Mon frère Yves

LXXXII

… La mer de Corail ! – C’est auxantipodes de notre vieux monde. – Rien que le bleu immense. –Autour du navire qui file doucement, l’infini bleu déploie soncercle parfait. L’étendue brille et miroite sous le soleiléternel.

Yves est là, seul, porté très haut dans l’air,par quelque chose qui oscille légèrement ; – il passe, dans sahune.

Il regarde, sans voir, le cercle sanslimite ; il est comme fatigué d’espace et de lumière. Ses yeuxatones s’arrêtent au hasard, car, partout, tout est pareil.

Partout, tout est pareil… C’est la grandesplendeur inconsciente et aveugle des choses que les hommes croientfaites pour eux. À la surface des eaux courent des soufflesvivifiants que personne ne respire ; la chaleur et la lumièresont répandues sans mesure ; toutes les sources de la vie sontouvertes sur les solitudes silencieuses de la mer et les fontétrangement resplendir.

… L’étendue brille et miroite sous le soleiléternel. Le grand flamboiement de midi tombe dans le désert bleucomme une magnificence inutile et perdue. Maintenant, Yves croitdistinguer là-bas une traînée moins bleue, et il y concentre sonattention, égarée tout à l’heure dans la monotonie étincelante ettranquille ; c’est sans doute la mer qui s’émiette là sur desblancheurs de corail, qui brise sur des îles inconnues, à fleurd’eau, qu’aucune carte n’a jamais indiquées.

….. Comme c’est loin, la Bretagne ! – etles chemins verts de Toulven ! – et son fils !…

Yves est sorti de sa rêverie et il regarde, lamain étendue au-dessus de ses yeux, cette lointaine traînée quiblanchit toujours.

… Il n’a pas l’air d’un déserteur, car ilporte encore le grand col bleu des matelots. Maintenant, il a trèsbien vu ces brisants et ce corail, et, en se penchant un peu dansle vide, il crie pour ceux qui sont en bas : « Des récifspar bâbord ! »

… Non, Yves n’a pas déserté, car le navire quile porte est le Primauguet, de la marine de guerre.

Il n’a pas déserté, car il est toujours auprèsde moi, et, quand il a annoncé de là-haut l’approche de ces récifs,c’est moi qui monte le trouver dans sa hune, pour les reconnaîtreavec lui.

À Brest, ce mauvais jour où il avait voulunous quitter, je l’avais vu passer, en déserteur, portant seseffets de matelot si bien pliés dans un mouchoir, et je l’avaissuivi de loin jusqu’à Recouvrance. J’avais laissé monter Marie,puis j’étais monté, moi aussi, après eux, et, en sortant, ilm’avait trouvé là, en travers de sa porte, lui barrant le passageavec mes bras étendus, – comme jadis à Toulven. Seulement, cettefois, il ne s’agissait plus d’arrêter un caprice d’enfant, maisd’engager une lutte suprême avec lui.

Elle avait été longue et cruelle, cette lutte,et je m’étais senti bien près de perdre courage, de l’abandonner àla destinée sombre qui l’emportait. Et puis elle s’était terminéebrusquement par de bonnes larmes qu’il avait versées, des larmesqui avaient besoin de couler depuis deux jours, – et qui nepouvaient pas, tant ses yeux étaient durs à ce genre de faiblesse.– Alors on lui avait mis sur ses genoux son petit Pierre, quivenait de se réveiller ; il ne lui en voulait pas du tout,lui, le petit Pierre, il lui avait tout de suite passé les brasautour du cou. Et Yves avait fini par me dire :

« Eh bien, oui, frère, je ferai tout ceque vous me direz de faire. Mais, n’importe comment, vous voyezbien qu’à présent, je suis perdu… »

C’était très grave, en effet, et je ne savaisplus moi-même quel parti prendre : – une espèce de rébellion,s’être esquivé du bord étant déjà puni des fers, et trois joursd’absence ! J’avais été sur le point de leur dire, après lesavoir fait s’embrasser : « Désertez tous les deux, tousles trois, mes chers amis ; car il est bien tard à présentpour mieux faire : qu’Yves s’en aille sur saBelle-Rose, et vous vous rejoindrez enAmérique. »

Mais non, c’était trop affreux cela,abandonner à jamais la terre bretonne, et la petite maison deToulven, et les pauvres vieux parents !

Alors, en tremblant un peu de maresponsabilité, j’avais pris la décision contraire : rendre lesoir même les avances touchées, dégager Yves des mains de cecapitaine Kerjean, et, dès le lendemain matin, aussitôt le portouvert, le remettre à la justice maritime. Des jours péniblesavaient suivi, jours de démarches et d’attente, et enfin, avecbeaucoup de bienveillance, la chose avait été ainsi réglée :un mois de fers et six mois de suspension de son grade dequartier-maître, avec retour à la paye de simple matelot.

Voilà comment mon pauvre Yves, reparti avecmoi sur ce Primauguet, se retrouvait dans la hune, encoregabier comme devant, et faisant son rude métier d’autrefois.

Debout tous les deux sur la vergue de misaine,le corps penché en dehors dans le vide, mettant une main au-dessusde nos yeux, et, de l’autre, nous tenant à des cordages, nousregardions ensemble, au fond des resplendissantes solitudes bleues,ces brisants qui blanchissaient toujours ; leur bruissementcontinu était comme un son lointain d’orgues d’église au milieu dusilence de la mer.

C’était bien une grande île de corail qu’aucunnavigateur n’avait encore relevée, elle était montée lentement desprofondeurs d’en dessous ; pendant des siècles et des siècles,elle avait poussé avec patience ses rameaux de pierre ; ellen’était encore qu’une immense couronne d’écume blanche faisant, aumilieu des plus grands calmes de la mer, un bruit de chose vivante,une sorte de mugissement mystérieux et éternel.

Partout ailleurs, l’étendue bleue étaituniforme, saine, profonde, infinie ; on pouvait continuer laroute.

« Tu as gagné la double,frère », dis-je à Yves.

Je voulais dire : la double ration de vinau dîner de l’équipage. À bord, cette double est toujoursla récompense des matelots qui ont annoncé les premiers une terreou un danger, – de ceux encore qui ont pris un rat sans l’aide despièges, – ou bien qui ont su s’habiller plus coquettement que lesautres à l’inspection du dimanche.

Yves sourit, mais comme quelqu’un qui retrouvetout à coup un souvenir triste :

« Vus savez bien qu’à présent, le vin etmoi… Oh ! mais ça ne fait rien, il faut me la faire donner,les gabiers de mon plat la boiront toujours… »

En effet, depuis qu’une fois il avait renverséson petit Pierre sur les chenets de la cheminée, là-bas, à Brest,il buvait de l’eau. Il avait juré cela sur cette chère petite têteblessée, et c’était le premier serment solennel de sa vie.

Nous causions là tous deux, dans le bon airpur et vierge, au milieu des voiles légèrement tendues, bienblanches sous le soleil, quand un coup de sifflet partit d’en bas,un coup de sifflet très particulier, qui voulait dire, en langagede bord : « On demande le chef de la hune demisaine ; qu’il descende bien vite ! »

C’était Yves, le chef de la hune demisaine ; il descendit quatre à quatre pour voir ce qu’on luivoulait. – Le commandant en second le demandait chez lui ; –et, moi, je savais bien pourquoi.

Dans ces mers si lointaines et si tranquillesoù nous naviguions, les matelots se trouvaient tous un peubrouillés avec les saisons, avec les mois, avec les jours ; lanotion des durées se perdait pour eux dans la monotonie dutemps.

En effet, l’été, l’hiver, on n’en a plusconscience ; on ne les sait plus, car les climats sontchangés. Même les choses de la nature ne viennent plus lesindiquer ; c’est toujours l’eau infinie, toujours lesplanches, et, au printemps, rien ne verdit.

Yves avait repris sans peine son existenced’autrefois, ses habitudes de gabier, sa vie de la hune, à peinevêtu, au vent et au soleil, avec son couteau et sonamarrage. Il n’avait plus compté ses jours parce qu’ilsétaient tous pareils, confondus par la régularité des quarts, parl’alternance d’un soleil toujours chaud avec des nuits toujourspures. Il avait accepté ce temps d’exil sans le mesurer.

Mais c’était aujourd’hui même que ses six moisde punition expiraient, et le commandant avait à lui dire dereprendre ses galons, son sifflet d’argent et son autorité dequartier-maître. Il le lui dit même amicalement, avec une poignéede main ; car Yves, tant qu’avait duré sa peine, s’étaitmontré exemplaire de conduite et de courage, et jamais hune n’avaitété tenue comme la sienne.

Yves revint me trouver avec une bonne figureheureuse :

« Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit quec’était aujourd’hui ? »

On lui avait promis que, s’il continuait, sapunition serait même bientôt oubliée. – Décidément ce serment qu’ilavait fait sur la tête meurtrie de son petit Pierre, à la fin de lasoirée terrible, lui réussissait au delà de son espoir…

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