Le Cavalier Fortune

Chapitre 19Où Fortune suit Chizac à la trace de ses forfaits

Mme la comtesse de Bourbon hésita uninstant, puis elle dit avec ce grand air de noblesse qu’elleprenait tout naturellement quand il le fallait :

– Soyez le bienvenu, monsieur moncousin ; ce n’est pas la première fois que Bourbon etCourtenay se marient ensemble.

– Comtesse, dit-il, notre brave ami Fortuneparlait tout à l’heure des fées et des maléfices ; Mlle deBourbon est sous l’empire d’un funeste enchantement.

Sans jamais franchir les limites en deçàdesquelles doit rester une fille noble, Aldée m’avait laissée voirautrefois qu’elle ne dédaignait point ma recherche ; nous laguérirons, je vous en donne ma foi, et autant que cela prendra demoi, je fais serment de la rendre heureuse.

– Embrassez-moi, mon cousin de Courtenay, ditla comtesse, je vous accepte comme le fiancé de ma fille.

Puis, se tournant vers Fortune, elleajouta :

– Tu as bien agi, ami Raymond, et je teremercie.

Comme s’il n’eût attendu que cela, Fortunesalua respectueusement la vieille dame, serra la main du chevalieret s’éloigna en disant :

– Bonne garde ! vous avez affaire à fortepartie. Je vous laisse à votre devoir et vais au mien.

– Tu nous quittes donc encore, mon cousinRaymond ? lui dit Muguette dans l’antichambre, entre deuxbaisers ; Mlle Aldée vient de s’éveiller, je ne sais pas cequ’elle a, mais je l’ai entendue qui murmurait en se parlant àelle-même, à deux ou trois reprises : « J’irai !j’irai !

– N’aurait-elle point reçu quelquemessage ? demanda Fortune inquiet.

– Impossible ! répliqua la fillette. Quidonc lui aurait remis un message ? Je ne l’ai pas abandonnéed’un instant :

Fortune réfléchit et dit :

– Cherche bien, ma chérie, le diable rôdeautour de la maison. Avertis Marton à la moindre alerte.

C’est que je n’oserai plus guère lui parler,murmura Muguette, maintenant que c’est un prince.

– Dis-lui tout, reprit Fortune. Je donneraisune poignée de pistoles pour rester ici, mais c’est impossible, àcause de mon plan. Je n’ai pas même le temps de t’expliquer monplan, pauvre chérie. Au revoir et bonne garde ! J’espère queje vais t’envoyer un peu de renfort.

Il sortit en courant, constata en passant quele carrosse de Chizac ne stationnait plus à la porte de l’allée etdescendit la grande rue Saint-Antoine à pas précipités.

Sa première étape le porta rue de la Monnaie,au logis de l’inspecteur Bertrand.

Il avait à lui rendre compte de ce qui s’étaitpassé depuis la veille ; il avait aussi à lui soumettre lesdétails de son plan, qui était maintenant chose arrêtée.

Il frappa, on ne lui répondit point. Ce futseulement au bout de plusieurs minutes que Prudence, la servante,entrouvrit la porte pour lui demander ce qu’il voulait.

– Est-il donc arrivé malheur ici ?murmura Fortune qui se sentait pris d’une vague inquiétude.

– Ah ! c’est vous, monsieur l’exempt, ditPrudence, je vous reconnais bien.

Elle ouvrit la porte toute grande, et Fortuneput voir la troupe entière des enfants, grands et petits, rangéesilencieusement derrière elle.

Cette fois, leurs vêtements de deuil allaientbien à l’expression farouche et triste de leurs visages.

Où est maître Bertrand ? demandaFortune.

Dieu merci, répliqua Prudence, ce n’est pas lapremière fois qu’il tarde ainsi à revenir.

Elle parlait pour les enfants plutôt que pourFortune.

– Et dame Julie ? interrogea notrecavalier.

– Dame Julie aussi fait souvent de longuesabsences.

Les enfants dirent tous à la fois :

– Jamais de si longues !jamais !

Ils avaient les yeux rouges de larmes.

Le plus petit des garçons ajouta :

– Et Faraud, notre pauvre ami, qui ne revientpas non plus !

Fortune donna quelques caresses à ce pauvrepetit peuple et ressortit en disant :

– Il faut pourtant que je voie maîtreBertrand, je repasserai dans une heure.

Prudence le suivit sur le palier.

– On a toujours bien vécu ici, dit-elle toutbas, bien mangé, bien bu, mais cela a coûté cher souvent. MaîtreBertrand n’irait peut-être pas tout droit en paradis ; maisDieu ne voudrait pas punir tant d’innocentes créatures !

Depuis combien de temps est-il parti ?demanda Fortune.

– Ils sont partis ensemble, répondit laservante, et ils ont emmené le chien. Il était minuit, il est midi,voici juste douze heures qu’ils sont dehors.

Fortune avait la tête basse quand il remontala rue de la Monnaie pour gagner les Halles.

– Si La Pistole ne veut pas me donner un coupd’épaule, pensa-t-il, je serai obligé d’abandonner ces pauvres gensà leur sort ; car désormais les heures de ma journée sontcomptées. Et encore La Pistole pourrait-il quelque chose poureux ?

En quelque sorte malgré lui, car ce n’étaitpoint sa route, Fortune prit la rue Aubry-le-Boucher pour tourner àl’angle des Cinq-Diamants.

À ce moment même, le beau carrosse de Chizacarrivait du côté de la rue Saint-Martin.

Comme d’habitude, le carrosse s’arrêta devantl’entrée de la ruelle où les voitures ne pouvaient pointpénétrer.

Fortune se rangea contre la devanture ducabaret des Trois-Singes, et vit passer Chizac-le-Riche, soutenu ouplutôt porté par deux grands laquais.

Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écouléesdepuis que Fortune avait rencontré Chizac-le-Riche au quartier dela Ville-l’Évêque, devant la petite maison deM. de Richelieu.

Le changement produit en Chizac par cet espacede temps si court tenait du prodige.

En deux jours, cet homme, dans la force del’âge, était devenu un vieillard ; en un autre jour, cevieillard s’était transformé en moribond.

Fortune s’éloignait à grands pas.

Il tourna à droite, dans la rue des Lombardset gagna une masure de piètre apparence dont l’enseigne annonçaitune maison garnie.

Des bambins qui jouaient devant le seuil luiapprirent que maître La Pistole demeurait au second étage, et l’und’eux ajouta :

– Il n’aura plus besoin de jouer les Arlequinsà la foire Saint-Laurent, car Chizac-le-Riche est son cousin, etChizac-le-Riche est venu le voir, ce matin, dans son beaucarrosse.

Fortune eut froid dans la moelle de ses os. Cenom de Chizac sonnait pour lui comme une menace d’assassinat.

Il monta l’escalier quatre à quatre et avecl’idée qu’on ne lui répondrait point.

Par le fait, malgré tout le tapage qu’ilmenait, la porte resta close et nul bruit ne se fit àl’intérieur.

Fortune se recula, prit son élan et, d’un seulcoup de pied vigoureusement appliqué, jeta bas la portevermoulue.

Son œil chercha tout aussitôt sur le sol lecadavre sanglant du malheureux époux de Zerline, mais son regard nerencontra rien, sinon un corps velu qui était plein de vie et dontle choc amical faillit le jeter à la renverse.

C’était le chien Faraud, qui, se dédommageantde son silence, aboyait maintenant à cœur joie.

Une voix lamentable sortit cependant del’ombre d’une soupente et cria :

– C’est déjà la police ! PilleFaraud ! mords ! étrangle !

– Où diable es-tu caché, bonhomme ?demanda Fortune, et comment le chien est-il revenu avectoi ?

Au lieu de répondre, La Pistole, qu’on nevoyait point encore, poursuivit d’une voix entrecoupée desanglots :

– Cela devait finir ainsi ! J’aimais tropla coquine ! Il fallait un dénouement tragique à cette vie depassion désordonnée !

– Où es-tu, imbécile ? demanda notrecavalier.

Au premier pas qu’il fit pour s’approcher, LaPistole cessa de sangloter et sa voix devint menaçante.

– N’avancez pas ! ordonna-t-il ; jevous attendais et j’ai pris mes mesures. Il y a vingt-cinq livresde poudre à canon sous le carreau, à la place même où vous êtes, etje tiens à la main une mèche allumée. Le sacrifice de ma vie estaccompli ! Je vais vous faire sauter en même temps quemoi !

– Ah ça ! ah ça ! dit Fortune, tu esdonc encore plus fou qu’à l’ordinaire ?

– J’ai vendu mon existence pour un million,répondit La Pistole. Combien êtes-vous ? J’entends dansl’escalier des bruits de voix et d’armes ; l’escalier peutbien contenir une vingtaine d’hommes de police : ils vont toussauter ! Je suis fâché d’envelopper mon chien Faraud danscette catastrophe, mais je cherche en vain un moyen de lesauver.

Faraud, entendant son nom, bondit dans lasoupente et notre cavalier profita de ce mouvement qui arrêta uninstant le bavardage de La Pistole pour s’écrier :

– Mais regarde donc, au moins ! c’estmoi, Fortune, ton camarade. !

– Fortune ! répéta La Pistole avecl’accent de la stupéfaction ; Chizac-le-Riche ne l’a donc pastué !

– Puisque me voilà… commença notrecavalier.

– Et sous quel costume ! s’écrial’Arlequin, reprenant son accent tragique. C’était donc vous quideviez me conduire à l’échafaud !

Il sortit de son trou en déshabillé de nuit etcoiffé d’un bonnet de coton qui se rabattait chaudement sur sesoreilles.

– Point d’exclamations, s’il vous plaît,reprit-il, le poing sur la hanche et marchant avec noblesse :il n’y a dans les marchés que ce qu’on y met. J’appartiens à laloi, et je me livre sans opposer la moindre résistance.

Fortune le saisit par les épaules et le secouasi rudement que le pauvre diable se mit à crier misère.

Tout en secouant, Fortune disait :

– T’éveilleras-tu ; intolérabledrôle ! Je ne suis pas un homme de police et je ne viens past’arrêter.

– Alors, lâchez-moi, rétorqua La Pistole. Vousn’avez aucun droit de me brutaliser si vous n’appartenez pas à laforce publique.

Il alla jusqu’à la porte et regarda dansl’escalier.

– Ce que vous avancez, reprit-il, a uneapparence de vérité. Vous êtes seul et je ne vois aucun suppôtau-dehors.

Il referma la porte.

– Cavalier, reprit-il d’une voix tout à coupattendrie, je suis content de pouvoir encore vous estimer. Notreconnaissance ne date pas de longues années, mais ces jours que nousavons passés ensemble valent à mes yeux plusieurs lustres. J’aifait mon testament : mon million est en lieu sûr, et,néanmoins, je ne suis pas fâché de vous confier de vive voix mesdernières volontés.

Fortune ne l’interrompait plus, il sedisait :

– Le malheureux a décidément perdu latête.

Et comme il avait bon cœur, il étaitsincèrement triste.

– Peut-être, poursuivit La Pistole, necomprenez-vous pas très clairement la situation ; elle estbizarre et mérite d’être expliquée en peu de mots.

« J’ai toujours, vous le savez, reprit-ilaprès s’être un instant recueilli, j’ai toujours nourri le désird’avoir à moi un million en numéraire ou en bonnes valeurs. C’étaitmon ambition et, selon l’état de mon cœur c’était tantôt pourhumilier la coquine, pour l’écraser sous ma prospérité, tantôt pourmettre ma chère petite femme dans un boudoir ouaté et parfumé commeles écrins où l’on serre les bijoux précieux. Zerline, nous nousconnaissons assez, Cavalier, pour que je vous confie ce détailintime, Zerline m’a appris hier qu’elle portait, dans son sein unfruit de notre tendresse, ou plutôt de nos querelles suivies deraccommodements. Il est au-dessus de mon pouvoir de vous exprimerquels ont été à cette nouvelle, les divers sentiments de mon cœur.La jalousie a voulu parler et sa voix perfide a posé en dedans demoi même cette question pénible, es-tu le père de l’enfant ?Il est résulté de ce doute une escarmouche assez vive entre moi etZerline, mais on ne se trompe guère à la voix du cœur, et mon cœura crié : La Pistole, ce petit garçon ou cette petite fille estton sang et ta chair. Aussi, ce n’était plus seulement pourZerline, mais encore pour l’enfant qui va naître que je souhaitaisle million de mes rêves, et quand Chizac-le-Riche, mon cousin, estvenu ce matin me demander si je voulais lui vendre ma vie…

– Comment ! interrompit Fortune, queveut-il faire de ta vie ?

– Il a besoin, répliqua La Pistole, de fairependre un homme pour le meurtre de Guillaume Badin. C’est un cadeaude noces qu’il veut offrir à la belle Thérèse, sa fiancée.

– Et tu as consenti ?… s’écriaFortune.

– À prendre le million, oui, répondit LaPistole, pour Zerline et son petit : il était écrit que lacoquine serait cause de ma mort.

Une larme vint à ses yeux qu’il essuya.

– Mais, à bien considérer les choses,acheva-t-il, j’aimerais voir si le petit me ressemblera. J’ai lemillion, et je ne suis pas encore pendu, mon camarade.

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