Mon frère Yves

XXI

« Bonjour, Yves !

– Bonjour, Pierre ! »

Et nous ouvrons à la lumière grise du matinles auvents de notre armoire.

Ce bonjour, Pierre ! précédéd’un petit sourire d’intelligence, m’est dit avec hésitation, d’unevoix intimidée ; c’est bonjour, capitaine, qu’Yves al’habitude de dire, et il n’en revient pas de s’éveiller si près demoi, avec la consigne de m’appeler par mon nom. Pour en faireaccroire aux gens de Plouherzel et garder la vraisemblance de moncostume d’emprunt, nous avions concerté cette intimité.

C’était fini du rayon de soleil d’hier et dugrand vent de la nuit. Ce matin, il faisait un vrai temps deBretagne, et tout ce pays était enveloppé d’une même immense nuéegrise. Le jour était comme un crépuscule, et il semblait que cettelueur si blême n’eût pas la force d’entrer par les lucarnes deschaumières. On ne voyait plus rien des lointains, et une petitepluie lente était répandue dans l’air comme une fine poussièred’eau.

Nous avions à faire toute la tournée promisechez les oncles, les cousins, les amis d’enfance ; et ceschaumières étaient fort disséminées dans la campagne, Plouherzeln’étant pas un village, mais seulement une région autour d’unechapelle.

Les courses étaient longues, dans les sentiershumides, entre les talus couverts de mousse, sous la voûte desvieux hêtres morts et sous le voile du ciel gris.

Et toutes ces chaumières étaient pareilles,basses, enterrées, sombres ; leur toit de paille, leurs mursde granit brut, tout verdis par les cochléarias, les lichens, lesfraîches mousses de l’hiver. Au dedans, noires, sauvages, avec deslits en forme d’armoire gardés par des images de saints ou desbonnes vierges en faïence.

Nous étions reçus à cœur ouvert partout, ettoujours il fallait manger et boire. Il y avait de longuesconversations en breton, auxquelles, en mon honneur, on mêlait,tant bien que mal, un peu de français. C’était surtout de l’enfanced’Yves que l’on aimait à causer. Des bons vieux et des bonnesvieilles redisaient en riant ses mauvais tours d’autrefois, et ilsavaient été nombreux, à ce que je vis.

« Oh ! Le mauvais gars, monsieur,que ça faisait ! »

Et lui recevait ces compliments avec son grandair calme et buvait toujours.

Le forban couvait déjà, paraît-il, sous lepetit sauvage breton ; le petit Yves, qui sautait pieds nusdans ces sentiers de Plouherzel, était le germe inconscient dumarin de plus tard, indompté et coureur de bordées.

Vers le soir, à marée basse, nous descendîmes,Yves et moi, dans le lit du lac d’eau marine, dans la prairied’algues rousses. Nous emportions chacun une tartine de pain noirbien beurré et un grand couteau pour prendre desberniques. Un régal de son enfance qu’il voulaitrenouveler avec moi, des coquillages tout crus avec du pain et dubeurre.

La mer avait découvert de plusieurskilomètres, mettant à nu les vastes champs de varech, la prairieprofonde où l’herbe était brune et salée, avec d’étranges fleursvivantes. Tout alentour, des parois de granit fermaient cette fosseimmense, et l’île en forme de bête couchée, dégarnie jusqu’auxpieds, montrait ses derniers soubassements noirs. Il y en avaitbeaucoup d’autres aussi, d’autres blocs qui s’étaient tenus cachéssous les eaux à mer haute, et qui maintenant se faisaient voir,surgissaient, avec leurs longues garnitures d’algues, pendantescomme des chevelures mouillées. Sur la plaine sombre, on enapercevait de posés partout, dans d’étranges attitudes deréveil.

L’air froid était rempli de la senteur âcre dugoémon. La nuit venait lentement, de son pas silencieux de loup, ettous ces grands dos de pierre commençaient à faire songer à destroupeaux de monstres. Nous prenions les berniques au boutde nos couteaux, et nous les mangions toutes vivantes, en mordant àmême dans nos tartines, ayant faim tous deux, nous dépêchant definir, de peur de ne plus y voir.

« Ce n’est plus si bonqu’autrefois », dit Yves quand il eut tout mangé, « etpuis il me semble que je me sens triste ici… Quand j’étais petit,je me rappelle que ça m’arrivait de temps en temps, la même chose,mais pas si fort que ce soir. Allons-nous-en,voulez-vous ? »

Alors, moi, je lui répondis étonné del’entendre :

« Des manières de moi que tu prends là,mon pauvre Yves !

– Des manières de vous, vousdites ? »

Et il me regarda avec un long souriremélancolique, qui m’exprimait de sa part des choses nouvelles,indicibles. Je compris ce soir-là qu’il avait beaucoup plus que jene l’aurais pensé des manières de moi, des idées, dessensations pareilles aux miennes.

« Tenez, continua-t-il, comme suivanttoujours le même cours de pensées, savez-vous une chose quim’inquiète souvent quand nous sommes si loin, en mer ou dans cespays de là-bas ? Je n’ose pas vous dire… C’est l’idée que jepourrais peut-être mourir et qu’on ne me mettrait pas dans notrecimetière d’ici. »

Et il montrait de la main la flèche del’église de Plouherzel, qu’on apercevait au-dessus des falaises degranit, très loin, comme une pointe grise.

« Ce n’est pas pour la religion, vouscomprenez bien ; car, moi, vous savez, je n’aime pas beaucouples curés. Non, une idée que j’ai comme ça, je ne peux pas vousdire pourquoi. Et, quand j’ai le malheur de penser à cette chose,ça m’empêche d’être brave. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer