Le Cavalier Fortune

Chapitre 13Où Fortune raconte une histoire.

C’était une chambre très petite et mansardéequi donnait sur les fossés de la Bastille.

Par la croisée on voyait le profil entier dela forteresse, dont les tours étagées se découpaient sur leciel.

De l’intérieur de la chambre il semblait qu’enétendant la main on aurait pu toucher les remparts.

Il y avait une couchette bien blanche, troischaises et une commode de chêne. Au fond du lit, on voyait unbénitier surmonté d’un crucifix que coiffait une branche de buisbénit. Au milieu se trouvait un métier à broder.

Mais ce que l’œil remarquait tout de suite enentrant c’était une large bergère, habillée de toile perse, dontles bras s’ouvraient tout à côté de la fenêtre.

Ce meuble formait un contraste complet avectout ce qui l’entourait.

Au moment où nous passons le seuil du logis deMuguette, notre ami Fortune était couché sur le lit et livrait sapoitrine sanglante aux soins de la petite fille, qui était bienplus pâle que lui.

Notre ami Fortune ne se montrait point tropdéfait ; il causait, au contraire, et causait en soupant. Savoix restait sonore et bien timbrée.

– Vois-tu, ma petite cousine, disait-il avecun accent de profonde conviction, il y a des gens qui ont uneétoile, c’est clair comme le jour, et ceux qui le nient font preuved’aveuglement. Toute la journée j’ai été pris pour un certain duc,dont les dames de Paris sont folles… Dis-moi, est-ce que tu connaisM. de Richelieu, toi ?

– Je le vois tous les jours, réponditMuguette.

Fortune la regarda avec défiance et demandaencore :

– Trouve-tu que je lui ressemble ?

– Oh ! non, répliqua la fillette, c’estun duc et pair, tandis que toi, Raymond…

– Je ne suis qu’un pauvre diable, achevaFortune d’un air piqué ; c’est pourtant comme cela que lespetites filles voient le monde !

– Je ne trouve personne si beau que toiRaymond, dit Muguette du ton que l’on prend pour calmer les enfantsombrageux ; mais enfin, il est bien sûr que tu ne ressemblespas à un duc et pair.

– Comment sont donc faits les ducs etpairs ? demanda Fortune.

– Je ne sais pas, repartit Muguette, etd’ailleurs tu vas te fatiguer si tu parles tant que cela. Quand onest blessé et que l’on parle trop, on a la fièvre. Tiens-toitranquille et laisse-moi te panser.

Fortune attira sa tête blonde jusqu’à lui etmit sur son front un bon gros baiser.

– Je n’ai pas fini, dit-il, j’en étais à monétoile. C’est encore pour ce haïssable duc que j’ai reçu mon coupde couteau. Un autre aurait été traversé de part en part et seraitmort comme un chien, ici, sur le carré, de l’autre côté de laporte, sans avoir seulement le temps de te dire « Bonjour,Muguette » ; moi, il se trouve que j’ai acheté unpourpoint de rencontre et que, dans la poche gauche de ce pourpointvendu à la friperie, son ancien maître avait oublié un diplôme demaître ès arts en excellent parchemin, plié huit fois sur lui-même.Le coup de couteau était bien donné, puisqu’il a traversé les huitdoubles, mais il n’avait plus de force en arrivant à ma peau, et jen’ai qu’une égratignure.

Il s’interrompit et se mit à réfléchir.

– Attends donc que je me souvienne !dit-il, c’est le frère… Je ne suis pas fâché de me rappeler cedétail pour lui rendre, à l’occasion, la monnaie de sa pièce, c’estle frère de Mr Michelin.

– Ah ! soupira Muguette, on dit qu’elleétait bien belle et pieuse.

– Il y a donc une histoire ?

– Une triste histoire : elle est morte dechagrin parce que M. de Richelieu ne l’aimait plus.

– La mule du pape ! s’écriaFortune ; alors c’est bien cela. Je me demande à qui je doispayer ma dette, au frère ou au duc ? Je penche pour leduc.

– Il est si puissant ! murmuraMuguette ; je t’en prie, mon cousin Raymond, ne parle pastant.

– Vas-tu faire attention à cetteégratignure ? s’écria Fortune. Corbac ! nous en avons vubien d’autres… Là ! me voilà pansé ! et je déclare que jemangerais un morceau avec plaisir.

« Mais d’abord, reprit-il ens’interrompant, assieds-toi là, petite cousine, bien près de moi,plus près encore, que je te regarde jusque dans le fond de tesbeaux yeux. Comme tu as grandi ! comme tu as embelli ! tun’es plus une enfant, sais-tu ? et je pardonne à ce maladroitqui m’a poignardé, car son intention était bonne endéfinitive ; il voulait empêcher le Richelieu, cet ogre quidévore les femmes, d’arriver jusqu’à toi, et il avait raison. Si jele rencontre jamais, je l’inviterai à boire avec moi une bouteillede claret[3] du meilleur de mon cœur.

Muguette avait passé derrière le lit et ouvertun placard. Elle revint portant un pâté à peine entamé, un flaconde vin et une assiette de beaux fruits.

– Tu mangeras le reste de Mme lamaréchale, dit-elle en roulant la table jusqu’auprès de lacouchette.

– La peste ! se récria Fortune, tutraites des maréchales, toi ?

Muguette, qui mettait son petit couvert,sourit et répondit :

– Il vient ici beaucoup de beau monde mevoir.

Fortune aurait interrogé sans doute si le pâtéde la maréchale ne se fût trouvé excellent.

Il était d’ailleurs blasé sur les grandesdames.

– Si j’étais chirurgien, dit-il la bouchepleine, je ne prendrais jamais souci de sonder une blessure. Jemettrais une tranche de pâté, j’entends du bon pâté comme celui-ci,devant le patient et je regarderais comment il besogne.

– Sois prudent, Raymond, recommanda Muguetteen lui versant un doigt de vin.

– Toi, répliqua Fortune gaiement, ne sois paséconome. Remplis mon verre jusqu’au bord. Tu sauras que jem’appelle Fortune à présent et que tout me réussit à miracle.Mets-toi là, auprès de moi : tu ne me laisseras pas dîner toutseul, j’espère ? Nous en étions à la manière de juger si uneplaie est maligne ou débonnaire : dans le premier cas, qui estle mien, il mangera comme un lion et ne s’en portera que mieux aubout d’une semaine.

Il tendit de nouveau son assiette déjàvidée.

– Si tu allais avoir la fièvre ? objectala jeune fille.

– N’est-ce pas encore une aventuremerveilleuse ? s’écria Fortune au lieu de répondre. Tomber dupremier coup dans ce grand Paris, sur la seule créature humaine quej’eusse envie de retrouver ? Tu ne pensais guère à moin’est-ce pas, petite Muguette ?

– J’ai toujours pensé à toi, répondit celle-cidont les grands yeux bleus mouillés souriaient, je penseraitoujours à toi.

Fortune s’arrêta de manger pour laregarder.

C’était un visage rieur, mais où le moindreémoi mettait une expression de sensibilité exquise.

Il y avait de l’enfant chez Muguette parl’extrême mobilité de la physionomie et par la naïveté duregard ; sa taille, qui n’avait pas atteint son completdéveloppement, était gracieuse, mais un peu grêle ; sescheveux, d’un châtain très clair, se jouaient en boucles naturellesautour d’un front charmant.

Ses traits délicats brillaient de gaieté, debonté, de finesse.

On pouvait rencontrer une femme plus belle,impossible d’admirer une fillette plus jolie.

Un nuage de rêverie passa sur l’insouciantrayon qui brillait dans le regard de Fortune.

Ceci était rare.

D’ordinaire, Fortune ne rêvait jamais.

– Voilà ! dit-il en repoussant sonassiette. Quand on a beaucoup de joie, l’appétit s’en va, et c’estdommage. Moi aussi j’ai souvent pensé à toi, Muguette, mon cherange : Tu es certainement la seule fille dive, la seule joliefille s’entend, qui ne m’ait point inspiré des idéesd’amourette.

Les beaux yeux de Muguette se baissèrent.

– Toi et Aldée ! reprit Fortune, mabelle, ma noble Aldée ! Mlle de Bourbon d’Agost, s’il vousplaît ! la dernière goutte du sang des rois de Navarre.

Il s’interrompit brusquement etdemanda :

– Pourquoi es-tu à Paris ?

– J’ai suivi Mme la comtesse et sa fillerépondit Muguette.

– Comment ont-elles quitté lePoitou ?

– On ne voulait plus les garder au manoir.

Fortune passa la main sur son front.

– Le manoir ! répéta-t-il. En toute mavie, je n’ai eu que cinq ans de repos et de bonheur. Bah !reprit-il, je m’ennuyais bien un peu dans ce pauvre paradis, etvogue la galère ; un cavalier tel que moi n’était pas faitpour regarder pousser les choux.

Muguette soupira.

– Elle est toujours bien belle ? demandaFortune.

– Plus belle qu’autrefois, répondit Muguette,quoique son teint soit pâle comme le linon de sa guimpe. Je ne saispas comment cela se fait, elle vit bien retirée, c’est à peine sielle sort pour se rendre aux offices de la paroisse Saint-Paul, etpourtant tout le monde la connaît : on parle de sa beauté dansle quartier et les jeunes gentilshommes s’occupent d’elle.

– La mule du pape ! s’écria Fortune, sielle pouvait trouver seulement un bon mari, quelque comte ouquelque duc, pour relever le plus noble sang de France !

Une nuance rosée avait monté aux joues deMuguette :

– Que Dieu t’entende, cousin Raymond !dit-elle, mais les jeunes gentilshommes dont tu parles ne songentpoint au mariage. Pas plus tard qu’hier, à l’heure où les carrossesviennent dans la rue Saint-Antoine pour M. le duc, j’entendisprononcer son nom, et l’on disait : « À Paris, les deuxsoleils de beauté sont en ce moment la Bourbon et laBadin. »

– Corbac ! gronda Fortune, on disaitcela !

Puis il ajouta en lui-même :

– Il faudra pourtant que je fasse une corne àmon mouchoir, car j’oublierais mon rendez-vous avec la belleThérèse. Celle-là au moins ne me prend pas pour un duc !

– Je ne sais pas ce que c’est que la Badin,reprit Muguette ; toi, Raymond, le sais-tu ?

– J’ai ouï-dire, répliqua Fortune, que c’estun rude brin de commère. Plus tard, je te donnerai d’autresdétails.

« Mais je veux mourir, reprit-il encore,si je me reconnais moi-même ! Ma cervelle est pleine d’idéeslangoureuses, comme si j’étais un troubadour. Tout mon passé merevient, tout, jusqu’aux souvenirs de ma première enfance. Le nomde l’endroit où j’étais quand je commençai à voir clair autour demoi, je ne l’ai jamais su ; on appelait ça le château, toutcourt, et mort de moi ! c’était un beau château, avec dehautes tapisseries où les Troyens se battaient contre les Grecs,des dorures noircies par le temps, des armoiries peintes au-dessusdes larges cheminées, des remparts, des douves… Mais voilà lecurieux : je pouvais avoir trois ou quatre ans, et il y avaitun petit grand seigneur, plus jeune que moi d’une année, qui étaitjoli comme un amour et méchant plus qu’un singe ; quand ilcommettait quelque fredaine, et cela arrivait bien des fois chaquejour, on me fouettait en son lieu et place. Je crois que j’étais auchâteau pour cela.

Pauvre Raymond ! murmura Muguette.

Mais j’avais déjà mon étoile, continuaFortune ; un jour, que j’avais été fustigé d’importance, lacolère me prit et j’emmenai mon petit grand seigneur dans un coinoù je le battis si généreusement qu’on craignit pour sa vie. Je fuschassé du coup et recueilli au manoir par Mme la comtesse deBourbon qui venait de mettre au monde notre chère Aldée. Lacomtesse était très belle en ce temps-là et n’avait pas encorel’air d’une morte. A-t-elle changé depuis le temps ?

– Non, répondit Muguette, elle a toujoursl’air d’une morte.

– Voilà tout pour le château, reprit Fortune,sauf une chose assez drôle que je trouve au fin fond de messouvenirs : le père du petit grand seigneur ne me regardaitpoint devant le monde, mais quand il me rencontrait seul dans lescorridors il m’embrassait. Je le vois assez vaguement, ce bravegentilhomme ; il était très imposant, très fier, et il mesemble qu’il avait peur de sa femme. Mme la comtesse deBourbon, elle était un peu comme le père du petit grand seigneur,elle m’embrassait volontiers en cachette. Je devais avoir sept ansà peu près quand on songea à me faire étudier pour être prêtre. Jesuis un bon chrétien, la mule du pape ! mais mon étoile ne medestinait pas à la prêtrise : on l’a bien vu plus tard, en laville de Rome, comme je te le raconterai une autre fois.

« Je revins au manoir quand j’avais douzeans. Aldée était une enfant plus jolie que les anges et Mme lacomtesse vivait déjà dans sa chaise longue, sans bouger, sansparler, avec une figure plus morne que la pierre.

« Je n’étais pas domestique, je n’étaispas paysan, mais je n’étais pas maître et, au fait, je ne sauraisdire ce que j’étais.

« On me laissait chasser, pêcher, courirla prétentaine et devenir sauvage un peu plus qu’un jeune loup.

« Une fois, vers ma quinzième année,c’était après souper ; à l’heure où chacun se met au lit, onvint dire à la cuisine où je fourbissais mes armes de chasse qu’unetroupe de bohèmes avait planté ses tentes dans la forêt.

« Je n’avais jamais vu de bohèmes, etj’ai toujours aimé tout voir.

« Me voilà parti seul, par une nuit sanslune, mon couteau au côté et mon fusil sur l’épaule.

« La forêt était loin et j’avais négligéde demander en quel lieu les vagabonds tenaient leur camp. Jecherchai, je ne trouvai point, et, pour ne pas perdre ma nuit, jeme postai à l’affût dans une coulée qui était à sangliers.

« Il y a des jours et des nuits commecela : pas plus de sangliers que de bohèmes !

« Au petit jour, je m’en revenais demauvaise humeur quand je sentis tout à coup une odeur defumée ; il n’y avait point de sabotiers dans le quartier.

« – Mes bohèmes ! m’écriai-je, etj’allai contre le vent qui m’apportait l’odeur de brûlé.

« Au milieu d’une clairière il y avait unlarge feu presque éteint.

« Les bohèmes venaient de partir etj’allais retourner au manoir lorsque j’aperçus auprès des cendresun petit paquet blanc…

Muguette lui tendit ses deux mains.

– C’était moi, le petit paquet ?dit-elle.

– C’était toi, répondit Fortune, qui avait untremblement dans la voix et je ne sais pas pourquoi je te radotecette histoire si souvent racontée.

– Oh ! s’écria l’enfant, dont les grandsyeux suppliaient, dis, dis encore !

– C’était toi, le petit paquet blanc, repritFortune. Quand je m’approchai et que je vis une pauvre enfant desix ans enveloppée toute blême dans une sorte de suaire, je crusqu’ils t’avaient oubliée.

«Mais ils ne t’avaient pas oubliée, ilst’avaient laissée pour morte. Si je te pris dans mes bras et si jet’emportai, ce fut pour te donner une sépulture en terresainte.

« En chemin, cependant, tu te réchauffaislentement contre mon cœur, et à une demi lieue du manoir tespauvres grands yeux s’ouvrirent. Te souviens-tu de cela ?

Muguette éleva la main de Fortune jusqu’à seslèvres. Il y avait une larme qui roulait lentement sur sa joue.

– Du plus loin qu’on put m’entendre au manoir,reprit Fortune, je criai : Bonne chasse ! bonnechasse ! et j’entrai triomphalement.

« Le vieux majordome de la comtesseregarda ma chasse et me dit :

« – Ne pouvais-tu laisser cela dans laforêt ?

« Il entra chez la vieille dame et revintavec cet arrêt :

« – Avant de déjeuner, mon drôle, tu vasporter ce paquet aux enfants trouvés de Poitiers.

«J’allai vers Mlle Aldée qui te regardalongtemps et qui rougit en me disant :

« – Raymond, tu ne sais pas cela ;nous sommes bien pauvres.

« Je répondis :

« – Demoiselle Aldée, je lui donnerai unpeu de mon pain et vous un peu du vôtre.

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