Le Cavalier Fortune

Chapitre 18Où Fortune porte jusqu’à cent mille livres la dot de MlleAldée.

Les autres joueurs retirèrent leurs mises,comme c’est loi, pendant que le Riche, ouvrant son portefeuilledéposait cent quarante mille livres sur le tapis.

– Pauvre poulet ! dit l’anciennecuisinière.

Fortune pensait :

– À ce jeu, le futur de Mlle Aldée gagne justehuit mille pistoles.

Il tourna et le coup fut joué en quatrecartes.

– Perdu ! la veine est morte !

Ce fut un grand cri parce que c’était un grandévénement.

Fortune resta étourdi comme si un violent coupde poing lui eût touché le crâne.

Il n’avait pas même songé à la possibilitéd’un tel revers.

Sa physionomie était à la fois si piteuse etsi cornique qu’un éclat de rire unanime emplit la salle.

– Allons, lui dit son voisin de gauche, passezle cartes.

Fortune obéit machinalement.

– Poussez-moi votre banque, s’il vous plait,dit à son tour Chizac-le-Riche avec une complète indifférence.

Fortune obéit encore.

Chizac mit les billets dans son carnet ;l’or dans sa poche, et poursuivit sa route vers la porte.

Dans la salle on disait :

– Il n’est pas fini, le Chizac.

– Il a encore un bout de veine quand Guillaumen’es pas là.

– Mais Guillaume le tient, sarpejeu !

Ce fut le dernier mot entendu par le Riche aumoment où il mettait le pied sur le pavé de la rue deCinq-Diamants.

Au lieu de se diriger devant lui comme avaitfait Guillaume pour gagner son trou, il obliqua un peu sur lagauche et atteignit au bout de quelques pas, toujours suivi par ungroupe nombreux de fidèles, une haute et large porte cochère.

Les vassaux de Chizac le saluèrent encérémonie et lui souhaitèrent la bonne nuit.

– Un joli coup que vous avez fait là pourfinir, fut-il dit parmi les fidèles.

Chizac répondit, au moment où la porte serefermait :

– Une goutte d’eau dans la rivière !

Le jeu se poursuivait cependant au cabaret desTrois-Singes comme si de rien n’eût été.

Une fois passé le premier étourdissement de samésaventure, Fortune avait repris son assiette ; il prit danssa poche le restant de ses pistoles qui formait un bien petit taset les compta avec un soin minutieux. Sa blessure à la poitrine lepiquait et il avait du feu sous le front.

– La mule du pape ! murmura-t-il, si jeveux doter la pauvre demoiselle, il faudra désormais jouer serré.Ce lourd coquin m’a plumé de près, et me voici, ou peu s’en faut,comme si je n’avais point fait mon voyage d’Espagne !

La tranche de ce bon pâté que Muguette avaiten réserve pour Mme la maréchale était déjà bien loin. Fortuneaurait soupé volontiers, mais il ne voulait point abandonner saplace où la banque devait revenir tôt ou tard.

Il appela un des nombreux valets quicirculaient dans la foule et lui dit :

– Mon fils, je n’ai pas pu avoir d’explicationavec le sieur Guillaume Badin, ton maître, qui s’est conduit enversmoi comme un gentilhomme… et j’ai remarqué souvent que les poètes,les peintres et les musiciens sont des manières de gentilshommes endépit de la naissance. J’ai des affaires avec le sieur Badin et jesuis presque de sa famille. En conséquence, tu vas m’apporter ici,sur la table où l’on joue, un flacon de claret et une volaillefroide avec un chanteau de pain tendre, une fourchette et uncouteau.

– Je ne gênerai personne, ajouta-t-il enélevant un peu la voix ; mais tout à l’heure il y a eu desbraves gens qui se sont permis de rire quand j’ai perdu mon coup de280 000 livres. S’il leur arrivait de rire encore, ou de seplaindre, ou de n’être pas enchantés d’avoir l’honneur de macompagnie, nous ferions, ces braves gens et moi, plus ampleconnaissance.

Pendant qu’il parlait, son regard brillantfaisait le tour de l’assemblée. Tout le monde se tut, excepté lamarquise de la Casserole qui soupira :

– Il y a de jolis cœurs dans mes deuxrégiments, mais à celui-là le coq ! c’est un amour.

Le valet apporta la volaille froide, labouteille de claret, le chanteau de pain, le couteau et lafourchette.

Fortune arrangea cela devant luiméthodiquement et se mit à manger avec le superbe appétit que laProvidence lui avait octroyé. Non seulement personne ne se moqua delui, mais on avait envie de l’applaudir.

La volaille était dodue et le chanteauépais ; avant d’en voir la fin, Fortune rappela trois fois levalet pour remplir la bouteille vide.

Quand la volaille fut dépêchée, il lui restaitencore un peu de claret. Il demanda du fromage pour achever sabouteille, et requit une autre bouteille pour achever sonfromage.

La banque allait pendant cela, faisait sonchemin autour de la table. L’or, incessamment remué, chantait.Fortune, ayant décidément fini de souper, appela le valet d’unevoix retentissante et fit desservir, après quoi il dit :

– Ce Chizac, que Dieu confonde, a parlé decafé et de liqueurs des îles. Cela complète agréablement un repas.Que le café soit chaud et que la burette de liqueurs ne soit pasentamée.

Où en sommes-nous ? reprit-il ens’adressant aux joueurs. Le claret de maître Guillaume Badin n’esten vérité point mauvais, et je me sens tout gaillard. Je crois quenous pourrons porter la dot à cent mille écus.

– Quelle dot ? demandèrent plusieursvoix, car il avait excité l’attention générale.

– Ce sont, répondit Fortune, des affairesprivées qui ne vous regardent point.

Les quatre bouteilles de claret commençaient àfumer dans sa tête. Le valet lui apporta en ce moment sa topette deliqueurs. Il salua gravement à la ronde et dit en levant sonverre :

– Je bois à la santé de tous ceux qui vont secotiser ici pour faire la dot de la jeune demoiselle !

« Où en étais-je ? reprit-il aprèsavoir bu, la liqueur de maître Guillaume est comme son vin fortagréable. J’en étais à chanter les vertus de cette chèreenfant ; il n’y a pas de chérubin au ciel qui soit plus blancqu’elle : mais vous savez, nos roués ont le diable au corps,et j’en sais un surtout à qui personne ne résiste. Il est beau, cenoble coquin, à triple carillon, plus beau qu’Adonis, plus beauqu’Endymion, plus beau que le beau Narcisse, et vous pouvez bien enjuger puisqu’il me ressemble trait pour trait !

Les vrais joueurs avaient cessé depuislongtemps de suivre ce long discours, mais la galerie était toutoreilles.

– Corbac ! reprit Fortune en se versant àboire, qu’est-ce que cela vous fait ? vous êtes trop curieux,mes maîtres ! Moi, je ne veux pas vous dire son nom :elle est Bourbon, par la morbleu ! elle est Albret ! elleest Navarre ! non point par bâtardise comme les Vendômes oules petits de la Montespan, mais net et droit comme Henri IV sur lePont-Neuf ! Et la voilà toute pâle, à cause de ce duc dont jeromprai les os à la première occasion, c’est sûr ! La petiteMuguette n’a pas su me dire le fin mot. C’est celle-là qui est unbijou ! Ne parlons pas d’elle plus qu’il ne faut, voulez-vous,messieurs ? Mais pour en revenir à l’autre, à la cousine duroi, je suis fin comme l’ambre, et j’ai bien deviné pourquoi ellepasse son temps à la fenêtre qui regarde les fossés de laBastille !

Il parlait avec une extrême animation, commesi tous les gens qui l’entouraient l’eussent contredit à la fois,mais son voisin de droite ayant prononcé ces mots :

– La banque est à vous, laprenez-vous ?

– Vous aurez beau m’interroger, dit-il, vousne saurez pas le premier mot de l’histoire. Je veux la marier,parce que c’est mon idée ; personne n’a rien à y voir. Je metscent pistoles, et je vous préviens que si l’on tient mon parijusqu’à la huitième passe, je m’en irai après avoir gagné, mecontentant ainsi de 250 000 livres.

Il tourna ses cartes et gagna.

– Deux cents pistoles, dit-il.

Il gagna encore.

Et tout autour de la table on commençait àmurmurer :

– C’est la place qui est bonne, la place deGuillaume Badin.

Il pouvait être en ce moment dix heures dusoir. Un carrosse attelé de quatre chevaux qui contenait deux damesen brillante toilette et deux pimpants seigneurs s’arrêta au coindes rues Quincampoix et Aubry-le-Boucher.

Il n’y avait plus personne sur le pavé. Toutle monde avait trouvé place dans les cabarets qui regorgeaient ethurlaient.

Un des laquais du beau carrosse descendit,entra dans la rue des Cinq-Diamants et ouvrit la porte desTrois-Singes.

L’instant d’après il revint et dit à l’une desdames qui se penchait à la portière du carrosse :

– Maître Guillaume Badin est allé se mettre aulit :

– Ouvrez la portière, répondit la dame.

Le valet obéit ; la dame mit pied àterre.

Aux lueurs douteuses qui tombaient de lalanterne des Trois-Singes, vous eussiez reconnu la belle ThérèseBadin, qui portait un costume de bal et dont la parure étaitéblouissante.

Ses pieds charmants effleurèrent la pointe despavés, et, au lieu de se diriger vers le cabaret elle gagna laporte basse derrière laquelle dormait maître Guillaume Badin.

Elle frappa, mais c’est à peine si le boismassif résonnait sous son doigt mignon. Il fallut employer lemanche de l’éventail.

– Qui est là ? demanda une voixendormie.

– C’est moi, père, répondit Thérèse.

– Ah ! ah ! ramette, dit la voix,nous faisons de jolies affaires, et tu seras plus riche qu’unefille de régent.

– Père chéri, dit Thérèse, je viens techercher. Ce n’est pas le tout d’être riche, il faut se pousser àla cour. Tu sais bien ce que je veux faire de toi.

La voix répliqua :

– Tu es folle !

– Non, dit Thérèse, je ne suis pas folle, etje t’aime tant, mon cher bon père ! Voilà une granderévolution qui se prépare et qui va éclater comme la foudre, carnous avons des nouvelles de l’Espagne, cher père, et aussi de laBretagne, des nouvelles qui sont arrivées à ton adresse, puisque jete mets toujours en avant.

– Tu me feras pendre, murmura Badin. Voilà leplus sûr.

– Ouvre-moi.

– Je dors… et j’irai t’embrasser demain matin,sans faute. Bonsoir, minette.

– Père, mon amour de père, continua Thérèsed’une voix suppliante, il y a petit cercle cette nuit àl’Arsenal ; viens, sous prétexte de nous faire danser ;on t’attend. La sœur d’Apollon, qui s’y connaît si bien, dit que tuas un front de ministre ! et quand même tu ne serais pasgouverneur de province ou même intendant royal !… J’ai deshabits pour toi dans le carrosse, et tu feras ta toilette chezl’abbé Genest, dont le logis est sur la route. Il y a une basse deviole chez l’abbé. Viens-tu ?

Elle se tut pour attendre la réponse.

La réponse fut un ronflement sonore.

– Adieu, père chéri, dit Thérèse tristement,je t’aime tant que je te pardonne ; mais tu manques une belleoccasion.

Elle remonta en voiture et cria aucocher :

– À l’Arsenal !

Le carrosse partit au trot de ses quatre beauxchevaux.

Onze heures sonnèrent à l’église du Sépulcre,dont le parvis s’ouvrait encore à l’angle du marché desInnocents.

On commença d’entendre dans cette directionles charrettes des gens de la campagne qui amenaient lesapprovisionnements de Paris.

Puis le clocher du Sépulcre sonna minuit.

Il y eut un mouvement passager ; lesportes des divers tripots s’ouvrirent et se refermèrent ; uninstant, la rue Quincampoix s’encombra. C’était la partiebourgeoise des joueurs, les gens mariés, les pères de famille quiregagnaient le domicile conjugal, gémissant sur leur perte oucélébrant leur gain.

Après leur départ, les repaires devinrentmoins bruyants, on devinait que le jeu s’acharnait plus sérieux etplus sombre.

Vers une heure du matin, la rue Quincampoixétait complètement solitaire et presque muette.

Un homme sortit de l’Épée-de-Bois ; ungrand chien le suivait, quêtant à droite et à gauche.

L’homme regarda tout autour de lui avec unecertaine inquiétude, siffla son chien qui se mit presque entre sesjambes, et descendit la rue en tenant prudemment le milieu de lachaussée.

Il boitait de la jambe droite et contenait àdeux mains les poches de son pourpoint qui semblaient abondammentremplies.

– C’est étonnant, se disait-il en surveillantles portes à mesure qu’il passait, l’ami Fortune n’est pas venu merejoindre :

Demain j’irai voir un peu le nouveau cabaretde mon oncle Chizac. Vertubleu ! si la chance m’est fidèle,mon oncle Chizac ne sera pas longtemps le seul riche de lafamille !

Il paraît que ce brave La Pistole avait faitune honnête rafle, cette nuit, à l’Épée-de-Bois.

Comme il passait entre les Trois-Singes et lachambre à coucher de Guillaume Badin pour gagner la rue desLombards, son chien Faraud s’arrêta tout à coup, renifla au vent ets’élança vers la porte basse.

– Ici ! bonhomme ! dit tout bas LaPistole.

Faraud n’obéit point. Il essaya de mettre sonmuseau entre le lourd battant qui fermait le trou et la pierre duseuil.

– Ici, Faraud !

Mais La Pistole, qui s’était arrêté à sontour, au lieu de poursuivre se mit à écouter.

Un bruit sourd venait du trou, dont La Pistoles’approcha curieusement.

Au moment où il atteignais la porte, un grandsoupir se fit entendre qui ressemblait à un râle.

La Pistole saisit son chien par le collier etl’entraîna de force.

– Vois-tu, bonhomme, grommela-t-il, cela nenous regarde pas, et il n’y a que les fous pour mettre leur nezdans les mauvaises affaires.

À peine avait-il fait quelques pas que la clégrinça dans la serrure à l’intérieur.

La Pistole était si prudent qu’il ne seretourna même pas.

Au contraire, il hâta sa marche, traînantFaraud qui lui résistait et qui grondait.

La porte du trou roula lentement sur sesgonds.

Un homme sortit, la figure cachée par les plisd’un manteau sur lesquels retombait la corne de son chapeau.

Son regard rapide interrogea les alentours,puis il gagna la porte cochère de la maison Chizac.

À cet instant, La Pistole et Faraud passaientsous un réverbère ; le plus prudent jetait de temps en tempsun regard en arrière.

La Pistole tourna la tête à demi, et la lueurde la lanterne éclaira son profil.

Un cri de surprise s’étouffa dans la poitrinede l’inconnu qui se blottit contre la muraille.

La Pistole poursuivit sa route etdisparut.

L’homme au manteau murmura :

– C’est bien lui !

Il poussa la porte cochère, qui céda à sonpremier effort, et entra dans la maison de Chizac enajoutant :

– Lui et son diable de chien !… M’a-t-ilreconnu ?… Je donnerais un million pour savoir s’il m’areconnu !

Il paraît que cet homme au manteau n’était paspauvre.

Le silence revint dans la rue.

Un quart d’heure après un grand bruit debagarre s’éleva dans la salle commune des Trois-Singes, dont laporte s’ouvrit avec fracas pour donner passage à un vivant paquetqui vint tomber dans le ruisseau.

C’était notre ami Fortune qu’on jetait dehors,ivre comme un cent-suisse.

Il se releva sans trop de rancune et tâcha deretrouver l’aplomb de ses jambes.

– Corbac ! gronda-t-il, les drôlesétaient vingt contre un, l’honneur est sauf.

Puis, frappant sur ses goussets complètementvides :

– Mon étoile dormait, dit-il ; une autrefois je ferai mieux. Mais je voudrais bien savoir où je vaiscoucher cette nuit !

La porte de Guillaume Badin était à deux pasde lui et l’homme au manteau l’avait entrouverte.

Fortune entra et demanda :

– Y a-t-il quelqu’un ici ?

Personne ne répondit.

Fortune tâta les murailles et arriva jusqu’aulit.

– La mule du pape ! dit-il en s’ycouchant tranquillement, mon étoile est éveillée, et voilà unedélicate attention de sa part !

L’instant d’après il comptait dans le tablierde Muguette, en rêve, la dot de la cousine du roi qu’il venaitpourtant de perdre jusqu’au dernier écu.

Les rêves n’y vont pas par quatrechemins : la dot était de cinq cent mille livres.

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