Le Cavalier Fortune

Chapitre 6Où Fortune cause avec son assassin.

Le passant, qui était en effet l’homme endeuil de la rue de la Tixanderie, le frère de la malheureuseMme Michelin, essaya d’abord de dégager ses deux poignets etvoulut faire un pas en arrière, mais Fortune n’eut point de peine àvaincre sa molle résistance.

– La peste ! mon petit homme, dit Fortuneavec compassion, il ne faut point avoir frayeur de moi. Quel estvotre nom, s’il vous plaît ?

– Je m’appelle René Briand, répondit le frèrede Mme Michelin. Et il ajouta, en secouant la têtetristement :

– Je n’ai pas frayeur de vous.

– C’est pourtant vrai, murmura Fortune, qu’onpeut être brave avec des bras de femmelette. Voilà ce qui nousdistingue des animaux à quatre pattes : un chien n’estcourageux que s’il est fort. Et, vertubleu ! mon petit homme,si vous étiez aussi fort que brave, je ne serais pas ici pour fairela conversation avec vous, car votre coup était visé au bonendroit, mais il manquait de fond, et grâce à un chiffon deparchemin il n’a produit qu’une pauvre égratignure pour toutpotage.

– Que Dieu en soit remercié ! murmuraRené en serrant les mains de sa florissante victime ; j’étaisvenu dans cette maison précisément pour y chercher de vosnouvelles, car j’avais reconnu mon erreur en apprenant que le ducde Richelieu était sorti de la Bastille et faisait déjà parler delui.

– Et quelles nouvelles avez-vous eu de moidans cette maison ? demanda notre cavalier.

– Aucune, répondit René, je suis monté jusqu’àl’étage où j’avais failli commettre un crime inutile, et j’aifrappé à la porte de cette jeune fille…

– Je sais… allez toujours.

– La porte était fermée et l’on ne m’a pointrépondu.

– C’est que la jeune fille est en bas, àsecourir ceux qui souffrent. Et vous alliez de ce pas, je présume,chercher M. le duc de Richelieu pour réparer votreerreur ?

– Non, répondit le jeune homme à voix basse,mon beau-frère, le mari de Mme Michelin, qui était un vieilhomme et que j’aimais comme un père, est mort, voici deux jours,par le chagrin qu’il a eu de son veuvage. En. mourant, il m’adit : « Fais comme moi, pardonne. »

– Et vous avez pardonné ? demanda Fortunestupéfait, car l’oubli des injures n’était pas au nombre de sesvertus.

– J’ai essayé, répartit le jeune homme, jen’ai pas pu.

– À la bonne heure ! s’écria Fortune.

– Seulement, poursuivit René d’une voixdécouragée, pour celui qui nous a fait tant de mal c’est comme sij’avais pardonné, car je suis mort. Nous sommes tous morts.

Comme il chancelait, Fortune le prit àbras-le-corps. Les choses avaient pour lui toujours leursignification au pied de la lettre.

– Est-ce que vous seriez empoisonné ?s’écria-t-il.

– Pas encore, répliqua René de sa voix tristeet douce, et je ne sais pas si j’aurai besoin de cela, car ledésespoir, tue comme le poison. Voilà deux mois, nous étions unefamille bienheureuse, j’avais ma sœur, toute belle et si bonnequ’elle nous défendait contre la peine comme un ange gardien ;j’avais mon beau-frère, qui remerciait Dieu chaque jour de posséderune pareille compagne et qui me chérissait mieux qu’un fils.J’avais encore…

Il s’arrêta et les larmes lui vinrent auxyeux.

– Qu’aviez-vous encore, René, monenfant ? s’écria Fortune étonné de sa propre émotion.Corbac ! je ne veux pas que vous mouriez, moi ! Mon cœurdevient sensible à faire frémir et, depuis trois jours, les amitiéspleuvent autour de moi comme une ondée. Je vous aime déjà autantque mon vieil ami le petit Bourbon et dix fois plus que LaPistole : je vous aime autant que Thérèse…

– Thérèse ! répéta René en un douloureuxmurmure.

– Il n’y a que Muguette et Aldée, achevaFortune, qui me tiennent au cœur plus que vous. Dites-moi ce quevous avez encore perdu, jeune homme, et, vive Dieu ! si c’estune chose possible à vous recouvrer, je vous la rendrai, je m’yengage.

René hésita. Fortune avait passé son bras sousle sien et ils traversaient la cour de Guéménée.

– Ce que j’ai perdu, murmura enfin le jeunehomme, vous ne pouvez pas me le rendre.

– Est-ce encore un deuil ?

– C’est le deuil de mon dernier espoir.J’aimais une jeune fille, et vous avez prononcé son nom tout àl’heure.

– J’ai prononcé les noms de trois jeunesfilles, dit Fortune : Muguette, Aldée, Thérèse.

Ceci était une question. René poursuivit sansy répondre :

– Je me suis cru aimé. Peut-être m’étais-jetrompé et n’avait-elle pour moi que de la pitié. Mais un homme estvenu… le même… toujours le même ! et si j’ai voulu commettrele meurtre ce n’était pas seulement pour venger l’assassinat de masœur.

– Ah çà ! ah çà ! s’écria Fortuneavec une véritable fureur, il faudra donc abattre ce démon enpleine tête comme on assomme les chiens enragés ! Moi, je vousdis, jeune homme, qu’on ne meurt pas quand on aime et quand ondéteste : c’est cela qui fait vivre, au contraire. Sang demoi ! vous êtes jeune et joli garçon, vous n’avez pas froidaux yeux ; il ne s’agit que de remettre un peu de chair survos membres et un peu de chaleur dans vos veines, je me charge decela.

« D’abord, avant qu’il soit trois jours,ce misérable duc ne prendra plus ni femmes ni filles, c’est moi quivous le dis, votre Thérèse reviendra à la raison, et à moins que cene soit une princesse, je prends sur moi de faire le mariage dansla quinzaine. En attendant, remontez avec moi cet escalier, car ilfaut commencer par déjeuner, et ma petite Muguette a dans sonarmoire un certain pâté de maréchale qui ressusciterait un défunt.C’est ce pâté qui m’a guéri de votre coup de poignard, il y a troisjours, et je suis sûr qu’il en reste assez pour vous guérir devotre découragement, moyennant les bonnes paroles que je vais yjoindre en guise d’assaisonnement.

René se laissa entraîner. Ils montèrentensemble l’escalier du premier étage. Au moment où ils passaitdevant la porte du logis occupé par Mme la comtesse de Bourbond’Agost, un cri plaintif partit de l’intérieur et, arrêta Fortunecomme si une main l’eût saisi au collet.

René prêta l’oreille et murmura :

– On dirait une femme en détresse.

Un chant rauque et monotone fut entonné del’autre côté de la porte qui s’ouvrit brusquement, donnant passageà la pauvre petite Muguette tout échevelée.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elled’une voix que les sanglots étouffaient. Que faire ? À quidemander secours ?

Fortune était à deux pas d’elle. Quand elle lereconnut, elle tomba dans ses bras en gémissant :

– Mme la comtesse se meurt et Mlle Aldéeest folle !

Notre cavalier la porta jusqu’au seuil et seretourna vers René, dont le regard triste plongeait au fond del’appartement.

– Il y a ici un grand mal, dit Fortune, le maldont votre sœur est morte. Retirez-vous, mon jeune compagnon ;ceci est encore une raison de vivre, car vous avez surpris lesecret d’une noble infortune, et, si je succombais, il vousresterait un devoir.

René lui serra la main avant qu’il eûtachevé.

– C’est bien, ajouta Fortune, vous m’avezcompris. Venez me trouver demain à l’hôtel de Mlle Badin, rue desSaints-Pères.

Une flamme s’alluma dans les yeux de René,tandis que Muguette laissait échapper une exclamation desurprise.

– J’irai, murmura René, qui tourna le dos etdescendit aussitôt l’escalier.

Les grands yeux de Muguette étaient fixés surFortune.

– Mlle Badin ! répéta-t-elle ; cettefemme qu’on dit si belle !…

Elle s’interrompit, parce qu’une voix venaitde la chambre du fond, une voix que notre cavalier ne connaissaitpoint, et qui disait :

– Qu’on prépare mes robes et mes parures,j’irai ce soir à la fête de M. le régent.

– Oh ! fit Muguette, qu’importe lasouffrance d’une pauvre fille telle que moi !

Fortune prit sa tête à deux mains et déposa unrapide baiser sur son front.

– Toi, dit-il, tu es aimée, bienaimée !

Il s’élança en même temps vers la secondeporte, laissant Muguette toute tremblante. Sous les larmes de lapauvre enfant, il y avait maintenant un sourire.

Au moment où Fortune entra, la chambre deMme la comtesse de Bourbon était silencieuse. Aldée se tenaitdebout, en face d’un miroir de Venise qui s’inclinait au-dessus dela cheminée. Elle n’avait plus cette pâleur qui donnait naguère àsa beauté un caractère tragique ; elle souriait au miroir enarrangeant avec une sorte de complaisance les boucles de sesmagnifiques cheveux.

Mme la comtesse de Bourbon était toujoursétendue sur le dos comme une statue sépulcrale, mais ces deux joursavaient produit en elle un changement funeste : ses traitsravagés parlaient de mort prochaine.

Muguette s’était glissée derrièreFortune ; elle essuya le front de la vieille dame, dont lesyeux se fermaient.

Aldée semblait ne faire aucune espèced’attention à ce qui se passait autour d’elle.

– La crise est passée, dit Muguette à voixbasse ; elle a été terrible, et j’ai cru que c’était la fin dela pauvre bonne dame.

Fortune montra du doigt Aldée ; Muguettese rapprocha de lui.

– Dès hier, murmura-t-elle en baissant la voixdavantage, elle avait un singulier regard. Je vous attendais, moncousin Raymond, car j’ai bien de la peine quelquefois, toute seule,entre elles deux. Vous m’aviez promis de revenir…

– Tu ne sais donc pas que j’étais en prison,fille, répliqua Fortune.

– En prison ! s’écria-t-elle.

Aldée se retourna et répéta :

– En prison… Maintenant, ce ne sont plus lesmalfaiteurs qu’on met en prison, ce sont les ducs et princes.

Elle disposa les plis de sa robe avec unegrâce majestueuse et demanda :

– Pour quelle heure a-t-on retenu moncarrosse ?

– Réponds-lui quelque chose, fit notrecavalier.

– Il n’est pas besoin, répliqua lafillette ; ce qu’on répond, elle ne l’écoute plus.

Aldée mit son coude sur le marbre de lacheminée appuya sa tête contre sa main. La fièvre avivait lescouleurs de sa joue et il y avait dans ses yeux des diamantés.

– Jamais je ne l’ai vue si belle ! pensaFortune haut.

– Hier donc ; reprit Muguette, sesprunelles se fixaient sur moi comme si elle ne me voyait plus etson regard faisait, peur. Elle avait passé toute la journée à safenêtre et plus d’une fois je l’avais entendue murmurer :« Il n’est plus là… Je ne le verrai plus.

– Avant-hier, interrompit-elle, il faut quevous sachiez cela, une lettre était arrivée de la prison duChâtelet. Je ne connais pas bien l’histoire, mais il y avait unpauvre beau jeune homme qui l’avait accompagnée une fois comme ellerevenait de l’église…

– Moi, je sais l’histoire, dit Fortune, et jete la conterai quelque jour. Continue.

La vieille dame eut une toux sèche et pleined’épuisement. Le regard d’Aldée, qui se perdait dans le vague ne setourna même pas vers elle.

– Elle reçut la lettre, poursuivit Muguette,et l’ouvrit et la parcourut d’un regard distrait, puis elles’approcha du foyer et la brûla en disant : « Celui-làm’aime… c’est pitié ! »

« À l’heure du dîner, Mme lacomtesse eut une grande crise car, depuis le jour où vous êtesvenu, Raymond, elle est bien plus malade ; Aldée, que j’avaistoujours vue empressée autour de sa mère, resta debout auprès de safenêtre à regarder les sombres murailles de la Bastille. Quand jel’appelai, elle ne me répondit point. Elle vint se mettre à tablepeu après et me demanda :

– Qui êtes-vous, jeune fille ?

Sa folie éclatait.

Et, dans le premier moment, je crus quec’était la même folie que celle de sa mère, car elle demandaencore :

« – Où sont nos valets, et pourquoi lalivrée ne vient-elle point nous servir aujourd’hui comme àl’ordinaire ?…

Du fond de son lit la vieille damerépéta :

« – Oui… où sont nos valets ?

« Aldée écouta cette parole, eut unsourire de compassion et dit :

« – Quand madame ma mère est morte, ellen’avait plus sa raison. Moi aussi je dois mourir, folle. »

Fortune passa le revers de sa main sur sonfront mouillé.

– Mon cousin, vous êtes bien pâle, ditMuguette.

– Va toujours, répliqua brusquement notrecavalier, il n’y a que les femmes pour tomber en syncope.

– Ce matin, reprit la fillette, j’avaisregagné bon espoir, car la nuit s’était passée dans le calme. Lavieille dame, qui ne dort jamais, avait fermé les yeux pendant plusde deux heures et le sommeil d’Aldée m’avait semblé tranquille.Mais au petit jour, Mme la comtesse a crié, appelant tous sesanciens laquais par leurs noms, afin qu’on préparât sa litière pouraller rendre sa visite à M. le duc de Richelieu.

– M. le duc de Richelieu ! répétaFortune stupéfait. La vieille dame !

Muguette devint toute rose.

– Vous ne savez pas cela, murmura-t-elle, cen’est pas le même… C’est un autre duc de Richelieu, le père decelui que les plus belles dames venaient voir, ces temps dernierssur la terrasse de la Bastille.

Fortuné songeait ; Muguettepoursuivit :

– J’ai parlé de tout ceci avec Mme lamaréchale Mme la maréchale l’a bien connu car il est mortmaintenant. Il était très beau, ce vieux duc, comme le ducd’aujourd’hui et il y avait aussi beaucoup de nobles dames quicouraient après lui…

« Mais laissez-moi continuer, mon cousinRaymond quand Mlle Aldée a entendu sa mère prononcer le nomRichelieu, elle s’est levée toute droite sur son lit où elle étaitencore, et elle a dit avec un accent impérieux, « Taisez-vous,madame ! »

« Et Mme la comtesse n’a plusparlé.

« Et Mlle Aldée s’est mise à chanter cequ’elle n’avait pas fait depuis des mois.

« Sa voix était si changée ! Elle achanté des cantiques et aussi des chansons qui semblaient bienétranges dans bouche.

« Quand elle s’est levée, elle a étéjusqu’à la fenêtre, elle est restée immobile, comme toujours,pendant prés d’une heure. Au bout de ce temps, elle a dit d’un tonmorne la même chose qu’hier.

« – Il n’est plus là, je ne le verraiplus !

« Puis d’un geste rapide, elle a ouvertla croisée et son pied touchait déjà le support du balcon, lorsqueje me suis élancée pour la saisir entre mes bras. Elle luttait avecmoi, elle voulait se précipiter, tête première,au-dehors !

« Au même instant, la vieille damesubissait une crise furieuse et râlait comme pour mourir.

« C’est alors que je suis sortie sur lecarré, moi-même, ne sachant plus où donner de la tête, cherchant dusecours. »

Muguette se tut.

À ce moment, Aldée quitta la pose rêveusequ’elle avait auprès de la cheminée, et vint jusqu’au milieu de lachambre. Elle regarda Muguette attentivement.

– Je crois bien que j’ai pu vous connaîtreautrefois ma fille, lui dit-elle avec bonté, comme pour répondre àune question qui n’avait pas été faite, mais où et quand, je nem’en souviens plus.

Elle caressa la joue de Muguette d’un gesteprotecteur et ajouta :

– Vous avez raison, Madame ma mère a biensouffert pour mourir. Que Dieu ait son âme !

Elle s’arrêta pour regarder en face Fortune,qui avait des larmes dans les yeux.

– Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans hésiter.Vous avez été bien longtemps dehors ce matin, mon ami. Il faut vousrendre utile dans cette maison, où nous avons tant de peine àsoutenir le rang de nos aïeux. Allez au bois, jeune homme, et tuezun daim pour le repas de ce soir, car un gentilhomme va venir, etnous voulons qu’il soit traité au mieux… comme un grandseigneur !

Sa voix, qui jusqu’alors avait été impérieuse,baissa jusqu’au murmure pendant qu’elle ajoutait :

– Ce gentilhomme est un prisonnier. Il ne fautpas qu’il se rencontre avec Pierre de Courtenay de Bourbon. Madamema mère a épousé aussi un Bourbon, mais elle parlait souvent deM. le duc de Richelieu. Chut ! Ce ne sont pas vosaffaires, jeune homme, Madame ma mère est morte et je ne vivrai paslongtemps. Allez en chasse, que nous fassions bonnechère !

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