Le Cavalier Fortune

Chapitre 9Où Fortune conçoit la première idée de son plan.

Si l’étoile de Fortune avait eu quelquefoisdes torts, il faut bien avouer qu’elle les réparait amplement àcette heure, car Mme La Pistole était une véritabletrouvaille.

– Quoique je n’aie jamais souhaité, dit notrecavalier d’un air modeste, faire avec votre personne le troc de matournure et de ma figure, je ne suis pas fâché de posséder pourquelque temps cet anneau des contes de ma Mère l’Oie qui rend leschevaliers invisibles. C’est la meilleure armure que puisse revêtirun homme isolé comme je le suis au milieu de tant d’ennemis. Oùtrouverai-je ton mari, ma toute belle ?

– À son ancien logis, répondit Zerline ;mais il ne faut pas faire grand fond sur le pauvre homme, car ilest resté bien frappé de sa dernière aventure. Il s’est terré commeun lapin et nourrit la pensée de se faire chartreux pour éviter lesdangers qui parsèment les sentiers de la vie mondaine… Ne riez pas,cavalier, vous gênez mon travail. Écoutez plutôt, car j’ai encorequelques petites choses à vous apprendre.

Elle avait pris dans un des tiroirs de latoilette trois ou quatre godets, et mélangeait prestement descouleurs sur une petite plaque de porcelaine.

Fortune poussa un gros soupir, parce que lespremiers coups de pinceau lui avaient gâté le visage qu’il aimaitle mieux au monde : le sien.

Cela ne l’empêchait pas d’adorer Muguette etd’être brave garçon, mais la goutte de sang de Richelieu qu’ilavait dans les veines lui donnait pour un peu cette robuste fatuitéqui remplaçait le génie chez le neveu de l’illustre cardinal.

– Ce n’est que l’ébauche, disait cependantZerline ; quand nous allons fondre les nuances vous paraîtrezmoins laid que cela. Vous serez content, monseigneur, et j’espèreque, si vous avez jamais besoin d’un semblable coup demain, vousm’accorderez votre pratique. À nos affaires ; on parle presqueautant du Richelieu que de vous à l’Arsenal, à cause de son traitéavec l’Espagne que vous avez eu la bonté d’apporter dans votrefameux bâton, et qui nous le livrera pieds et poings liés un jourou l’autre. C’est une conquête de première ordre, qui fera entrerdans notre forêt les trois quarts et demi des femmes de Paris.

«Depuis sa sortie de la Bastille, M. leduc a déjà fait des siennes et l’on prétend que le régent l’asurpris en un lieu où ils ne devaient se trouver ni l’un nil’autre. Le régent aurait, dit-on, tiré l’épée, et Mlle de Valois,cette douce fille d’un si respectable père, l’aurait assis sur leplancher, à l’aide d’un croc-en-jambe, pour donner àM. de Richelieu, le temps de sauter par une fenêtre.Tournez-vous un peu qu’on accommode la joue gauche. Vous jugezqu’après de pareils scandales, il est bien temps de mettreM. le régent dans une maison de correction.

– Et le Richelieu ? s’écria Fortune.

– C’est bien différent ! Il est avecnous, on lui tressera des couronnes. Ce qu’il vous importe desavoir, c’est que, hier, chez Cadillac, il y a eu confirmation decertain pari entre lui et M. de Gacé. Vous savez ce dontje veux parler, car vous avez pâli. Dans trois jours aura lieu lepetit -souper où M. le duc a promis de montrer à ses amis,assises toutes deux à la même table, l’une à droite de lui, l’autreà gauche, la belle Thérèse Badin et la belle Aldée de Bourbon.

– En voilà assez ! dit Fortune en sautantsur ses pieds. Tu ne sais quel deuil se cache sous toutes cesfolies, ma fille, et je n’ai pas le cœur de te l’expliquer. Lequelde ces uniformes me prêtes-tu ?

– Celui qui siéra le mieux à votre taille,cavalier. Choisissez, et quand vous serez assez couvert pour que ladécence me permette de vous revoir ; je donnerai la dernièremain à votre toilette.

Elle l’enferma dans la seconde chambre, oùétaient pendus ces costumes d’exempts qui semblaient en vérité tropnombreux pour n’avoir point d’autre destination que le théâtre.

Deux minutes après, Fortune reparut, déguiséde la tête aux pieds.

– Depuis que dame Thémis met des faux poidsdans sa balance, s’écria Zerline, on n’aura jamais vu un si jolisuppôt que vous, cavalier ! Laissez-moi aplatir encore cettemèche… Au chapeau maintenant ! Et le baiser promis, s’il vousplaît, mais vous ne le direz pas à ce pauvre La Pistole.

Fortune l’embrassa d’un air distrait, jeta undernier regard au miroir et s’élança vers la porte.

Où allez-vous ? demanda Zerline.

Je veux être roué vif en place de Grève,répliqua Fortune, si j’en sais rien… je vais me faire tuer s’il lefaut mais il n’y a pas une idée qui vaille dans ma pauvrecervelle.

Il descendait déjà l’escalier quatre àquatre.

Zerline lui cria d’en haut.

– La petite maison que Chizac-le-Riche a louéeà M. le duc est au coin de la rue d’Anjou et du chemin de laVille-l’Évêque. Bonne chance, cavalier, et au revoir !

Une fois dans la rue, Fortune se mit à courir.Il essayait de réfléchir et ne pouvait pas. Les différents devoirsdont il s’était chargé revenaient tous ensemble dans son esprit ety produisaient une confusion inexprimable.

Il longea le bord de l’eau en directe ligne,depuis le mail d’Henri IV jusqu’aux abords du Châtelet, où ils’arrêta une minute pour voir la foule de curieux stationnantdevant le caveau des Montres.

Fortune poursuivit sa route et remonta la rueSaint-Denis par la fantaisie qu’il avait de revoir un peu lethéâtre de sa principale aventure dans la rue des Cinq-Diamants, Ily avait aussi des curieux établis en permanence entre le cabaretdes Trois-Singes et la porte du trou habité naguère par GuillaumeBadin. Fortune reconnut du premier coup d’œil quelques-uns de ceuxqui avaient assisté à la visite judiciaire.

En un moins d’un quart d’heure, il eut arpentéla grande rue Saint-Honoré, et deux heures après midi sonnaient aucouvent de la Madeleine quand il s’arrêta, baigné de sueur, au coinde la rue d’Anjou et du chemin de la Ville-l’Évêque.

En arrivant, Fortune se crut devant la grilledu banqueroutier Basfroid de Montmaur, tant la petite maisonaffermée par M. le duc à Chizac-le-Riche avait un entouragesemblable à celle de l’ancien banquier des pauvres.

Entre les arbres, çà et là, on voyait quelquesbancs de bois.

Fortune s’assit sur l’un de ces bancs, àproximité de la grille.

Son estomac le tiraillait terriblement et ils’accusait en lui-même de n’avoir point mis à contribution le gardemanger de l’Arsenal.

Mais à l’œuvre on devient artisan, et notrecavalier, sans s’en douter, faisait le dur apprentissage du métierde diplomate. Il songeait si laborieusement que les plaintes de sonestomac avaient tort.

Dans sa cervelle, violemment sollicitée, unembryon de plan naissait, bien confus encore et bien vague, maisqui promettait d’embrasser l’ensemble des affaires que Fortunes’était mises sur le dos.

Les calculateurs novices voient ainsi aupremier abord la lumière se produire, mais cela ne dure pas, etbientôt la nuit revient plus profonde.

Ainsi en fut-il pour Fortune qui, au bout dedix minutes, se frappa le front en se disant avecdétresse :

– Je n’y vois plus, corbac ! et j’enperdrai la tête !

Mais le germe de ces pensées reste dansl’esprit et parfois, plus tard, il fructifie. Le plus sage est dene pas s’acharner dans le premier moment.

Fortune fut distrait par l’arrivée d’uncarrosse qui était à quatre chevaux et abondamment doré. Lecarrosse s’arrêta devant la grille.

Fortune en vit descendre un vieillard lourd etcassé qu’il ne reconnut point au premier aspect.

Cependant, quand le vieillard passa non loinde lui pour aborder la grille, Fortune se demanda :

– Est-ce que ce ne serait pointChizac-le-Riche ?

Le vieillard fut introduit et la grille sereferma.

Presque aussitôt après la grille se rouvritpour donner passage à deux grisettes, lestes et pimpantes, quiavaient le panier au coude et qui mirent avec résolution leurspetits pieds, cambrés hardiment, dans la boue du chemin de laVille-l’Évêque.

Elles rirent comme deux folles ; ces deuxgrisettes, et s’étonner que M. le duc, entouré de tant degrandes dames, descendît à de pareilles amours, lorsque du fond dela rue d’Anjou apparurent deux nobles carrosses que surmontaientles monumentales perruques de deux magnifiques cochers.

Les deux grisettes se donnèrent la main enriant toujours ; l’une sauta dans le carrosse de droite etl’autre dans le carrosse de gauche, et Fortune entendit des voixargentines qui sortaient des portières, disant :

– Hôtel de Condé !

– Palais-Royal !

Un autre carrosse arrivait par le chemin de laVille-l’Évêque, blasonné abondamment, vaste comme une arche, ettraîné par quatre chevaux hauts sur jambes.

Fortune avait déjà vu la dame entre deux âgesqui montrait à la portière sa figure, restaurée comme un tableau.Zerline elle-même n’aurait pu produire un plus parfait chef-d’œuvrede rentoilage.

– Mme la maréchale ! dit le laquaisqui vint sonner à la grille.

Mais le concierge répondit :

– Monsieur le duc subit son exil en sonchâteau de Saint-Germain-en-Laye. Et l’énorme carrosse s’éloignatristement.

Il en vint d’autres, des vieux et des jeunes,qui tous furent éconduits par le portier, plus inflexible queCerbère.

Une couple d’heures se passa. L’estomac deFortune arrivait au dernier degré de la détresse ; mais sonplan marchait et se débrouillait peu à peu.

Au moment où la chapelle de Ville-l’Évêquesonnait quatre heures, la grille s’ouvrit une dernière fois, etChizac-le-Riche, car c’était bien Chizac, vieilli de dix années ettrois jours, passa le seuil, précédant un jeune homme de taillecharmante mais un peu efféminée, qui marchait appuyé sur une longuecanne, dont la pomme d’or était rehaussée de trois rangs dediamants.

Toute l’âme de Fortune était dans sesyeux.

Il n’avait jamais vu M. le duc de Richelieudepuis ces jours lointains où on le fouettait, lui, Fortune, quandM. le duc avait fait le méchant.

Pourtant il le reconnut d’un coup d’œil, àcause de ce vieux seigneur dont la physionomie restait dans samémoire, pour les quelques baisers qu’il se souvenait d’avoirreçus.

– La mule du pape ! pensa-t-il, toutesces femmes folles n’ont pas si méchant goût que je le croyais, etce serait dommage d’écraser cette jolie tête entre deuxpierres !

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