Mon frère Yves

LXXVIII

Un jour, le démon de l’alcool revint passersur leur route. Yves rentra avec ce mauvais regard trouble dontMarie avait peur.

C’était un dimanche d’octobre. Il arrivait dubord, où on l’avait mis aux fers, disait-il ; et il s’étaitéchappé parce que c’était injuste. Il semblait très exaspéré ;son tricot bleu était déchiré et sa chemise ouverte.

Elle essayait de lui parler bien doucement, dele calmer. C’était précisément une belle journée de dimanche ;il faisait un de ces temps rares d’arrière-automne qui ont unemélancolie paisible et exquise, qui sont comme un dernier repos dusoleil avant l’hiver. Elle s’était habillée dans sa belle robe etsa collerette brodée, elle avait fait la grande toilette du petitPierre, comptant qu’ils iraient tous les trois se promener ensembleà ce beau soleil doux. Dans la rue, des couples de gens du peuplepassaient, endimanchés, s’en allant sur les routes et dans les boiscomme au printemps.

… Mais non, rien n’y faisait ; Yves avaitprononcé l’affreuse phrase de brute qu’elle connaissait sibien : « Je m’en vais retrouver mes amis. » C’étaitfini !

Alors, sentant sa pauvre tête s’en aller dedouleur, elle avait voulu tenter un moyen extrême : pendantqu’il regardait dans la rue, elle avait fermé la porte à doubletour et caché la clef dans son corsage. Mais lui, qui avait comprisce qu’elle venait de faire, se mit à dire, la tête baissée, lesyeux sombres :

« Ouvre !… ouvre !…M’entends-tu ? je te dis de m’ouvrir ! »

Il essaya de secouer cette porte sur sesferrures ; quelque chose le retenait encore de la briser, – cequ’il eût pu faire sans peine. Et puis, non, il voulait que safemme, qui l’avait fermée, vînt elle-même la lui ouvrir.

Et il tournait dans cette chambre, avec sonair de grand fauve, répétant :

« Ouvre !… M’entends-tu ? je tedis de m’ouvrir ! »

Les bruits joyeux du dimanche montaient dansla rue. Les femmes à grande coiffe passaient au bras de leurs marisou de leurs amants. Le beau soleil d’automne les éclairait de salumière tranquille.

Il frappait du pied et répétait cela à voixtrès basse :

« Ouvre !… je te dis dem’ouvrir ! »

C’était la première fois qu’elle essayait dele retenir par force, et elle voyait que cela réussissait mal, etelle avait étrangement peur. Sans le regarder, elle s’était jetée àgenoux dans un coin et disait des prières, tout haut et très vite,comme une insensée. Il lui semblait qu’elle touchait à un momentterrible, que ce qui allait arriver serait plus affreux que toutesles choses d’avant. Et petit Pierre, debout, ouvrait tout grandsses yeux profonds, ayant peur lui aussi, mais ne comprenantpas.

« Non, tu ne veux pas m’ouvrir ?…Oh ! mais je l’arracherai alors ! Tu vasvoir ! »

Une secousse ébranla le plancher, puis onentendit un grand bruit sourd, horrible. Yves venait de tomber detout son haut. La poignée par laquelle il avait voulu prendre cetteporte lui était restée dans la main, arrachée, et alors, lui, avaitété jeté à la renverse sur son fils, dont la petite tête avaitporté, dans la cheminée, contre l’angle d’un chenet de fer…

Ah ! Ce fut un changement brusque. Mariene priait plus ; elle s’était levée, les yeux dilatés etfarouches, pour ôter son petit Pierre des mains d’Yves, qui voulaitle relever. Il était tombé sans crier, ce petit enfant, tout saisid’être blessé par son père ; le sang coulait de son front etil ne disait rien. Marie, le tenant serré contre sa poitrine, pritla clef dans son corsage, ouvrit d’une main et poussa la portetoute grande.. Yves la regardait, effrayé à son tour ; – elles’était reculée et lui criait :

« Va-t’en ! va-t’en !va-t’en ! »

Pauvre Yves, – voilà qu’il hésitait àpasser ! Il cherchait à mieux comprendre. Cette porte qu’onlui ouvrait maintenant, il n’en voulait plus ; il avait lesentiment vague que ce seuil allait être quelque chose de funeste àfranchir. Et puis ce sang qu’il voyait sur la figure de son fils etsur sa petite collerette… Oui, il cherchait à mieux comprendre, às’approcher d’eux. Il passait sa main sur ses tempes, sentant qu’ilétait ivre, faisant un grand effort pour démêler ce qui étaitarrivé… Mon Dieu, non ! Il ne pouvait pas ; il necomprenait plus… L’alcool, ses amis qui l’attendaient en bas,c’était tout.

Elle, lui répétait toujours, en serrant sonfils contre sa poitrine :

« Va-t’en !… maisva-t’en ! »

Alors, tournant sur lui-même, il pritl’escalier et s’en alla…

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