Le Cavalier Fortune

Chapitre 5Où Fortune entrevoit le fantôme de maître Bertrand,l’inspecteur.

Après une heure écoulée, le cavalier Fortuneet Thérèse Badin étaient encore assis en face l’un de l’autre dansle boudoir charmant, dont les coquettes richesses formaient uncontraste étrange avec le deuil de la belle fille et la couleursombre de l’entretien.

Mais c’était à Chizac-le-Riche et au meurtresi imprévu de l’inspecteur Bertrand que la conversation revenaittoujours.

– C’était sur lui que je comptais, dit Thérèseen parlant de maître Bertrand ; il y avait quelque chose enmoi qui me criait : celui-là en sait plus long qu’il ne veutle dire…

– Il en savait si long, interrompit Fortune,qu’il en est mort.

Là-dessus sa tête roula sur le dos de labergère, et il s’endormit profondément. Thérèse ne parla plus. Sabelle tête pensive s’inclina sur sa main. Elle songea ainsilongtemps, et des larmes vinrent au bord de ses paupières.

La tête du cavalier Fortune, renversée dansles grandes masses de ses cheveux, était frappée en plein par lalumière.

Thérèse se prit à le regarder et la lignefière de ses sourcils eut un froncement douloureux.

– C’était pour me rapprocher de lui,murmura-t-elle, c’était pour briller, non pas autant que lui, maisassez pour qu’il pût m’apercevoir dans la foule… Mon père est mortde cela : c’est lui qui a tué mon père !

Oh ! fit-elle en pressant à deux malinssa poitrine, que je voudrais le haïr !

La pendule sonna deux heures après minuit.Thérèse se leva et prit un flambeau.

Avant de s’éloigner, elle s’approcha deFortune, dont elle éclaira les traits pour le contempler encore unefois longuement. Puis elle s’inclina sur lui jusqu’à ce que sabouche effleurât le front de notre cavalier, qui tressaillit sousce baiser.

Je ne sais comment exprimer cela : dansle regard profondément triste de Thérèse Badin quelque chose disaitque ce baiser n’était point pour le cavalier Fortune. Avant de seretirer, elle prit sa bourse qu’elle glissa dans une des poches dupourpoint qui avait appartenu à son père.

Puis elle traversa le salon à pas lents etgagna la porte qui donnait entrée dans sa chambre à coucher.

Il était environ six heures du matin quandFortune s’éveilla en sursaut.

Il se leva, il s’élança, il frappa, il secouala porte, il appela ; mais la porte résista ; et en unclin d’œil sa voix retentissante mit sur pied tous les domestiquesde l’hôtel.

Ceux-ci arrivèrent et quand Fortune leurdénonça la présence d’un intrus dans la maison, valets etchambrières restèrent à le regarder avec de grands yeuxétonnés.

Le maître d’hôtel, car Thérèse Badin n’avaitpas encore d’intendant, se fit l’interprète de la surprise généraleet dit :

– Comment êtes-vous ici pour voir ce qui s’ypasse, mon maître ? Nul d’entre nous ne vous a jamais vu, etpersonne ne vous a ouvert la porte pour entrer.

Nous n’osons pas dissimuler que Fortunen’était point préparé à ces questions indiscrètes.

Une fille de chambre ajouta :

– Si je n’ai pas la berlue, ce brave a sur lecorps les hardes de feu Guillaume Badin, le pauvredéfunt !

Et tout le monde s’approcha pour reconnaîtrele haut-de-chausses, la veste et le pourpoint de l’ancienne bassede viole de l’Opéra.

– Que faites-vous ici ? Qui vous aintroduit ? Qui êtes-vous ?

Ces questions se croisèrent, et la voixmagistrale du majordome, dominant le bavardage, fit entendre cettesentence :

– Il est bien connu maintenant que les larronssont souvent les premiers à crier au voleur !

Dans le geste noble et fier que fit notrecavalier pour repousser une pareille accusation, sa main rencontrala poche de sa veste, où Thérèse avait déposé une bourse dodue.

– Allons, pensa-t-il, elle a bien fait leschoses, et je ne dois point compromettre son honneur !

– Qu’on éveille la maîtresse de céans !ordonna-t-il.

– Point, point, fit le chœur des valets, il nefait pas jour dans la chambre de madame avant onze heures…

Et le maître d’hôtel ajouta :

– Tout ceci regarde le commissaire.

Ce mot de commissaire ne pouvait sonner bienpour Fortune, dont l’oreille eut comme un écho de la musiquefuneste produite par les clés de maître Lombat.

– Mes amis, dit-il précipitamment, j’ai essayéde vous rendre service en dénonçant la présence d’un étranger dansla maison, ne me payez point d’ingratitude. Il suffirait de laprésence de Mlle Badin, votre maîtresse, pour mettre fin à cequiproquo, mais si vous vous adressiez à l’autorité, votremaîtresse serait plus exposée que moi. Il n’est pas possible quevous soyez étrangers à cette vaste conspiration qui…

– Nous sommes tous de la conspiration !s’écrièrent les domestiques mâles et femelles.

Fortune se redressa.

– En ce cas, reprit-il, vous avez ouï parlerde l’intrépide cavalier qui a traversé mille dangers pour apporterd’Espagne les traités de Leurs Altesses Royales.

– Parbleu ! fit-on, il est arrivé encompagnon maçon ; et M. de Machault n’y a vu que duplâtre !

– Ce cavalier, dit Fortune majestueusement,c’est moi … et après de nombreuses péripéties, car la policeentière du royaume est à mes trousses, j’ai dû me réfugier icicette nuit, nu comme un ver, car j’avais traversé l’eau et le feupour échapper aux vils suppôts de Philippe d’Orléans. Mlle Badinm’a couvert des propres habits de feu maître Guillaume, et j’aidormi dans une bergère qui est au coin de la cheminée, dans lesalon du bord de l’eau.

Et le majordome ajouta :

– C’est bien vrai qu’il se passe ici deschoses que nous ne connaissons pas. Mlle Badin fait ce qu’elleveut.

Fortune lui mit la main sur l’épaule.

– J’ai présentement mes affaires,continua-t-il, qui sont celles de tout un grand parti, celles de laFrance, devrais-je dire. Comme vous paraissez avoir l’autorité survos camarades, je m’adresse à vous et je vous charge de rapporter àvotre maîtresse les faits tels qu’ils se sont passés. C’est à vousqu’il appartient de veiller à la sûreté de Mlle Badin. Prêtez-moi,je vous prie, un valet pour me conduire à la boutique d’un fripier,où je changerai ce costume qui ne convient ni à ma condition ni àmon âge. Le valet, à qui je donnerai une bonne étrenne, rapporteraici les habits de maître Guillaume, que sa fille doit avoir desseinde garder comme des reliques… et dépêchons, car j’ai des ordres del’Arsenal !

Le majordome donna un valet à Fortune pour leconduire à la friperie, et on établit des postes de surveillance àtoutes les portes qui pouvaient donner accès dans l’appartementprivé de Thérèse Badin.

Il faisait grand jour quand Fortune sortit dechez le fripier, habillé de pied en cap et muni d’un large feutrequi dissimulait assez bien son visage ; il avait fait en outrel’emplette d’un manteau dans les plis duquel il cachait son menton,sa bouche et jusqu’au bout de son nez.

Fortune, au lieu de longer les quais, ce quil’eût ramené aux abords du palais de justice, remonta le faubourgSaint-Germain, et choisit sa route au milieu de ces rues étroiteset tournantes qui passaient sous le chevet de Sainte-Geneviève.

En route, notre cavalier avait eu assurémentde quoi réfléchir, car il ne manquait pas d’intelligence, etl’apparent désordre de ses aventures ne l’éloignait pas de sondroit chemin.

Il avait trois ou quatre besognes distinctes,dont les principales étaient le salut de sa compagne d’enfance,Mlle Aldée de Bourbon, et la vengeance légitime de cette belleBadin qui, dès la première heure et devant le cadavre de son pèreassassiné, avait résolument pris son parti, à lui, Fortune, contrel’accusation du bailli Loiseau.

Entre ces deux œuvres, le hasard venaitd’établir un lien, bien vague encore, mais qui acquérait uneimportance singulière par les méchantes dispositions où Fortuneétait naturellement, et par avance, contre M. le duc deRichelieu.

C’était M. le duc de Richelieu quimenaçait Aldée, et Thérèse Badin avait donné à entendre que lamystérieuse pensée de son cœur allait vers M. le duc deRichelieu.

En outre, Fortune n’avait pu l’oublier, Aldéede Bourbon et Thérèse Badin étaient les deux héroïnes de cetteanecdote racontée par le chevalier de Courtenay à la prison duChâtelet ; M. le duc de Richelieu avait fait la gageurede réunir Aldée et Thérèse dans sa petite maison pour les livreraux regards de ses amis, les roués, et de ses amies, qu’ellesfussent grandes dames ou danseuses.

Fortune aurait voulu mettre le duc deRichelieu dans tout, même dans le meurtre de maître Guillaume.

Et il se promettait de remuer ciel et terrepour découvrir s’il n’y avait point quelques accointances cachéesentre ce détestable duc et Chizac-le-Riche, qui, à ses yeux, étaitdéjà un vampire.

Comme il entrait dans l’allée sombre quiconduisait à la cour de Guéménée, un homme le croisa de si près queleurs coudes se choquèrent.

– Maladroit ! gronda Fortune.

Puis, se ravisant et regardant mieux l’inconnuqui continuait son chemin, il s’élança vers lui et lui prit lesdeux mains affectueusement en s’écriant.

– La mule du pape ! jeune homme, c’estvous qui êtes le frère de Mme Michelin, et qui m’avez simaladroitement poignardé l’autre jour ! Comment vous va ?Je ne suis pas fâché de faire votre connaissance.

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