Le Cavalier Fortune

Chapitre 14Où Fortune demande des explications à sa petite cousineMuguette.

– Je ne pense pas t’avoir donné souvent de monpain, Muguette, continua Fortune, car j’avais un terribleappétit ! Mais Aldée de Bourbon aurait eu faim plutôt que dete laisser manquer de rien. Tu repris bien vite les jolies couleursde ton âge, et j’avais tant de bonheur à te voir fleurir comme unerose de mai ! Tu étais jolie, jolie !

« Moins jolie qu’aujourd’hui, ma fille,s’interrompit-il ; mais ne crains jamais rien de moi ; ilme semble que partout où tu es, Dieu regarde.

– Je ne craindrai jamais rien de toi, murmuraMuguette.

– Je commençais, poursuivit Fortune, à voirplus clair autour de moi. J’approchais de mes vingt ans, et l’idéem’étais déjà venue d’être bon à quelque chose, mais je ne savaisrien faire.

« C’était une étrange maison :quelques vieux serviteurs qui allaient s’éteignant dans undévouement plaintif et une sorte de vivant cadavre, rongé par unetristesse sans nom, autour duquel s’empressait un ange…

Muguette dit :

– C’est toujours ainsi, sauf un point :il n’y a plus de serviteurs.

– Dans ce manoir, poursuivit Fortune, lapensée du dénuement obsédait tout le monde, excepté moi peut-être,et la vieille dame, qui parlait toujours d’opulence chaque fois queses lèvres de marbre s’ouvraient.

« Était-ce une folie ? ou bienAldée, la sainte, avait-elle, par un pieux mensonge, caché à samère la détresse qui grandissait toujours ?

La jolie tête de Muguette s’inclina en signed’affirmation.

– Il y eut un jour de dimanche, repritFortune, où Aldée de Bourbon refusa d’aller à la messe parce que sarobe tombait en lambeaux.

Ce fut pour moi un trait de lumière, et lelendemain je partis.

Muguette devint toute rose et détourna lesyeux.

– Vous nous quittiez, dit-elle, pour gagner auloin quelque salaire et nous envoyer du secours.

La figure de Fortune était à peindre :elle exprimait un remords si profond et si comique à la fois queMuguette, en relevant les yeux, ne put s’empêcher de sourire.

– Corbac ! fillette, s’écria Fortune, nete moque pas de moi ! j’ai envie de pleurer. J’ai été pauvrebien souvent, mais j’ai été riche parfois et je n’ai rien envoyéaux seuls êtres que j’aime en ce monde ! Toi qui est restéetoujours dans ton nid, tu ne sais pas ce que c’est que lesaventures. Cela entraîne, cela enivre… mais à quoi bon discourir,Il y a un fait certain, c’est que je suis un misérable !

– Par exemple ! protesta Muguette.

– Tais-toi ! la mule du pape ! jeprendrai ma revanche.

– Et qu’es-tu devenu, cousin Raymond, depuisle temps ? demanda la fillette.

Rien de bon, répliqua notre cavalier avecrudesse, et je veux que le diable m’emporte si c’est le moment deraconter mes méchantes équipées. Vois-tu, je vais me convertir etvivre comme un petit saint. Il y a temps pour tout, sang demoi ! c’est assez de folies, me voilà rangé, n’en parlonsplus.

Muguette souriait toujours.

– Voyons, reprit Fortune sans la regarder, quefais-tu, toi, chérie ?

– Je brode, répondit Muguette, qui montra sonmétier.

– Est-ce un bon état ?

– Pas trop.

– Alors, tu n’es pas plus richequ’autrefois ?

– Oh ! si fait, répondit vivement lafillette.

– Comment, si fait : tu as del’argent ?

– Oui … depuis quinze jours j’ai del’argent.

Le regard de Fortune exprima une vagueinquiétude.

– Et comment gagnes-tu cet argent,interrogea-t-il encore, avec ta broderie ?

Muguette éclata de rire.

– Non pas ! dit-elle, et je te ledonnerais bien en mille à deviner.

Son doigt mignon désigna la bergère qui étaitdevant la croisée.

– Voilà ma richesse, ajouta-t-elle.

Et comme Fortune ouvrait de grands yeux, elleprit un petit ton grave pour lui fournir cetteexplication :

– On est bien mieux ici que dans la grande rueSaint-Antoine ; pour voir la tour au sommet de laquelleM. le duc se promène.

– Encore ce diable de duc ! s’écriaFortune.

– Il n’y a pas un seul balcon dans toute larue Saint-Antoine, reprit Muguette ; où l’on soit si bienqu’ici pour voir et faire des signaux. On pourrait presqueparler.

Les sourcils de Fortune étaient froncés.Muguette continua, espiègle et joyeuse :

– C’est Mme la maréchale qui a découvertma chambre : elle l’appelle son observatoire. Un jour que jelui reportais une broderie, elle me demanda obligeamment où pouvaitpercher une jolie fillette comme moi. Je lui fis la description dema mansarde ; et comme elle me demandait quels toits, quellescheminées, quels tuyaux de poêle j’apercevais de mon cinquièmeétage, je lui répliquai naturellement : « Je vois laBastille comme si j’y étais. » Le lendemain Mme lamaréchale vint visiter ma mansarde pour me prouver tout l’intérêtqu’elle voulait bien me porter. Elle se plut tellement chez moiqu’elle y resta une grande heure, c’est-à-dire tout le temps de lapromenade de M. le duc. En s’en allant, elle me pinça la joue et medonna deux beaux louis d’or tout neufs.

– Vieille folle ! gronda Fortune.

– Mais ce n’est rien, continua Muguette :Mme la maréchal ne put pas garder son secret auprès de sesbonnes amies. Elle était si contente et si fière qu’elle divulguasa trouvaille. Je reçus une duchesse d’abord, qui vint m’apprendreque j’étais la première brodeuse de Paris, puis une présidente dontle bon cœur voulut connaître mes petites affaires.

Ce fut la présidente qui m’envoya un matin sontapissier avec cette bergère pour que je pusse prendre le fraiscommodément, le soir, à ma croisée : la bonne dame s’étaitfatiguée à rester trois quarts d’heure debout.

Maintenant on vient s’inscrire à ma porte. Lapremière chose que fait M. le duc en montant sur sonpromenoir, c’est de regarder à ma croisée. Il est sûr de trouver làquelqu’un pour faire la causette par signes.

Il y en a qui veulent l’heure tout entière,les gourmandes ; quelques-unes se contentent d’un quartd’heure, et alors les autres attendent.

La plupart désirent être seules ; maisj’en ai vu venir deux à deux, trois à trois, et alors on ritensemble, ensemble on pleure.

Avant-hier, je n’ai pu éviter un grandmalheur : il y en a deux qui se sont battues, mais là, biencomme il faut, et plus vaillamment que les dames de la halle.

Fortune se mit à rire et dit avecadmiration :

– C’est que tu racontes tout cela comme unange ! Où diable as-tu pêché ton esprit, petitefille ?

– Pense donc, répliqua Muguette, toutes cesdames en ont à revendre. C’est leur état. Les moins huppées parmicelles que je reçois sont des comtesses. Si tu savais comme ellesparlent bien par gestes. J’ai été voir une fois la pantomime auprèsde l’église Saint-Laurent ; mais les comédiennes de là-bas nesont que des apprenties à côté de mes duchesses. M. le duc,aussi, est devenu très fort ; il sait regarder le ciel etmontrer du doigt les moineaux pour dire : «Je voudrais bienêtre libre comme eux ! » Il met la main sur son cœuradmirablement et envoie des baisers par délices. Il a un mouchoirblanc bordé de dentelle pour essuyer ses yeux quand la conversationest attendrissante ; ses cheveux sont coiffés à la pleureuse,et sa chemise de fine batiste reste déboutonnée comme celle descondamnés qui vont avoir la tête tranchée.

Et, demanda Fortune, il ne t’a jamais adresséde signes, à toi ?

Non, répliqua la fillette qui devint sérieuse,mais…

Mais quoi ? dit vivement Fortune.

Muguette avait déjà pris son air mutin.

– Moi, murmura-t-elle, je suis trop peu dechose, et si j’avais jamais dû aimer une poupée de cire, ce que jevois ici m’en aurait bien guérie.

Fortune lui baisa les mains avectransport.

– Poupée de cire ! s’écria-t-il,corbac ! tu ne l’as pas manqué du premier coup ; ceCéladon banal est une poupée de cire, une poupée de sucreplutôt ! un bonbon qui se casse en petits morceaux et donttoutes les effrontées de Paris ont chacune une miette !

La jeune fille le regarda entre les deuxyeux :

– Vous parlez comme un livre, mon cousinRaymond, dit-elle ; celle que vous aimez est heureuse, carvous devez avoir la vertu de constance.

Fortune rougit jusque derrière lesoreilles.

– Toi, dit-il, tu as une manière de fixer lesgens qui brûle comme un coup de soleil. La vertu de constance ettoutes les autres vertus je les ai, tête-bleu ! ce n’est pasle mérite qui me manque. Mais voyons ! tu dois gagner desmille et des cents avec toutes ces pimbêches qui louent ta bergèreà la minute ?

– Mes affaires ne vont pas mal, réponditMuguette d’un petit air modeste.

Si elles sont toutes aussi généreuses que Mllela maréchale… commença Fortune.

– Il y en a qui donnent plus, interrompit lafillette, il y en a qui donnent moins. Je garde ma dignité et netaxe personne ; mais l’un dans l’autre, ma bergère me vautbien cinq ou six pistoles tous les jours.

– Et que fais-tu de tant d’argent ?demanda Fortune.

Muguette fut un instant avant de répondre. Sespaupières étaient baissées.

– Raymond, dit-elle d’un accent qu’ellen’avait pas pris encore, tu as parlé de Mme la comtesse et tuas parlé de Mlle Aldée, mais tu as oublié de t’informer d’elles.Voilà plus d’une heure que nous sommes ensemble, et j’attends tapremière question.

– Je l’ai oublié, répondit Fortune, et cen’est pas manque d’envie ; mais que veux-tu ? les chosestristes me font peur : c’est le courage qui ne m’est pasvenu.

– Es-tu assez fort pour te lever ?demanda Muguette.

– Au fait, s’écria notre cavalier, je ne peuxpas coucher ici. Comme le temps passe avec toi ! Voici déjà labrune qui tombe.

Le jour allait en effet baissant.

– Si tu te sens assez fort, reprit Muguette,lève-toi, je vais aller à la croisée pour te donner le temps defaire ta toilette.

Elle quitta son siège et se mit à la fenêtreoù elle resta le dos tourné.

Fortune n’eut pas trop de peine à descendre dulit.

– Une meurtrissure à la jambe, dit-il, uneégratignure à la poitrine, cela ne vaut pas la peine d’en parler.Sais-tu que tu as une taille de fée, Muguette ? lesgodelureaux du quartier doivent te conter bien des fadeurs…Bon ! tu ne réponds plus, te voilà qui rêves.

– Es-tu prêt ? demanda la jeunefille.

– Je mets le dernier bouton de ma soubreveste.Là ! Maintenant, je suis en grande tenue et je pourrais entrerà l’audience de M. le régent. Où vas-tu me conduire ?

– Pas bien loin, répondit Muguette, qui seretourna et marcha vers la porte.

En passant devant Fortune, elle le toisa d’unregard souriant.

– Il n’y a pas à dire, murmura-t-elle, tu esdevenu un superbe cavalier.

Fortune se campa.

– Encore fait-il trop brun, maintenant,répondit-il, pour que tu puisses voir en détail ma tournure.

Muguette ouvrit la porte.

– Suis-moi, dit-elle, nous descendons.

– Pourquoi faire ? demanda Fortune un peuau hasard.

– Pour que tu saches, répondit la fillette, àquoi je dépense mon argent.

Elle prit les devants.

C’est à peine si son pas leste et gracieuxeffleurait les marches de l’escalier.

Elle descendit ainsi quatre volées et nes’arrêta qu’au premier étage, devant une porte fermée.

Au lieu de frapper, Muguette tira une clé desa poche et l’introduisit dans la serrure.

Fortune n’interrogeait plus. Il avait deviné.Son cœur battait et il avait un poids sur la poitrine.

Avant de pousser le battant de la porte,Muguette lui dit.

– Surtout ne fais pas de bruit. Vers lecrépuscule du soir, Mme la comtesse s’assoupit toujours, etc’est le seul moment où Mlle Aldée puisse prendre un moment derepos.

Fortune gardait le silence : il avaitfroid. C’est lui-même qui nous l’a dit : les émotionssolennelles lui faisaient peur.

La porte s’ouvrit. Muguette et lui entrèrentdans une pièce sombre, car à mesure qu’ils descendaient ils avaienttrouvé d’étage en étage l’obscurité la plus complète, et ici lànuit était tout à fait venue.

Dans l’ombre, Fortune se sentit prendre par lamain ; ils traversèrent, Muguette et lui, toute la largeur dela chambre. Une autre porte fut ouverte qui donna passage à uneclarté.

Il n’y avait pourtant pas de lumière dans laseconde chambre où ils entraient ainsi, mais elle communiquait parune large baie avec une troisième pièce où une lampe de grandedimension brillait sur un guéridon sculpté.

Juste en face de la baie il y avait un lit deforme antique, autour duquel se drapaient de lourds rideaux tombantd’un ciel à baldaquin et relevés des deux côtés par des embrassesde bronze.

Ce lit supportait une forme immobile, couchéesur le dos et les bras en croix, parfaitement semblable à cesstatues que l’on étend sur la pierre des tombeaux.

Muguette traversa la seconde chambre etFortune la suivit, marchant sur la pointe des pieds.

C’était une femme qui était sur le lit. Lalumière de la flamme effleurait obliquement ses traits qui étaientde marbre.

Nous avons parlé de tombeaux et destatues ; cette femme, qui avait la tête nue et posée dans lecadre de ses cheveux gris rigides, était bien vraiment une statuesur un tombeau.

Autour d’elle, la troisième chambre présentaitune sorte de luxe suranné, mais grand et sévère.

Au pied du lit, il y avait une autre femme,assise ou plutôt demi couchée dans un vaste fauteuil, et dont latête pâle se renversait parmi les masses d’une admirable chevelurenoire.

Elle dormait. Les rayons de la lampe tombaientd’aplomb sur son visage qui était d’une merveilleuse beauté.

Elle dormait dans une pose accablée et commedécouragée ; ses longs cils noirs tranchaient sur sa joue plusblanche que l’albâtre, et ses lèvres s’entrouvraient en unmélancolique sourire.

– Mme la comtesse ! murmura Fortunedont la voix tremblait ; Mlle Aldée.

Muguette et lui étaient arrêtés au seuil de lachambre.

Muguette lui toucha le bras et dit toutbas :

– C’est à cela que je dépense mon argent.

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