Le Cavalier Fortune

Chapitre 16Où Fortune prend un prince à son service

Thérèse était seule auprès de René. Elle pritsa main froide et la garda un instant entre les siennes. Un soufflefaible passait entre les lèvres du pauvre jeune homme, et un nuagede fugitive rougeur semblait remonter à ses joues.

Au bout de quelques minutes, et comme si elleeût cédé à un irrésistible entraînement, Thérèse abandonna la maindu malade et glissa ses doigts frémissants sous le revers de sarobe de deuil.

Elle en retira à demi un papier qu’ellerepoussa comme si elle eût été prise par un mouvement de honte.

René entrouvrit les yeux et Thérèse se penchaau-dessus de lui, plus belle dans l’élan de compassion qui luifaisait battre le cœur.

– Eh bien ! par la corbleu ! disaitpendant cela le petit Bourbon, qui dépêchait une tranche de bœufrôti avec un plaisir sans mélange, j’aurais été chagrin d’achevermon repas sans vous, ami Fortune, et je suis ravi d’apprendre quenotre compagnon de naufrage est en passe de retrouver la santé. Ila une jolie figure, ce garçon.

– Et le hasard fait, interrompit Fortune enprenant place à table, que son cas et le vôtre se ressemblentbeaucoup, mon prince.

– Ah bah ! fit Courtenay d’un airdistrait, un si petit bourgeois !

– Dieu me préserve d’établir aucunecomparaison qui puisse blesser Votre Altesse Sérénissime, mais ilse trouve que René Briand, fils d’un marchand du quai de la Grève,a le même rival en amour que ce descendant des preux, M. le princede Courtenay.

– Le Richelieu ! s’écria le petitBourbon ; mais, au fait, c’est juste, ce misérable héritierd’un faiseur de perruques a eu l’impudence de confondre dans lamême gageure Mlle Aldée de Bourbon et la fille de Badin.

– N’oubliez pas, je vous en prie, dit notrecavalier, que vous buvez en ce moment le claret de la fille àBadin.

– Et il est bon, par la sambleu ! s’écriaCourtenay. Quand la Providence m’aura remis enfin à ma place ;je promets bien de faire quelque chose pour cette charmantecréature qui m’a donné si à propos l’hospitalité. Et quant à vous,Fortune, mon garçon, je n’y vais pas par quatre chemins : quej’aie jamais la chance de m’asseoir sur n’importe lequel de mestrônes, soit à l’Orient, soit à l’Occident…

– Soit au midi, soit au septentrion,poursuivit Fortune.

– Ne riez pas ! je vous campe des lettresde noblesse.

– Et vous me nommez premierministre ?

– Non ! soyons donc sérieux ! jevous nomme grand écuyer de la reine.

– Qui aura nom ?

– Aldée, j’en fais serment sur ma foi degentilhomme !

Fortune lui tendit la main d’un airrêveur.

Courtenay le regarda fixement.

– Répondez-moi, dit-il, Aldée a-t-elle quittéla maison de la cour de Guéménée ?

– Pas encore, répondit Fortune, et puisquevous voici revenu, j’espère bien que Mlle Aldée de Bourbon nequittera la maison de la cour de Guéménée que pour aller au logisoù elle sera dame et maîtresse.

Courtenay leva son verre et but gravement.

– Que Dieu vous entende, ami !murmura-t-il, vous m’avez fait la plus grande peur que j’aieéprouvée en ma vie.

Fortune but à son tour et dit avec la mêmegravité :

– La peur n’est point de saison, mon prince,mais la joie serait également déplacée. Aimeriez-vous encore Aldéede Bourbon si Dieu la frappait d’une de ces maladies qui détruisentla beauté des jeunes filles ?

Courtenay se leva tout tremblant.

– Par le saint sépulcre ! s’écria-t-il,vous raillez-vous de moi, l’homme ! Il y a quelque chose queje veux savoir, sur l’heure, ce qui est arrivé à Mlle deBourbon.

Fortune ne répondit pas tout de suite. Sonregard calme et triste était fixé sur les traits bouleversés deCourtenay.

– Vous ne m’avez pas répondu,murmura-t-il : « Je l’aimerais encore, je l’aimeraisdavantage !

– Du fond du cœur, s’écria le chevalier, quiappuya sa main contre sa poitrine : Je l’aimerais toujours, jel’aimerais mille fois plus !

Fortune se leva à son tour.

– La peste fit-il, quel bijou de prince !et comme il ferait bon risquer son cou à votre service,monseigneur !

« Holà ! marauds ! se reprit-ilen ouvrant la porte du corridor, qu’on serve le café, et vite, SonAltesse n’a plus faim et veut causer un peu avant de dormir.

« Soyez tranquille, mon prince, ditFortune enfin, mon plan vous sera expliqué tout au long quand il ensera temps. D’abord, pour que je sois heureux avec Muguette, ilfaut que notre belle Aldée soit hors de danger : je suis doncintéressé à ne pas laisser languir la besogne.

Courtenay vint s’asseoir dans le fauteuil quelui désignait Fortune, et notre cavalier, mettant brusquement decôté tout artifice de langage, lui rapporta, selon la vérité laplus scrupuleuse, tout ce qu’il avait vu au logis de Mme lacomtesse de Bourbon.

Le seul détail passé par lui sous silence futle secret de Mme la comtesse elle-même, qu’il n’avait ni ledroit ni la volonté de révéler.

En apprenant le malheur d’Aldée, Courtenaygarda un morne silence.

L’annonce de cette folie soudaine, qui avaitfrappé celle qu’il aimait ne lui arracha pas une parole ; maisdeux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

L’œil de Fortune, inquiet et curieux,l’examinait à la dérobée, car cette folie de la jeune fille étaitle paroxysme du mal d’amour, et l’amour d’Aldée n’allait point versle chevalier de Courtenay.

C’était un bien autre prétexte d’inconstanceque la maladie, supposée naguère par notre cavalier, la maladie quidétruit la beauté des jeunes filles !

Le cœur d’Aldée, cette fille noble et purejusqu’à la sainteté, n’avait rien à faire en tout ceci : elleétait victime d’un charme, comme les pauvres vierges de la Hongriequi obéissent, dans la campagne d’Ofen, le long des rives duDanube, aux appels magiques des vampires.

– Cela ne change rien à mon dessein, ditCourtenay quand Fortune eut achevé, Aldée de Bourbon sera ma femmeet je tuerai M. de Richelieu.

Notre cavalier se gratta l’oreille.

– Voici justement où le bas nous blesse,murmura-t-il d’un air assez embarrassé, je veux bien que M. ledut de Richelieu soit berné, soit bafoué, soit battu comme plâtremême et mieux encore s’il est besoin, mais je ne veux pas qu’on letue.

Le petit Bourbon le regarda stupéfait ;il crut avoir mal entendu.

– Vous qui m’accusiez si amèrement de nel’avoir point assommé ! murmura-t-il.

– Certes, certes, répliqua Fortune, mais quevoulez-vous ? Il y a là une énigme dont je ne peux pas vousdonner le mot. C’est à prendre ou à laisser. J’ai combiné tout unplan qui est immanquable et qui vous donnera la mesure de monintelligence vraiment merveilleuse ; avec ce plan, nousdébarrasserons notre route du Richelieu et, s’il plaît au ciel,nous guérirons notre chère Aldée. Voulez-vous m’écouter ?Quand j’aurai achevé, vous me direz franchement si vous acceptezmes conditions car, je vous le répète, c’est à prendre ou àlaisser.

– Voyons votre plan, dit Courtenay.

Il s’installa commodément dans sa bergère,Fortune prit la parole.

Notre cavalier n’avait point exagéré,paraîtrait-il, les mérites de ce fameux plan qu’il méditait depuisle matin avec tant d’amour.

Courtenay l’écouta d’abord d’un air méfiant, àcause des clémentes intentions que notre cavalier venait demanifester fort inopinément à l’égard de M. le duc deRichelieu. Mais, à mesure que notre cavalier parlait, l’intérêt deCourtenay était plus vivement excité.

– Morbleu ! s’écria-t-il en se tenant lescôtes, quand Fortune cessa de parler, vous êtes bien le plus joyeuxdrille que j’aie rencontré en toute ma vie ! Je vous prometsde ne pas occire le Richelieu tout à fait puisque c’est dans lemarché, mais, par la vraie croix ! il passera un mauvais quartd’heure !

– Alors, dit Fortune humblement, Votre Altessedaigne approuver les pauvres intentions de son serviteur ?

– Je vous ai refusé tout à l’heure unministère, cavalier, répliqua le petit Bourbon, mais, viveDieu ! c’est à réfléchir. Veuillez, le cas échéant, merafraîchir la mémoire, car, avec un peu d’exercice, vous feriez unpolitique très sortable.

Fortune remercia sans rire etpoursuivit :

– Il est bien entendu que, malgré l’abîme quisépare un aventurier comme moi d’un vagabond tel que Votre Altesse,le commandement en chef de l’expédition m’est attribué.

– C’est convenu, répliqua Courtenay, et le motvagabond n’a rien qui m’offense. J’ai beau errer, je suis toujourssur quelqu’un de mes domaines.

– Il est bien entendu, reprit Fortune, qu’unefois engagé, vous vous soumettez envers moi aux règles de ladiscipline militaire ?

– C’est convenu.

– Eh bien ! Altesse, je sonne lecouvre-feu et j’ordonne que mon armée aille se mettre au lit.Demain matin, à la première heure, tout le camp sera sur pied etnous commencerons immédiatement les préparatifs de la bataille.

Quand le vent apporta les douze coups deminuit qui tombaient du clocher de Saint-Germain-des-Prés, toutétait silence dans le petit hôtel de la rue des Saints-Pères.Fortune et son royal subordonné dormaient comme desbienheureux.

Il y avait pourtant une chambre qui restaitéclairée, c’était celle où l’on avait déposé René Briand, le pauvrejeune malade.

Il était toujours étendu sur son lit, mais unrouge vif remplaçait maintenant la mortelle pâleur de ses joues. Lafièvre le tenait.

Thérèse Badin restait assise à son chevet.

C’était maintenant Thérèse qui était pâlecomme une morte.

À un mouvement que fit le malade en dormant,les yeux de la belle fille cessèrent de regarder le vide et setournèrent vers le lit.

Un instant, son regard triste et doux s’arrêtasur le front de René.

– Mon père disait autrefois,murmura-t-elle : C’est celui que tu aimeras.

Elle ajouta après un silence :

– Mon père l’aimait.

Ses paupières battirent comme siintérieurement la piqûre brûlante d’une larme les eût touchées.

– Il est beau, dit-elle encore, et comme jeserais adorée !

Ses belles mains écartèrent les cheveux quicouvraient le front de René. Elle se pencha sur lui comme si elleeût voulu, dans sa compassion tendre, lui donner un baiser.

Mais ce mouvement fit tomber de son sein unpapier qui tomba sur la couverture.

Elle se releva vivement et ce fut le papierqui eut le baiser frémissant de ses lèvres.

Le papier satiné et musqué contenait cesmots :

« M. le duc de Richelieu attendra labelle des belles demain soir, à sa maison de la Ville-l’Évêque. Ledeuil de Mlle Badin ne peut être un obstacle, car elle sera seuleavec M. le duc de Richelieu. »

Thérèse, après avoir lu ce billet, se laissaretomber dans son fauteuil et mit sa tête entre ses mains.

– René ! murmura-t-elle, pauvre ami, sasœur aussi est morte ensorcelée !

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