Mon frère Yves

XIII

Nous marchions toujours, toujours, avec toutesnos voiles, vers le sud.

Maintenant, c’étaient des nuées de damiers etd’autres oiseaux de mer qui voyageaient derrière nous. Ils noussuivaient étonnés et confiants, depuis le matin jusqu’à la nuit,criant, se démenant, volant par courbes folles, – comme pour noussouhaiter la bienvenue à nous, autre grand oiseau aux ailes detoile, qui entrions dans leur domaine lointain et infini, l’océanAustral.

Et leur troupe grossissait toujours à mesureque nous descendions. Avec les damiers, il y avait les pétrelsgris-perle, le bec et les pattes légèrement teintés de bleu et derose ; – et les malamochs tout noirs ; – et les grosalbatros lourds, d’une teinte sale, avec leur air bête de mouton,avec leurs ailes rigides et immenses, fendant l’air, piaulant aprèsnous. Même on en voyait un que les matelots se montraient : unamiral, oiseau d’une espèce rare et énorme, ayant sur seslongues pennes les trois étoiles dessinées en noir.

Le temps, changé, était devenu calme, brumeux,morne. L’alizé austral était mort à son tour, et la limpidité destropiques était perdue. Une grande fraîcheur humide surprenait nossens. On était en août, et c’était le froid de l’autre hémisphèrequi commençait. Quand on regardait tout autour de soi l’horizonvide, il semblait que le nord, le côté du soleil et des paysvivants, fût encore bleu et clair ; tandis que le sud, le côtédu pôle et des déserts d’eau, était ténébreux…

Par ma grande protection, Yves avait obtenu,pour sa perruche, un compartiment réservé dans une descages à poules du commandant, et il allait chaque soir la couvriravec un vieux morceau de voile, pour qu’elle ne fût pas incommodéepar l’air de la nuit.

Tous les jours, les matelots pêchaient avecleurs lignes des damiers et des pétrels. On en voyait des rangées,écorchés comme des lapins, qui pendaient tout rouges dans leshaubans de misaine, attendant leur tour pour être mangés. Au boutde deux ou trois jours, quand ils avaient rendu toute l’huile deleur corps, on les faisait cuire.

C’était le garde-manger des gabiers, ceshaubans de misaine. À côté des damiers et des pétrels, on y voyaitmême des rats quelquefois, déshabillés aussi de leur peau et penduspar la queue.

Une nuit, on entendit tout à coup se lever unegrande voix terrible, et tout le monde s’agiter et courir.

En même temps, la Sibylle s’inclinaittoujours, toute frémissante, comme sous l’étreinte d’une ténébreusepuissance.

Alors ceux mêmes qui n’étaient pas de quart,ceux qui dormaient dans les faux ponts, comprirent : c’étaitle commencement des grands vents et des grandes houles ; nousvenions d’entrer dans les mauvais parages du sud, au milieudesquels il allait falloir se débattre et marcher quand même.

Et plus nous avancions dans cet océan sombre,plus ce grand vent devenait froid, plus cette houle étaiténorme.

Les tombées des nuits devenaient sinistres.C’étaient les parages du cap Horn : désolation sur les seulesterres un peu voisines, désolation sur la mer, désert partout. Àcette heure des crépuscules d’hiver, où on sent plusparticulièrement le besoin d’avoir un gîte, de rentrer près d’unfeu, de s’abriter pour dormir, – nous n’avions rien, nous, – nousveillions, toujours sur le qui-vive perdus au milieu de toutes ceschoses mouvantes qui nous faisaient danser dans l’obscurité.

On essayait bien de se faire des illusions dechez soi, dans les petites cabines rudement secouées, oùvacillaient les lampes suspendues. Mais non, rien de stable :on était dans une petite chose fragile, égarée, loin de touteterre, au milieu du désert immense des eaux australes. Et, audehors, on entendait toujours ces grands bruits de houle et cettegrande voix lugubre du vent qui serrait le cœur.

Et Yves, lui, n’avait guère que son pauvrehamac balancé, où, une nuit sur deux, on lui laissait le loisir dedormir un peu chaudement.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer