Le Cavalier Fortune

Chapitre 8Où Fortune voit une belle fille dans un beau carrosse.

Le défaut de Fortune n’était pas d’êtreendurant ; il mit le poing sur la hanche comme s’il avait euson épée au côté.

Et les rires de redoubler, car en touchant sahanche sa main avait soulevé un nuage de plâtre.

– Mon vieil ami chéri, dit une dame de laHalle, l’ancien logis de Guillaume Badin et de sa fille est ausixième étage. C’étaient de bonnes gens du temps qu’ils yhabitaient.

– À présent, reprit la harengère, il n’yaurait pas seulement là-haut de quoi mettre les jupes de laBadin !

– On ne voit pas beaucoup de duchesses pourreluire comme elle ! ajouta l’apprenti pharmacien.

Puis une marchande de drap du cloître desInnocents :

– Elle a disparu pendant quelque chose commeun mois, et Dieu sait où elle a couru la prétentaine ; maisdepuis quatre jours elle est revenue, et pas plus tard qu’hier jel’ai vue passer en carrosse dans la grande rue saint-Honoré avec lafille suivante de Mme la duchesse du Maine, celle qu’ilsappellent la sœur d’Apollon.

Fortune et La Pistole dressèrent l’oreille àces derniers mots.

– Et pour quant à Badin le vieux fou, repritla harengère, il a jeté son violon par-dessus les moulins. Il vittantôt en grand seigneur, tantôt en mendiant, donnant à sa fille lesamedi des parures de 50 000 livres, et cherchant un écu àemprunter le dimanche, il joue le pauvre innocent ; c’étaithier un habitué du cabaret des Trois-Singes, dans la rue desCinq-Diamants, on dit qu’aujourd’hui il en est le maître, demain ilfrappera à la porte de l’hôpital. La semaine dernière, il avaitacheté l’hôtel du traitant Basfroid de Montmaur au quartier de laGrange-Batelière ; il l’a eu trois jours, et puis il l’arevendu. Il couche tantôt dans un palais, tantôt dans le trou qu’ila loué à Chizac-le-Riche, au coin de la rue des Cinq-Diamants.

La Pistole pinça le bras de Fortune.

– Ce Chizac-le-Riche est un de mes oncles,murmura-t-il à son oreille. Je m’éveillerai quelque matin sur untas d’or.

– Et s’il vous plaît, mes amis, demandaFortune, aucun d’entre vous ne pourrait-il m’indiquer où jetrouverais présentement le sieur Guillaume Badin ?

Un chœur formidable lui répondit :

– Nous irions avant vous si nous savions où leprendre !

– Il me doit trois écus de poisson frais,ajouta la harengère.

– À moi trois pistoles de beurre, œufs etlégumes, clama la fruitière.

– À moi son dernier pourpoint derencontre ! grinça la marchande des piliers.

– À moi ceci ! à moi cela !

Le pauvre Guillaume Badin devait à tout lemonde, même aux garçons ferronniers et aux apprentisdroguistes.

– Comme quoi, poursuivit la harengère quiétait la voix la plus éloquente de l’attroupement, nous somme venusici faire tapage et chanter pouilles à cette fin que les oreilleslui tintent à son cabaret des Trois-Singes ou ailleurs, car ils’est répandu, sur le midi, le bruit qu’il avait gagné plus d’unmillion tournois ce matin.

– C’est un joli denier, dit Fortunefroidement, tandis que La Pistole passait sa langue gourmande surses lèvres, mais cela ne nous dit point où le trouver.

– Est-ce qu’il vous doit aussi quelque chose,compagnons ? s’écria-t-on de toutes parts.

La Pistole mit la main au jabot et réponditd’un air important :

– Une bagatelle : trois millepistoles.

En ce moment un grand tumulte se fit vers laporte de la rue, et cinquante voix crièrent à la fois :

– La Badin ! Thérèse Badin ! lavoici qui arrive dans son carrosse doré, l’effrontée !

Les rangs s’ouvrirent aussitôt et unemagnifique voiture à baldaquin, dont la forme ressemblait assez àcelle des véhicules employés de nos jours pour les pompes funèbres,pénétra dans la cour entre les deux haies formées par la cohue.

Il y avait deux femmes dans le carrosse, et onle pouvait voir de la tête aux pieds par les deux énormes portièresqui, selon la coutume du temps, laissaient la voiture presqueentièrement ouverte.

Une de ces femmes avait un voile épais,l’autre montrait son visage souriant et jeune dont la beautéheureuse s’épanouissait avec une sorte d’insolence.

C’était une créature splendide ; sonfront avait des rayons, et Fortune à sa vue demeura commeébloui.

– La mule du pape ! grommela-t-il, si monétoile me faisait gagner un quine pareil à la loterie !

Thérèse Badin, car c’était elle, promena surla foule son regard étonné, mais serein.

La foule la regardait aussi avec ses centpaires d’yeux qui, menaçaient et insultaient.

Si quelqu’un eût proféré la moindre injure ourisqué la plus petite invective, c’eût été aussitôt, n’en doutezpoint, an concert d’outrages, car, pour tous ceux qui étaient là,cette femme était trop belle et sa naissance ne lui donnait pointle droit d’être si brillante.

Mais la première injure ne fut pointprononcée.

Il y avait vis-à-vis de cette fille siprodigieusement belle je ne sais quel sentiment qui n’était certespoint du respect, mais qui valait le respect et qui comprimaitjusqu’aux murmures.

Arrivé au milieu de la cour, le cocher futobligé d’arrêter ses chevaux, parce qu’une muraille humaine étaitentre lui et la porte du fond qui menait à l’escalier de l’ancienlogis habité par Guillaume Badin et sa fille.

Thérèse mit sur l’appui de la portière sa mainchargée de bagues qui tenait un radieux éventail.

– Mes bonnes gens, dit-elle, je vous prie deme faire place, sans quoi il me faudrait descendre dans laboue.

Le son de cette voix était harmonieux etgrave.

Fortune se sentit tressaillir de la tête auxpieds.

La foule ne répondit point et restaimmobile.

– Par la corbleu ! gronda Fortune,n’allons-nous point mettre à la raison ces manants ?

– Mon camarade, répondit La Pistole, vousferez ce qu’il vous plaira, mais je ne me mêlerai point de toutceci.

Il avait son chien Faraud entre les jambes etattendait prudemment l’événement.

La belle Badin se leva, mit son torse gracieuxhors du carrosse et regarda sans émotion aucune l’obstacle quibarrait le passage à ses chevaux.

Ce mouvement mit en lumière une garnitured’émeraudes qui descendait de son cou en suivant les revers de soncorsage blanc et en garnissait les basques de bout en bout.

– En voilà pour trois ou quatre milliers delouis peut-être, ma poulette, dit la harengère qui était à la têtedes chevaux, et votre brave homme de père ne me doit que cinqécus.

Il y eut dans la foule un sourdgrondement.

Thérèse Badin se rassit plus souriante quejamais et souleva les émeraudes de sa basquine pour prendre dans lapoche de sa jupe un petit carnet émail et or.

Un vrai bijou de carnet.

– Venez çà, la bonne mère, dit-elle ens’adressant à la marchande de poisson.

Celle-ci obéit. Elle avait un pied de rougesur la joue[2].

– Je devine, lui dit Thérèse, que tous cesgens-là ont quelque chose à réclamer de moi.

– Vous devinez bien, répliqua la marchande.Nous avons fait le compte tout à l’heure, il y a dans la cour descréanciers pour sept cents écus.

Thérèse prit dans son carnet deux bons decaisse de mille livres et un de cinq cents.

– Bonne mère, poursuivit-elle, je vousreconnais bien, j’ai été chez vous plus d’une fois acheter uncouple de harengs de quatre sous.

La marchande eut un bon gros rire qui fenditsa large bouche jusqu’aux oreilles.

– Et vous étiez mignonne, dites donc !répliquât-elle, avec votre petit bonnet sur l’œil et votre petitpanier au coude !

– Voilà 2 500 livres, poursuivit Thérèse,voulez-vous bien vous charger de faire le partage !

– Et puis je vous rendrai le reste ?demanda l’harengère.

– Du tout point ! avec le reste vousboirez à la santé de Guillaume Badin, mon père, qui, Dieu merci, vadevenir un homme d’importance.

Il n’y a rien de tendre au monde comme lafoule. La foule avait les larmes aux yeux.

Les femmes crièrent vivat ! les hommesagitèrent leur chapeaux, et si la maison ne croula point sous cevacarme c’est qu’elle était encore solide, malgré son apparentedécrépitude.

Le mur vivant qui défendait la porte du fonds’ouvrit, et le carrosse avança, puis se retourna.

La fille à Badin descendit la première etoffrit la main à la dame voilée qui la suivit dans le noirvestibule. C’était un escalier étroit et raide qui était au bout decette allée.

Thérèse Badin, monta la première et la damevoilée la suivit.

– En vérité, dit cette dernière en relevantavec soin ses jupes pour qu’elles n’eussent point à souffrir desrouillures de l’escalier, vous ne parleriez pas mieux à lamultitude, ma mignonne, si vous étiez née princesse.

Thérèse répondit tout bonnement :

– Ma chère demoiselle, le hasard se trompequelquefois. On l’avait chargé de porter nos berceaux dans unpalais ; il a mis le mien dans une mansarde, le vôtre je nesais où, mais nous rétablirons tout cela.

La compagne de Thérèse eut peut-être unsourire moqueur, mais cela était sans danger derrière son voiledans cet escalier si sombre.

– Dieu que c’est haut !soupira-t-elle.

– J’ai habité là cinq ans, dit Thérèse.

Et, en vérité, la belle fille avait ce ton depitié que les vainqueurs dans la bataille de la vie prennent pourparler de leurs humbles commencements.

– Mignonne, dit sa compagne qui s’arrêta auhaut de troisième volée, laissez-moi souffler un peu, je vousprie.

Elle ajouta après avoir reprishaleine :

– Avez-vous étudié ce pas que vous devezdanser à Sceaux pour notre fête du Serment ?

Au lieu de répondre, Thérèsemurmura :

– Vous êtes jeune et jolie, il n’y a point enFrance de poète plus habile et mieux inspiré que vous ; jeconnais plus d’un gentilhomme qui ne croirait point se mésallier endonnant sa main à la sœur d’Apollon.

– Pourquoi me dites-vous cela, mignonne ?demanda la dame voilée dont l’accent trahissait une toute petitenuance de dédain.

– Parce que je vous aime véritablement, chèremuse repartit Thérèse. Il n’y a pas tant de différence que vouscroyez entre la fille d’un pauvre gentilhomme, domestique d’uneprincesse en disgrâce, même quand elle sait composer desdivertissements rimés à miracle, et la fille d’une basse de violede l’Opéra, danseuse de son métier.

– Je n’ai rien dit… commença la muse.

– Vous avez beaucoup pensé, interrompitThérèse ; vous croyez me faire grand honneur en montant dansmon carrosse ; vous êtes très bonne, mais très orgueilleuse,et le bon gentilhomme dont je parlais tout à l’heure vous semble unpis aller méprisable : vous mirez un grand seigneur !mais les princes ont la réputation d’être ingrats ;d’ailleurs, notre princesse galope sur une route qui peut mener àla Bastille. Chère demoiselle, les fables de La Fontaine sontécrites en bien beaux vers aussi et contiennent plusieurs moralitésqui peuvent s’appliquer à cette affaire : entre autresl’histoire de ce chien-poète qui eut le tort de lâcher la proiepour l’ombre.

– Mignonne, dit la muse, avec un sourirecontraint ; on est bien mal ici pour causer.

Thérèse se retourna et lui prit les deuxmains, qu’elle serra dans les siennes.

– Delaunay, dit-elle, je sais bien que vousêtes au-dessus de moi par la naissance et aussi par l’esprit ;mais celles qui égarent leur propre vie donnent parfois de bonsconseils à autrui. Si mes paroles vous portent à réfléchir pendantqu’il en est temps encore, je n’aurai point regret de vous avoir unpeu blessée.

Ayant ainsi parlé, elle se reprit à monterlestement la quatrième volée.

Il paraît que la sœur d’Apollon, la muse,celle enfin que nous avons rencontrée tant de fois sous le nom dela Française dans notre voyage entre Madrid etSaint-Jean-Pied-de-Port, était Mlle Delaunay, dame de la duchessedu Maine, poète charmant et plus charmant prosateur qui nous alaissé sur la petite cour de Sceaux et sur la petite conspirationde Cellamare cent pages de mémoires que l’on peut appeler unchef-d’œuvre.

– Mon pas est étudié, reprit Thérèse engrimpant l’escalier raide, et je suis toute prête à le danserdevant nos conjurés de la forêt. On dit, Mademoiselle, que les versde notre divertissement sont par délices.

Delaunay ne répondit point.

– Allons, reprit encore Thérèse, vous megardez rancune, et il faudra que je vous demande pardon pour avoirpoussé si loin la familiarité.

– Chère folle, murmura la muse, ne sommes-nouspoint des sœurs ? vous êtes aussi avant que moi dans laconfiance de Mme la duchesse, et pendant que je négociais àMadrid, vous serviez nos intérêts en Bretagne.

– C’est vrai, murmura Thérèse gaiement, jesuis aussi, moi, un ambassadeur ! Et ne pensez-vous point quemon ambassade a mieux réussi que la vôtre, chère demoiselle ?les loups de la forêt de Bretagne sont enfermés là-haut dans monancienne cage, tandis que je ne vois point venir encore ceux quevous avez pris au piège dans la forêt espagnole.

– Ils sont en bas, répondit la muse, je les aireconnus tous les deux au milieu de la foule.

– Bah ! s’écria Thérèse, M. le duc,ce rayon de soleil ! était parmi toutes ces poissardes et tousces garçons apothicaires !

Elles s’arrêtaient sur le carré du sixièmeétage.

La muse laissa échapper cette fois un geste deviolent dépit.

– Au nom du ciel, ne vous fâchez pas, ditThérèse affectueusement. L’histoire me fut contée par Mme duMaine elle-même, et je suis curieuse de voir par mes yeux cetteressemblance qui a pu tromper, ne fût-ce qu’un instant, la personnela plus clairvoyante que je connaisse.

Il y avait au centre du carré une porte depiètre apparence, sur l’unique battant de laquelle on pouvait lireencore, tracé à la craie blanche, le nom de Guillaume Badin.

Thérèse gratta doucement à cette porte et l’onput entendre à l’intérieur de la chambre, jusque-là silencieuse.plusieurs talons de bottes éperonnées qui sonnaient sur lecarreau.

On n’ouvrait point, cependant.

Thérèse dit tout bas en approchant ses lèvresde la serrure :

– Nantes sera plus grand que Paris.

Le battant tourna aussitôt sur ses gonds,montrant au-devant du seuil trois gentilshommes qui tenaient l’épéeà la main.

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