ferma le battant et dit :

– Vous m’inviterez bien à casser une croûte,car je suis à jeun depuis ce matin.

Chizac monta les degrés, et l’instant d’aprèsils étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre devant une tableabondamment servie.

Ce Bertrand mangeait supérieurement etchoisissait les bons morceaux.

– Si j’avais de l’aisance, dit-il, j’aimeraisavoir une cave bien garnie, mais il faut se procurer le nécessaireavant de songer au superflu. Ma famille est si nombreuse !

Il soupira.

– Combien avez-vous d’enfants ? demandaChizac.

– Cinq fils et cinq filles, le choix duroi.

Il fit claquer sa langue après avoir dégustéun verre de chambertin et reprit en baissant la voix :

– Cet accusé ne vaut rien pour vous.

Chizac le regarda d’un air étonné.

– Son innocence saute aux yeux, poursuivitBertrand de son accent traînard et paisible.

– Tant mieux, s’il est innocent ! s’écriaChizac.

– J’entends bien, dit encore l’inspecteur, etpourtant il vous faut un coupable.

– Il me faut le coupable ! rectifiaChizac d’un ton péremptoire.

Son regard était clair et assuré, mais son ticallait.

– J’entends bien, dit encore maître Bertrand,il vous faut le coupable… Oh ! j’ai d’autres clients commevous. Ce n’est pas avec mon traitement d’inspecteur que j’aurais puélever ma nombreuse famille.

Chizac cessa de manger et fronça lesourcil.

Le salon où ils déjeunaient était séparé de lasalle voisine par une baie vitrée.

À travers les carreaux on put voir un valetqui introduisait un homme accompagné d’un chien.

Maître Bertrand mit sa main au devant de sesyeux et regarda le nouvel arrivant, que Chizac avait déjàreconnu.

Bertrand sourit et demanda :

– Celui-là vous plairait-il ?

– Celui-là ? balbutia Chizac.

– Oui, fit Bertrand, celui-là vous plairait-ilcomme coupable ?

Chizac frappa la table de son poing.

– J’y avais songé ! s’écria-t-il.

Il ajouta précipitamment :

– Saviez-vous donc déjà qu’il était cettenuit, à l’heure du crime, dans la rue des Cinq-Diamants ?

Bertrand eut son meilleur sourire.

– À l’heure du crime ? répéta-t-il ;quelqu’un connaît donc l’heure du crime ! et quelqu’un étaitlà pour examiner les passants ? Voyons, ce garçon-là vousconnaît-il ?

Comme Chizac ouvrait la bouche pour répondre,le valet vint à la porte et dit :

– C’est un jeune homme qui prétend être lecousin de Monsieur et qui se nomme La Pistole.

Chizac semblait hésiter.

– Maître Bertrand, murmura-t-il, nousreprendrons cet entretien.

Puis s’adressant au valet, ilajouta :

– Mettez un couvert pour mon cousin LaPistole.

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