Mon frère Yves

LII

Yves, à la fin, parut, marchant droit, cambré,la tête haute, mais l’œil atone, égaré. Il vit sa femme, mais passasans en avoir l’air, lui jetant un mauvais regard trouble.

Ce n’était plus lui, – comme il ledisait lui-même après, dans les bons moments de repentir qu’ilavait encore.

Ce n’était plus lui, en effet : c’étaitla bête sauvage que l’ivresse réveillait, quand sa vraie âme étaitobscurcie et disparue.

Marie se garda de dire un mot, non seulementde faire un reproche, mais même de supplier. Il ne fallait riendire à Yves dans ces moments où sa tête était perdue : ilserait reparti encore. Elle savait cela ; elle était pliée àce silence.

Elle suivit, tête basse, sous la pluie,traînant par la main petit Pierre, qui tâchait de pleurer encoreplus doucement depuis qu’il avait vu son père et qui mouillait sespauvres petits pieds dans la boue du ruisseau. Comment avait-ellepu le laisser marcher ainsi, et même le faire sortir, comme cela,avant jour ? À quoi pensait-elle donc ? Où avait-elle latête ?… Et elle le prit à son cou, le réchauffant contre elle,l’embrassant avec amour.

Yves fit mine de passer devant sa porte, pourvoir, – facétie de brute, – puis regarda derrière lui sa femme avecun sourire stupide qui faisait mal, comme pour dire :« C’était une plaisanterie que je te faisais, mais, tu vois,je vais rentrer. »

Elle le suivit de loin, se dissimulant le longdes murs de l’escalier noir, se faisant petite, humble.Heureusement il n’était pas jour encore, et sans doute les voisinsne seraient pas levés pour être témoins de cette honte.

Elle entra après lui dans leur chambre etferma la porte.

Pas de feu, un air de misère qui prenait aucœur.

La chandelle allumée, Marie vit qu’Yves avaitencore tout déchiré ses vêtements neufs, qu’elle avait une premièrefois raccommodés avec tant de soin ; et puis son grand colbleu était froissé et maculé, et son tricot à raies, les maillesrompues, bâillait sur sa poitrine.

Il allait et venait, tournant comme une bêteenfermée, dérangeant, chavirant brusquement les choses qu’elleavait rangées, les morceaux de pain qu’elle avait économisés.

Elle, ayant recouché leur enfant dans sonberceau et l’ayant bien couvert, faisait semblant de s’occuper deschoses de leur ménage. Il fallait avoir un air naturel dans cescas-là ; autrement, si on semblait trop s’occuper de lui, ils’exaspérait tout à coup, comme un fauve qui a senti le sang ;et il voulait repartir. Et, quand une fois il avait dit :« Eh bien, je m’en vais ! Je m’en vais retrouver mescamarades ! » il s’en allait avec un entêtement debrute ; il n’y avait plus ni force, ni prières, ni larmescapables de le retenir.

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